Comment l’humour peut-il servir l’information ?

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Samedi 16 novembre, le Club de la presse de Bretagne célébrait son cinquantième anniversaire par un festival à Rennes. J’ai eu le plaisir de participer à leur table ronde sur la place de l’humour dans le journalisme aux côtés de Sébastien Liebus, fondateur du Gorafi, Marine Baousson, humoriste sur France Inter et le duo de drag queens Freak Adelfe et Marie Babette. Contre toute attente, nous avons été très sérieux·ses, et la richesse de nos échanges m’a donné envie d’explorer la question plus en profondeur. Quelques réflexions sur la place de l’humour dans ce drôle de métier.

Du contexte et des repères

L’humour dans le journalisme est presque aussi vieux que le journalisme. Dès la création de la presse écrite, que l’on situe au début du XVIIe siècle, des journaux satiriques apparaissent en Angleterre. Chez nous, il faut attendre la monarchie de Juillet. On considère que le premier journal satirique illustré, c’est Le Charivari, fondé par Charles Philipon. Celui-ci a beaucoup utilisé la caricature pour se moquer du roi Louis-Philippe et de la bourgeoisie. L’humour est donc d’abord visuel, et devient une façon pour le peuple de s’identifier aux idées de contestation. Pour autant, on ne fait pas que se marrer : la censure n’est jamais bien loin et certains caricaturistes sont parfois emprisonnés pour leurs travaux.

On peut considérer que la presse satirique s’installe durablement à partir de 1915, avec la création en pleine guerre du Canard enchaîné. Dans les années 1960, des journaux comme Hara-Kiri poussent l'irrévérence encore plus loin, avec un humour radical et provocateur, et ouvrent la voie à Charlie Hebdo. À la télévision, Les Guignols de l’info et Groland poursuivent cette tradition dans les années 1980 et 90.

Le numérique, à partir des années 2010, change ce paysage. En 2012, Le Gorafi fait son apparition et propose un humour parodique absurde inspiré du ton sérieux des médias traditionnels. En parallèle, la radio et la télévision accueillent des humoristes : Guillaume Meurice sur France Inter puis à Nova, Bertrand Chameroy chez C à Vous… Un moyen de mêler actualité et dérision pour élargir l’audience et rendre l’info plus accessible. Enfin, sur TikTok, les journalistes utilisent l’humour pour aborder des sujets complexes auprès d’un public jeune et moins habitué aux médias classiques.

Question de confiance

Commençons par nous poser une question simple : quelle différence entre journalistes et humoristes ? Les humoristes peuvent utiliser l’actualité dans le but de faire rire. Les journalistes, quant à eux·elles, peuvent utiliser le rire dans le but d’informer. Si le rire ne sert pas l’information, alors rien ne sert de s’évertuer à l’utiliser, au risque de trahir la mission journalistique. « Le fait que l’on me confonde avec un journaliste est extrêmement préoccupant », relevait Guillaume Meurice auprès de Salomé Saqué, sur Blast, le 16 avril 2024. Le rôle d’un·e journaliste est d’abord de transmettre l’information. Avec drôlerie, pourquoi pas si celui ou celle-ci a des prédispositions pour l’humour, mais ce n’est pas le cœur du sujet. 

Une fois les périmètres de chacun·e définis, tout n’est pas réglé. Dans cet article du Nieman Lab, les chercheur·euses Sara Ödmark et Nicolaï Jonas soulignent : « Lors du premier mandat de Donald Trump, les publics ont commencé à considérer l'objectivité journalistique comme un problème lorsqu'il s'agissait de rendre compte de toutes les absurdités qui se produisaient. Les gens trouvaient les humoristes meilleurs pour couvrir sa politique parce qu'ils pouvaient dénoncer les absurdités d'une manière plus directe, contrairement aux journalistes. » Si les publics préfèrent s’informer par le biais des humoristes, alors comment s’en sortir ? 

D’après ce rapport de FT Strategies sur les attentes des nouvelles générations en matière d’information, la réponse passerait par trois critères : la transparence, la crédibilité et l’affinité. Pour chacun d’eux, le rire, ou du moins, le simple fait de se montrer sous un jour plus humain peut offrir un appui pertinent. Loin d’être une panacée, l’humour permettra ainsi sans doute de créer des liens émotionnels et de désamorcer la distance qui peut exister entre journalistes et lecteur·ices.

