Dans l’industrie agro-alimentaire comme dans celle des compléments alimentaires, le concept « all-in-one » prend une ampleur considérable. Que ce soit dans les compléments alimentaires ou dans les solutions alimentaires prêtes à consommer, la tendance est à l’intégration : tous les apports essentiels doivent tenir dans un seul geste, une seule dose, un seul produit.
Cette mutation s’inscrit à la croisée d’un phénomène de foodification – la transformation de la nutrition en format moderne, pratique et stylisé – et d’une société tournée vers le toujours plus : plus rapide, plus complet, plus intelligent, plus efficace.
L’innovation est au cœur de cette dynamique : formulations multi-actifs, packaging design, marketing de la ritualisation, storytelling bien-être. Mais cette promesse d’efficacité absolue pose, en creux, une autre question : que perd-on lorsque l’on cherche à optimiser la nutrition au point de la réduire à un seul produit ?
Le all-in-one dans les compléments alimentaires : l’essor du « un geste par jour »
Une nouvelle génération de formules en un geste
Depuis quelques années, un nombre croissant de marques de compléments s’affranchissent du modèle traditionnel basé sur la multiplication des gélules ou autres galéniques. Les routines quotidiennes comptant parfois 8, 10 voire 15 gélules à avaler sont remplacées par un nouveau rituel plus fluide : un sachet à diluer, une poudre à mélanger, une boisson à siroter.
On emprunte clairement aux codes de la nutrition sportive (shaker, poudre, geste du matin), mais en les appliquant à un usage bien-être, destiné à la fois aux sportifs, aux urbains actifs et à la génération Z, qui reste au cœur de toutes les attentions (au détriment d’autres générations et peut-être bien à tort, mais je vous en reparlerai plus tard). Cette tendance du all-in-one n’a certainement pas fini de s’étendre.
Quelques exemples récents ?
- NUORO : chaque sachet contient une formule de 71 ingrédients actifs (vitamines, minéraux, probiotiques, enzymes digestives, adaptogènes, champignons fonctionnels). « Un seul sachet = 14 gélules » est même la promesse. Leur communication insiste sur la simplicité (« un seul geste par jour ») et sur le fait de « combler les carences » du quotidien.
- IM8 : la formule « Daily Ultimate Essentials » revendique 92 nutriments dans une boisson prête, capable de remplacer jusqu’à 16 compléments classiques.
- Onday : une marque française qui propose un complément « tout-en-un » en poudre-boisson, 40+ nutriments, fabriqué en France, mis en avant le geste simple du matin (« versez, secouez, buvez »).
- Cuure avec sa formule Onely : « 1 dose quotidienne, 82 actifs, 200 bénéfices ». Une autre déclinaison du all-in-one, dans un format minimaliste (un sachet, un geste) et une promesse ultra-complète.
Arrêtons-nous un instant sur IM8 : d’après un communiqué de Prenetics, la marque lancée par David Beckham connait la croissance la plus rapide de l’histoire des compléments alimentaires et devrait atteindre 108 millions de dollars de CA sur ses 11 premiers mois d’existence.
Toutes promettent un apport global : vitamines, minéraux, adaptogènes, probiotiques, enzymes digestives, acides aminés, extraits de plantes… Une seule dose suffirait à couvrir ce que l’on consommait auparavant via plusieurs produits distincts.
Ce modèle arrive à point nommé pour des consommateurs saturés par les compléments : certains avalent chaque matin une poignée de capsules, sans toujours comprendre ce qu’elles contiennent. La promesse du tout-en-un est donc double : simplifier la routine et maximiser l’efficacité.
À cela s’ajoute un imaginaire de performance : on transforme le selfcare en rituel presque athlétique, avec un kit stylisé (shaker, cuillère en acier, gourde design…), des visuels premium, un discours technologique. Finie la boîte de pilules qui renvoie à la pharmacie : place à un objet de lifestyle, qui s’affiche, se transporte et se partage.
Le all-in-one répond aussi à la logique marketing du « toujours plus » fonctionnel (ou « feature creep ») qui consiste à ajouter des bénéfices (trop ?), des fonctionnalités ou des promesses à un produit pour le rendre plus attractif et générer une perception de valeur supérieure. Les marques de dentifrice (telles que Signal Intégral 8) ont été les pionnières de cette stratégie.
