Frank O. Gehry, disparu le 05 décembre 2025, laisse une œuvre qui a transformé la relation entre architecture, sculpture et perception. Sculpteur d’espaces autant qu’architecte, il a déplacé le centre de gravité de la discipline : du volume vers la surface, du rigide vers le fluide, du construit vers le mouvant. À Bilbao, Los Angeles, Paris ou Minneapolis, il a fait de l’enveloppe bâtie un terrain d’expérimentation plastique, nourri par l’art — de Michel-Ange à Bernini, de Serra à Oldenburg, de Vermeer à Issey Miyake. Cette exploration théorique et formelle, marquée par l’usage pionnier de l’informatique (Digital Project) et par un goût profond pour les plis, les voiles et la fragmentation, a ouvert un nouveau chapitre de l’architecture contemporaine. Loin du simple spectaculaire, son œuvre exprime l’émotion, la fragilité, la mémoire du geste, et la capacité de l’architecture à « parler de son temps tout en désirant l’intemporalité ». Hommage à Frank O. Gehry (1929-2025) : maître des plis, des voiles et des formes libres en architecture !
I. Frank Gehry : une vie façonnée par le geste et l’expérimentation
Né Frank Owen Goldberg en 1929 à Toronto, Gehry garde de son enfance deux influences fondatrices : la menuiserie de son grand-père et l’immersion dans un univers d’objets, de textures et de matières. Arrivé en Californie adolescent, il y découvre un climat artistique effervescent. À l’University of Southern California, puis à Harvard, il s’ouvre à l’urbanisme, mais surtout au climat d’innovation et d’audace qui régnait alors dans la région.
Très tôt, il refuse la rigidité moderniste. « Si je savais où je vais, je ne le ferais pas », répétera-t-il toute sa vie. Cette incertitude revendiquée constitue la matrice de son travail : maquettes bricolées, assemblages improvisés, essais, déformations, manipulations de matière.
Dans les années 1970-1980, Gehry affine un langage encore fragmentaire : maisons expérimentales (la Maison Gehry à Santa Monica), premiers bâtiments éclatés, superpositions d’objets hétérogènes. L’influence des artistes est décisive : les volumes enchâssés de John Chamberlain, les compositions de Morandi, les objets monumentaux d’Oldenburg. Gehry comprend que l’architecture peut être un champ d’art total.
À partir des années 1990, son agence devient un laboratoire de recherches où maquettes matérielles et outils numériques coexistent. L’adaptation du logiciel CATIA, issu de l’aéronautique, marque un tournant : les surfaces libres, les plis, les membranes deviennent calculables, donc constructibles.
Son œuvre, sans perdre sa spontanéité de sculpteur, entre dans une nouvelle dimension.
II. L’évolution d’un langage : du volume aux plis, de l’objet au souffle
Frank Gehry a progressivement déplacé l’architecture du volume vers la surface, du massif vers le mobile. Ce glissement se comprend en six grands mouvements formels.
1. Fragmentations et juxtapositions
Dans ses premiers bâtiments emblématiques — la Maison Winton, le Weisman Museum, le siège de Vitra — Gehry assemble des volumes distincts comme un sculpteur juxtapose ses formes. Les influences de Michel-Ange (le travail « dans la masse »), de Laurens, Chamberlain ou Morandi sont évidentes.
Chaque partie d’un programme devient une entité expressive. L’architecture cesse d’être homogène : elle devient une nature morte tridimensionnelle.
2. Les grands volumes courbes
Le tournant vers les surfaces galbées s’amorce dans les années 1990. À Bilbao, trois proues-navires de titane émergent comme des sculptures. L’effet de glissement de la lumière sur les courbes, déjà décrit par Jacques Lipchitz, devient un matériau à part entière.
Gehry explore une architecture-frontière entre l’objet et l’animal, entre la géométrie et l’organique : le poisson de Barcelone, la tête de cheval de Berlin, les toitures-tentacules d’Eurodisney.
CATIA permet la double courbure. Le monde n’est plus orthogonal.
3. Les parois autonomes
Avec le Walt Disney Concert Hall (Los Angeles), les murs se libèrent du volume. Ils se dressent comme les grandes plaques d’acier de Richard Serra : indépendants, flottants, parfois presque inutiles structurellement.
