Dirigé par Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky.
Ce que la migration fait aux langues
L’enjeu autour de la langue française et autour des langues parlées par une population étrangère est aujourd’hui largement politisé, pris dans le tournant sécuritaire de l’actuel gouvernement des migrations en France. La dernière loi immigration et intégration de janvier 2024 a ainsi fait de la langue l’un des leviers déterminants de l’intégration, en conditionnant l’octroi d’un titre de séjour long à la réussite d’un examen de français, là où aujourd’hui la simple participation effective à une formation linguistique est requise (voir le numéro dédié de De Facto Actu, 2023).
La langue devient ainsi vectrice d’inégalités entre immigrés, selon qu’ils sont francophones ou pas, introduisant dans leur demande de papiers des biais langagiers, mais aussi géographiques et économiques puisque les formations de français ne sont pas accessibles sur tout le territoire national. A contrario, les langues étrangères sont les grandes oubliées des politiques migratoires. D’une façon générale, le primo-arrivant rencontre la langue de souveraineté nationale, celle du pays d’accueil, et le plus souvent il ne la comprend pas ou très mal. Les politiques de traduction et d’interprétariat en France sont très insuffisantes, elles ne garantissent ni l’accès à l’information, ni l’accès aux droits ou aux soins. L’exclusion par la non compréhension de la langue est donc chose courante.
En réduisant les langues à leur valeur informative, les politiques linguistiques font l’objet d’un investissement politique et budgétaire minimum. Elles ne sont traduites qu’aux moments clés de la demande d’asile : entretiens en préfecture, à l’OFPRA , à la CNDA , où « [les demandeurs d’asile] sont informés, dans une langue qu’ils comprennent ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent » ( directive européenne dite « procédures » 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26.06.2013).
Pourquoi une telle indifférence aux langues ? est-ce intentionnel ? Les langues de la migration sont rarement considérées comme un atout ou une ressource dans une France de plus en plus multilingue, où l’arabe dialectal est par exemple la seconde langue parlée. Paradoxalement, les langues sont très rarement reconnues comme telles, comprises, entendues pour ce qu’elles sont : non pas seulement la langue étrangère à « traduire » pour en tirer les informations utiles mais comme langue maternelle, comme espace des affects où se tisse le rapport au monde. Par ailleurs, maîtriser l’information ou être traduit dans son récit d’asile à l’écrit ou bien interprété lors des audiences est une question vitale pour l’étranger. Aujourd’hui ce sont aussi les nœuds de la langue, les malentendus qui questionnent les dysfonctionnements de l’asile et du droit.
Dans ce paysage linguistique défaillant, il s’agit de réfléchir à ce que font les migrations contemporaines aux langues, à leurs recompositions et inventivités. Celles-ci portent dans leurs nouveaux lexiques l’empreinte linguistique des trajectoires mais aussi les traces de violences et de résistances (Saglio-Yatzimirsky et Galitzine-Loumpet, 2022). Entre les problématique de l’apprentissage du français, celui de l’interpétariat, les juridictions de l’asile, l’accès au soin, la question des langues est aujourd’hui au cœur de ce qui se joue dans les migrations et dans l’intégration.
Ce numéro sera ainsi l’occasion de questionner l’ambiguïté des politiques migratoires dans le traitement de la question des langues. Il sera également question de mettre en lumière les nouvelles recherches et projets, alors que les questions de langues, de traduction, de médiation font l’objet de formations croissantes. Il devient difficile aujourd’hui de mener des recherches sur la migration, dans les terrains de frontières, avec les associations sans prendre en compte l’importance des langues, des subjectivités et des résistances.