Ce format séduit ainsi deux profils :
• la Gen Z, amatrice d’habitudes rapides, digitales, efficaces ;
• les gros consommateurs de suppléments, qui souhaitent simplifier leur quotidien tout en restant très supplémentés.
Les limites que l’on commence à entrevoir
Mais derrière la promesse d’intégralité se dissimule un paradoxe. L’alimentation – même dans sa dimension micro-nutritionnelle – ne se résume pas à des nutriments. La prise de compléments reste un « geste fonctionnel », et l’idée qu’un seul produit puisse remplir tous les besoins interroge.
Les risques ?
- Une illusion de complétude : chacun a des besoins différents, qui évoluent dans le temps.
- Une modification du lien sensoriel, qui « déconvivialise » l’alimentation : boire un sachet ne créera jamais le même rapport que manger des aliments variés et solides.
- Une « médicalisation » du bien-être : même en poudre alimentaire, cela reste un produit transformé à vocation santé.
- Un coût élevé : la praticité et l’innovation se paient cher. 89,90 € les 30 jours de cure pour Onely, 79 € pour Nuoro, 130 € pour le Daily Ultimate Essential d’IM-8.
Le tout-en-un se heurte donc à une frontière : apaiser le perfectionnisme nutritionnel, oui ; remplacer l’alimentation, certainement pas.
Dans l’agroalimentaire : le repas réduit à l’essentiel
Le rapprochement entre nutritionnel et alimentaire n’est pas nouveau. La tendance du tout-en-un a d’abord émergé dans le secteur de la minceur, au travers des célèbres substituts de repas. Le plus ancien et le plus connu est sans conteste Slim Fast, créé en… 1977, qui a atteint son pic entre 1990 et 2004 et a été racheté en 2000 par Unilever.
Ces solutions nutritionnelles se sont longtemps positionnées sur la perte de poids : remplacer un repas solide par une boisson a été présenté comme une preuve de discipline, voire de modernité.
Puis est arrivée au milieu des années 2010 une nouvelle génération de produits, rebaptisés smart-food, qui revendique désormais une vision élargie : la nutrition quotidienne simplifiée. Parmi eux, on peut particulièrement citer :
- Soylent (États-Unis) : créée en 2013, pour offrir une “complete nutrition” sous forme de boisson poudre/ready-to-drink.
- Feed. (France) : fondée par Anthony Bourbon, marque « smart-food » qui propose barres, boissons, repas-substitut, vegan, sans gluten, sans lactose.
Ces marques considèrent qu’il n’est plus nécessaire de cuisiner pour être bien nourri : un repas peut se boire, une barre peut suffire. Une idée taillée pour les étudiants pressés, les nomades urbains, les actifs plongés dans le « toujours plus vite ». Et pas uniquement les personnes en quête de minceur comme au temps de Slim Fast.
À ces pionniers s’ajoutent désormais des innovations encore plus ciblées, comme Liquid+. Cette marque américaine propose une sorte de « salade liquide » : fruits, légumes, fibres, super-aliments en un sachet, à boire n’importe où. En 30 secondes, on absorberait l’équivalent d’une assiette équilibrée.
Ici encore, le moteur principal de l’innovation est clair : le gain de temps. Cuisiner devient un luxe. Le repas s’efface au profit de la performance : se nourrir vite, bien, sans friction. Manger glisse d’un moment de plaisir à un acte optimisé.
Mais cette vision hyper-fonctionnelle soulève un problème profond : manger ne se réduit pas à s’alimenter. Mâcher, sentir, partager : une grande partie de la digestion comme de la sociabilité passe par ces gestes. Ce que l’on gagne en minutes, on risque de le perdre en plaisir, en variété, en lien au vivant. Des études scientifiques sont d’ailleurs menées sur les effets liés au « manger mou » et démontrent notamment que la mastication réduite modifie la santé intestinale en altérant le microbiote, ce qui peut perturber la digestion et la santé générale.
Une schizophrénie alimentaire… nourrie par l’obsession de la santé parfaite
Lorsque l’on met en regard les compléments all-in-one et les smart-foods, une contradiction apparaît nettement : nous voulons aller toujours plus vite, mais avec un résultat nutritionnel parfait.
