Fuite en avant politique en Turquie - IRIS

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En matière de libertés démocratiques, il semble que nous ne soyons jamais à l’abri du pire en Turquie où la situation politique continue à se détériorer de façon préoccupante.

Dernier rebondissement en date, l’arrestation spectaculaire du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, et de 96 de ses proches (9 sont encore recherchés par la police), élus et maires d’arrondissement d’Istanbul, au petit matin du 19 mars. Les accusations notifiées à son encontre sont graves puisqu’elles portent sur des affaires de corruption (« à la tête d’une organisation criminelle à but lucratif ») ainsi que sur des contacts et des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qualifié de terroriste par les autorités turques. Rien de moins. Si les charges n’étaient pas si caricaturales, elles pourraient prêter à sourire, mais elles sont bien réelles et porteuses de lourdes conséquences pour l’avenir du pays. Au matin du 23 mars, la première des accusations a été retenue contre Ekrem Imamoğlu qui a immédiatement placé en détention.

Ces arrestations s’inscrivent dans l’accentuation d’une dérive liberticide au cours de ces dernières semaines marquées notamment par l’amplification de la répression contre ceux qui osent émettre quelque critique que ce soit à l’égard de la politique conduite par Recep Tayyip Erdoğan. Multiplication d’arrestations visant les militants du Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM) doublée de la destitution et de l’incarcération de plusieurs maires de ce parti, remplacés par des administrateurs nommés par le pouvoir central ; même type de mesures contre des responsables et élus locaux du Parti républicain du peuple (CHP), le principal parti d’opposition ; placement sous contrôle judiciaire de deux dirigeants de l’Association des industriels et hommes d’affaires de Turquie (TÜSIAD), le principal syndicat patronal turc dont les membres représentent environ la moitié du revenu national privé du pays ; arrestation et emprisonnements de nombreux journalistes et artistes. La liste s’allonge jour après jour, puisqu’il s’agirait de 50 000 arrestations en moins de six mois. Une situation qui ne manque pas d’accentuer la dégradation des libertés fondamentales, déjà en piètre état depuis plusieurs années.

Les dernières arrestations ne viennent donc pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. En dépit de quelques timides progrès, la situation économique très dégradée depuis plusieurs années ne s’améliore pas significativement et pèse lourdement sur les citoyens turcs, notamment les catégories les moins aisées, créant un sourd mécontentement. Les conséquences politiques de cette situation sont d’ores et déjà visibles comme l’a attesté le résultat des élections municipales de mars 2024, au cours desquelles le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, a subi sa première défaite électorale en perdant la plupart des grands centres urbains du pays au profit du CHP.

Depuis, ce parti, incarné par Ekrem Imamoğlu, représente la potentielle alternance à Erdoğan. C’est pourquoi il est visé par l’appareil judiciaire depuis plusieurs années : cinq procédures sont déjà en cours à son encontre qui lui ont valu plusieurs condamnations, traitées en appel actuellement. Outre vingt-cinq ans d’emprisonnement, il encourt une peine d’inéligibilité qui pourrait l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle de 2028. Son arrestation puis sa mise en détention, marque une nouvelle étape dans la volonté des autorités de tout faire pour lui barrer la route au moment où il devait être investi candidat à l’issue d’une consultation des militants de son parti prévue le 23 mars. La manœuvre s’avère parfaitement organisée. La veille au soir de son arrestation, l’Université d’Istanbul annulait son diplôme universitaire, vieux de trente ans… alors que la constitution turque stipule que tout candidat à la présidence de la République doit justifier de quatre années d’études universitaires. Le matin de son arrestation, le débit internet était ralenti, des stations de métro fermées, des rues barrées et l’accès à certains lieux publics bloqué. Enfin, l’interdiction de manifestations dans la ville jusqu’au 23 mars était signifiée par le gouverneur de la ville. Le président du CHP n’hésitait pas à dénoncer, avec quelque exagération, un coup d’État.

Dans ce contexte, le cours de la bourse d’Istanbul chutait, la livre turque perdant 12 % dans la seule journée du 19 mars, obligeant la Banque centrale à injecter au total près de 13 milliards de dollars pour stabiliser les taux de change.