Aucun de ces médias n’est spécifiquement satirique ou parodique. Pour autant, loin de brouiller les pistes, chacun casse l’image de journalistes déconnecté·es restant sur leur piédestal. Cela renforce leur communauté et l’engagement de celle-ci. Une stratégie d'autant plus précieuse que le modèle des médias repose de plus en plus sur l’engagement direct des lecteur·ices et abonné·es.

Quand l'humour devient excluant

Là où le rire peut montrer ses limites, c’est lorsqu’il est toujours employé par les mêmes personnes : des hommes, blancs, hétérosexuels, la trentaine, parisiens… Les médias qui les emploient utilisent souvent les termes « poil à gratter », « irrévérencieux », « sale gosse » pour décrire leur ton. C’est un humour qui se distingue par une attitude un peu provocante, un détachement et un cynisme apparent, qui donne l’impression d’une maîtrise intellectuelle et culturelle supérieure. Pour celles et ceux qui ne partagent pas ces codes, cela peut donner l’impression d’être face à un club fermé qui se regarde lui-même avec complaisance.

En voulant se démarquer par un humour décalé, on affiche souvent une irrévérence de surface qui, plutôt que de questionner fondamentalement la société, se contente de piques et de commentaires ironiques qui n’ébranlent pas le statu quo. Souvent, cet humour quasi cynique repose sur des références culturelles largement partagées dans les milieux privilégiés, marginalisant sans le vouloir les perspectives de minorités ou d'autres publics. Ce type d’irrévérence peut paradoxalement renforcer l’entre-soi du milieu, entretenant une image d’élite intellectuelle au lieu d'élargir l'accessibilité du contenu.

Pour éviter de passer complètement à côté de ses vannes ou de se montrer excluant, même malgré soi, la solution réside dans le changement de perspective. Dans le fait d’intégrer plus de femmes et de personnes racisées et issues des minorités au sein des rédactions. Une démarche qui ne permet pas seulement d’affiner l’humour, mais d’améliorer chaque aspect du travail journalistique : enquêter, expliquer, raconter, présenter.

⟶ L’Association des journalistes antiracistes et racisé·es (AJAR), l’Association des journalistes LGBTI (AJL), l’association Prenons la Une et l’Association des femmes journalistes de sport proposent de nombreuses ressources à destination des rédactions pour un journalisme plus inclusif. 

Plus ludique que drôle

Aujourd’hui, l’humour direct tend (c’est notre sentiment) à s’estomper au profit de formes plus ludiques et accessibles. On peut supposer que la crise de la confiance, le contexte très inflammable de tout contenu partagé sur les réseaux sociaux, le risque de backlash (et peut-être l’épisode de la Ligue du Lol, groupe privé composé — en partie — de journalistes dont l’humour toxique mélangeait moqueries, sarcasmes et humour « élitiste ») sont des raisons pour lesquelles un tournant a pu être pris. Si les journalistes semblent aujourd’hui moins enclin·es à vouloir provoquer le rire, ceux·celles-ci cherchent en revanche de plus en plus à simplifier des sujets complexes en ayant recours par exemple à des accessoires et à un ton plus léger, notamment dans des vidéos à destination des réseaux sociaux. Ici, tout le tour de magie consiste à faire simple sans être simpliste.

💡

Et concrètement ?

Constatant

une décroissance de son public de lycéen·nes

, Alternatives Économiques a fait le choix de recruter le journaliste

Rudy Pupin

pour animer

son compte TikTok

. Le magazine compte aujourd’hui près de 120 000 abonné·es sur la plateforme et les vidéos dépassent régulièrement les centaines de milliers de vues. Ce succès réside notamment dans l’inventivité quant à la façon d’illustrer le propos : Rudy Pupin utilise régulièrement des Playmobils, de la pâte à modeler, du faux sable ou du riz pour expliquer ses sujets. Autant d’objets du quotidien et de bricolages qui permettent à l’audience de s’approprier les sujets et de s’informer sans même s’en rendre compte. 