La montée du tout-en-un coïncide avec le perfectionnisme nutritionnel. Jamais l’idée d’un apport optimal, calibré, scientifiquement complet n’a été autant valorisée. Certains s’appuient sur des bilans sanguins, des diagnostics personnalisés. D’autres agissent par prévention ou par peur du manque. Dans les deux cas, le all-in-one vient apporter une forme de rassurance qui murmure « j’ai fait ce qu’il fallait ».
La double aspiration — contrôle total de son bien-être et simplification extrême de son quotidien — est profondément paradoxale. Elle reflète un rapport moderne à l’alimentation où le « geste minimal » devient une vertu, et où la cuisine, la mastication, la convivialité sont perçues comme du temps perdu.
L’avenir du tout-en-un : vers une nutrition augmentée, mais pas dénaturée
La tendance du all-in-one ne relève plus de l’effet de mode : elle traduit une évolution profonde d’un rapport à la nutrition. Dans un monde où chaque minute compte, où le bien-être devient performance, où l’individu se vit comme un « projet » à optimiser, il était presque inévitable que la nutrition se transforme elle aussi en solution rapide, calibrée, intelligente.
Demain, ces produits pourraient devenir de véritables interfaces de santé personnalisée. On peut déjà imaginer des formulations ajustées en temps réel selon des biomarqueurs, des analyses sanguines connectées, ou même selon notre rythme circadien. Le all-in-one nutraceutique du matin ne servirait plus simplement à « soutenir la vitalité », mais à prévenir une carence identifiée, à moduler l’inflammation, ou à adapter l’énergie selon la journée qui s’annonce. Une approche développée par LinkedNutri avec MyNuméa en 2021.
Cette perspective ouvre des horizons fascinants. Ceux d’une nutrition plus juste, plus précise, plus efficace que jamais.
Mais elle pose dans le même temps une question fondamentale : jusqu’où veut-on réduire l’alimentation ? Le temps est la référence clé : on a commencé à en gagner sur les courses avec l’apparition des drive-in, puis des abonnements de courses livrée automatiquement et /ou via des listes prédictives, puis avec les « meal kits » pour préparer des repas clés en mains ou, gain de temps supplémentaire, par la livraison de repas déjà prêts.
Les all-in-one alimentaires suivent cette logique de gain de temps, cette-fois si sur l’ingestion. Et demain ? Pourquoi pas gagner du temps aussi sur l’étape d’après, à savoir la digestion ? Et imaginer les aliments en perfusion, soit la nutrition clinique parentérale mise à disposition du grand public, ne paraît pas une totale utopie. La preuve : les anglo-saxons (comme Reviv ou Intravita par exemple) explorent déjà des concepts qu’ils qualifient « d’IV nutrition » (IV = Intra Veinous).
Mais si le corps peut se contenter de nutriments, l’humain, lui, a besoin de textures, de chaleur, de partage, d’évasion. Le repas n’est pas un protocole : c’est un rituel. C’est un langage universel, qui raconte un pays, une famille, une histoire personnelle. C’est un des derniers liens concrets entre la nature et nous.
Les produits all-in-one ont leur place : comme facilitateurs du quotidien, comme soutien nutritionnel fiable, comme réponse ponctuelle à la vitesse du monde moderne. Mais ils ne devront jamais devenir le standard exclusif.
Notre futur alimentaire se jouera dans l’équilibre :
- entre la technologie et le vivant,
- entre la performance et le plaisir,
- entre le geste efficace et le geste sensible.
Si croquer dans une pomme restera toujours plus signifiant que d’avaler une formule qui la contient, cela ne retire en rien la place des compléments alimentaires dans une approche nutritionnelle globale : le all-in-one nutraceutique a cette place car il complète, comme son nom l’indique, l’alimentation.
Celle du all-in-one food pose plus question, car il est positionné comme substitut de repas. Et donc, à nouveau comme son nom l’indique, destiné à remplacer l’alimentation.
Le all-in-one est à la fois une réponse au temps rapide et une invitation à repenser notre rapport à l’alimentation. Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau produit, mais d’un nouveau geste nutritionnel — avec ses promesses d’innovation, mais aussi ses zones d’ombre. Si l’innovation veut changer notre manière de nous nourrir, elle devra veiller à ne jamais nous enlever l’envie de vraiment manger. Alors oui, pour la génération Z et les gros consommateurs de suppléments, le « kit stylé » est séduisant. Mais si on gardait aussi à l’esprit que la simplicité ne doit pas devenir la fin de l’expérience alimentaire ?