Le pouvoir, se sentant visiblement pousser des ailes en raison du succès des forces autoritaires qui caractérise désormais la situation internationale, prend ainsi beaucoup d’initiatives pour tenter de recomposer le champ politique de la pire des manières. Il n’y parviendra probablement pas, même si aujourd’hui trois dirigeants, ou ex-dirigeants, de parti, se trouvent sous les verrous. Selahettin Demirtas, ancien dirigeant du parti kurdiste, en prison depuis 2016, Ümit Özdag président d’un parti d’extrême droite nationaliste depuis janvier 2025 et donc désormais Ekrem Imamoğlu.

Cela, à un moment où des rumeurs bruissent d’éventuelles élections anticipées, voire d’un projet de modification constitutionnelle qui permettrait à Recep Tayyip Erdoğan de briguer un troisième mandat présidentiel alors que la constitution actuelle le limite à deux. Au vu de la situation économique dégradée et du mécontentement social latent, une élection présidentielle anticipée n’est probablement pas l’option la plus probable, sauf à embastiller pour plusieurs années celui qui apparait comme son rival le plus sérieux. L’hypothèse d’une modification constitutionnelle renvoie à une autre dimension, qui concerne les alliances politiques. Pour modifier la constitution turque, deux procédés sont envisageables.

Le premier est un vote parlementaire nécessitant une majorité des deux tiers, soit 400 députés sur 600. Le second, est le vote d’un amendement constitutionnel, soumis ensuite à référendum, qui nécessite les trois cinquièmes des voix des députés, soit 360. Or ces deux procédures sont impossibles à mettre en œuvre aujourd’hui au vu des rapports de force au sein du parlement, puisque l’alliance entre le parti de Recep Tayyip Erdoğan et le parti d’extrême droite nationaliste totalise 319 députés. Dans les deux cas, ces règles constitutionnelles induisent la question du vote des députés du parti kurdiste, fort de 57 députés.

Se pose alors la résolution de la question kurde dont on se souvient qu’une nouvelle séquence a été ouverte le 25 février par l’appel d’Öcalan au dépôt des armes de son organisation, le PKK, et à l’autodissolution de celui-ci. Pour s’acquérir le vote de tout ou partie du vote kurdiste au parlement il faudrait, a minima, que le pouvoir formalise de véritables propositions et engage un dialogue résolu pour parvenir à un compromis négocié. Pour l’instant, il n’en est rien, publiquement tout du moins. Le président turc se contente de phrases générales sur la fraternité des peuples et sur l’impérieuse obligation de ne faire aucune concession aux terroristes du PKK, son ministre de la Défense exige pour sa part le dépôt des armes et l’autodissolution du PKK sans faire la moindre proposition en contrepartie. On ne voit pas pourquoi le DEM envisagerait alors le vote d’une hypothétique modification constitutionnelle. La voie est étroite pour le président turc, car il sait parfaitement que des concessions aux forces kurdistes lui alièneraient les votes nationalistes turcs, pourtant nécessaires à son maintien au pouvoir qui constitue désormais sa principale motivation politique. Ces contradictions, difficilement surmontables, reflètent en réalité l’extrême polarisation de la société turque.

L’arrestation d’Ekrem Imamoğlu et sa mise en détention décidée le 23 mars s’expliquent aussi par la tentative de Recep Tayyip Erdoğan de briser la popularité croissante de ce dernier. L’effet inverse se produit ! Il s’agit ensuite de rendre impossible une convergence approfondie entre le CHP et le DEM qui renforcerait la puissance de l’opposition dans la perspective des futures échéances électorales. Mais sa tentative de disjoindre les deux partis en agitant la carotte d’éventuelles concessions aux forces kurdistes est, à ce jour, un échec puisque le DEM apporte sa pleine solidarité à Ekrem Imamoğlu.

Reste désormais à évaluer la résistance des mobilisations citoyennes dont l’ampleur donne une indication puisque ce sont des centaines de milliers de manifestants qui se regroupent tous les soirs depuis l’arrestation du maire d’Istanbul. La jeunesse y prend une place essentielle et la radicalité des mots d’ordre indique qu’une partie de la population veut en finir avec l’ordre conservateur et liberticide instauré par le régime de Recep Tayyip Erdoğan.

Coordonnées
Coline Laroche