Le bâtiment devient un théâtre de surfaces, un espace de déplacement phénoménologique. Gehry, passionné de voile, revendique l’influence des bateaux, des toiles courbes aperçues chez Van der Velde. L’architecture acquiert un mouvement figé, une tension interne.
4. Les enveloppes pliées : naissance du langage des plis
À partir de la résidence Lewis et, plus tard, de l’Experience Music Project (Seattle), les plis ne sont plus des accidents : ils deviennent le langage.
Le velours rouge de la maquette Lewis agit comme révélation. Le matériau plié, froissé, tombant de lui-même, produit des formes imprévisibles. Gehry comprend que les plis peuvent raconter une émotion.
Les influences se multiplient :
- Bernini et le drapé baroque,
- Sluter et les pleurants ducale,
- Robert Morris et ses Felt Pieces, où la gravitation façonne la matière souple,
- l’Aurige de Delphes, qui émeut profondément l’architecte.
L’enveloppe devient une peau sensible, expressive, presque vivante.
5. Prolifération des membranes repliées
Dans des projets comme Weatherhead (Cleveland), Bard College ou la clinique Lou Ruvo (Las Vegas), les plis se multiplient jusqu’à créer un chaos maîtrisé.
La surface se retourne, se tord, se froisse, comme les poteries de George E. Ohr.
Les façades semblent habillées de métal textile.
Gehry dit alors :
« J’ai étudié les plis sculptés par Bernini… Mon intention était de traduire une émotion architecturale sans user d’ornements historiques. »
6. Les surfaces aériennes et flottantes
C’est l’aboutissement de sa recherche : les voiles du Pavillon Pritzker, les rubans métalliques de l’Hôtel Marqués de Riscal, les écrans de verre de la Fondation Louis Vuitton. Ces surfaces flottantes n’appartiennent plus au bâtiment : elles forment un monde parallèle, suspendu, lumineux, mobile.
Gehry cite Vermeer (les plis amidonnés du châle blanc) et Issey Miyake (les plis permanents du polyester). L’architecture devient textile, souple, dansante. Elle semble respirer.
III. Héritage et influence : ce que Gehry a changé pour toujours
1. Le pouvoir symbolique des bâtiments
Le « Bilbao effect » condense ce que Gehry a apporté : un bâtiment peut transformer une ville, créer un imaginaire, générer un destin.
L’architecture ne se contente plus de loger : elle raconte, elle attire, elle rayonne, elle devient un média.
2. Une nouvelle grammaire du sensible
En privilégiant la surface plutôt que la masse, en donnant au métal la souplesse du tissu, Gehry a réintroduit dans l’architecture :
- le mouvement,
- l’émotion,
- l’instabilité féconde,
- la dimension tactile, quasi corporelle,
- une « peau » plus qu’un mur.
Le lien avec la psychanalyse du « moi-peau » (Anzieu) évoqué par Fischbach prend ici une profondeur étonnante : les enveloppes de Gehry agissent comme des interfaces sensibles, entre ombre et lumière, dedans et dehors, perception et mémoire.
3. Son influence sur la pratique architecturale
Gehry a ouvert la voie :
- aux surfaces libres,
- à la modélisation numérique avancée,
- à l’hybridation entre art et architecture,
- à l’iconicité assumée mais exigeante,
- à l’idée que le bâtiment peut être un geste, un drapé, un souffle.
Aujourd’hui encore, dans le monde entier, architectes et étudiants citent Gehry non comme un style, mais comme une libération : la permission d’être inventif, audacieux, sensible, poétique.
Un héritage de lumière, de courbes et de liberté
Frank Gehry aura été l’un des rares architectes à créer non pas un style, mais une révolution du regard.
Là où d’autres construisaient des murs, il a créé des voiles.
Il a sculpté des peaux, là où d’autres dessinaient des volumes.
Là où d’autres cherchaient la stabilité, il a révélé la beauté du mouvement figé.
Son œuvre continue d’émouvoir parce qu’elle parle au corps autant qu’à l’œil, à la mémoire autant qu’à la raison. À sa manière, Gehry aura donné à l’architecture ce qu’il voyait chez Bernini :
la capacité à exprimer une émotion sans jamais renoncer à la matière.
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Hakim Aoudia.