 ▻ « Je passe un temps fou à choisir les bons accessoires et à faire des découpages pour être sûr à la fois de parler à tout le monde et de respecter la rigueur journalistique. »

Rudy Pupin ; La Revue des médias

.

En 2021, le quotidien Le Parisien a quant à lui fait appel à

Mathieu Hennequin

, journaliste alors âgé de vingt-cinq ans, pour imaginer et incarner des contenus vidéos à destination de la plateforme TikTok. Le compte cumule aujourd’hui près d’

un million d’abonné·es

. Reportages insolites, micro-trottoirs, formats d’explication de l’actualité avec une voix-off… Dès son lancement, le compte s’est distingué par sa capacité à accrocher l’audience en utilisant des ressorts comiques comme des blagues, de l’auto-dérision, des références à des tendances issues d’Internet. Tout le travail d’équilibriste consiste à trouver le juste dosage pour ne pas causer de lassitude chez les spectateur·rices.

« Au début, mes chefs me trouvaient trop frileux. Ils me disaient “lâche-toi, il faut que ce soit marrant. Je me demande toujours à quel point telle vanne sert le compte et s’inscrit dans l’intérêt du journal. Si j’incarne, ce n’est pas par égo. »

Mathieu Hennequin ; La Revue des médias

.

Extraits de notre tour d’horizon sur la vidéo à destination des réseaux sociaux.

L'humour comme signature éditoriale

Pour les médias émergents, souvent portés par de petites équipes et soutenus par une communauté engagée, on observe également que le rire devient parfois marqueur d’identité. Il s’agit alors d’un trait d’union, un moyen d’ancrer un lien fort et complice avec leur audience. L’adoption d’un ton informel, spontané et parfois audacieux est une réponse directe à leur modèle : à échelle humaine, ces médias parlent à des publics qu’ils connaissent bien, dans un cadre qui se rapproche plus de la conversation que de l’information descendante. 

Média engagé lancé au Canada en 2003 et arrivé en France en 2020, Urbania a bâti son identité sur une approche résolument incarnée : « L’idée, c’est de venir avec sa personnalité, son engagement et son humour. Tout le challenge consiste à être à la fois irréprochable sur l’info et de réussir à faire rire les gens », explique au micro de LAtelier des médias Florent Peiffer, président du groupe en France. L’enjeu : s’adresser à une communauté qui partage les valeurs et la curiosité du média. Cette proximité permet des audaces éditoriales que de grands médias, plus institutionnels, auraient plus de mal à adopter. 

D’autres médias indépendants, comme Invendable, Climax ou Trash Talk fonctionnent sur des principes similaires, avec un côté garanti sans langue de bois pensé pour résonner avec une communauté déjà investie. Sans les contraintes éditoriales et hiérarchiques des grands groupes, les petites équipes peuvent expérimenter, tester, se tromper et recommencer, sans pour autant compromettre leur lien avec leur audience. C’est même ce qui les rend si authentiques : l’humour n’est pas formaté ou calibré pour plaire à tout le monde. Loin des piques cyniques et de ce côté distant que nous évoquions plus tôt, ces médias émergents adoptent plutôt un ton chaleureux et inclusif. Et dans un paysage saturé où l’info en continu domine, ça fait aussi du bien de rire un bon coup.

Pour aller plus loin

  • Incarnation, recrutement de jeunes personnes, adaptation des contenus existants… Voici comment plusieurs médias français et internationaux se sont mis à la vidéo sur les réseaux sociaux.
  • Dans notre podcast Chemins, nous avons reçu Lauren Boudard, co-fondatrice de la piquante newsletter TechTrash et de Climax, une newsletter d’actualités sur le changement climatique lancée en mai 2021. Un an plus tard, Climax est passée des boîtes mail aux boîtes à lettres avec un fanzine « plus chaud que le climat ». Est-il vraiment plus simple de rentabiliser un produit papier plutôt qu’une newsletter ? Comment engager sa communauté ?
  • Les biographies permettent au lectorat d’en savoir plus sur les journalistes derrière les papier
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Marine Slavitch