Alors que la majorité des entreprises migrent leurs données vers le Cloud public, la société Amadeus et Inria explorent en parallèle une autre vision du Cloud : des données qui resteraient dans les entreprises, et seraient partagées et échangées via une plateforme ouverte et sécurisée. Cette technologie est développée dans le cadre du projet européen DXP (Data Exchange Platform), financé par l’État dans le cadre de France 2030 et piloté par Claudia-Lavinia Ignat (Inria) et auquel participe Eric Canamas (Amadeus), directeur en charge des projets et partenariats européens au sein de la R&D du Groupe.
Pourquoi avez-vous décidé de travailler sur la décentralisation des données ?
Éric Canamas : L’innovation technologique a toujours été le moteur de notre croissance. Amadeus connecte entre eux les acteurs de l’écosystème du tourisme (compagnies aériennes et ferroviaires, aéroports, hôtels, agences de voyage…), grâce à ses systèmes de recherche de trajets, de réservation, d’enregistrement, de gestion des tarifs, etc. Nous améliorons ces systèmes en permanence, et la gestion des échanges de données en environnement fortement décentralisé fait partie de nos pistes prioritaires.
Claudia-Lavinia Ignat : Plusieurs équipes-projets Inria mènent déjà des travaux sur ce sujet, en particulier les trois impliquées dans DXP : Loreley (*), au Centre Inria de l'Université de Lorraine, Cedar au Centre Inria de Saclay et Magellan au Centre Inria de l’Université de Rennes. Pour elles, c’est une occasion d’appliquer leurs recherches sur un cas réel à très grande échelle : Amadeus est présente dans 190 pays et compte parmi ses clients plus de 400 compagnies aériennes et plus de deux millions d’hôtels !
De plus, le projet bénéficie de soutiens financiers de Bpi France (Banque publique d’investissement) et au niveau européen, du PIEEC Cloud (Projet important d'intérêt européen commun), qui vise à renforcer l’autonomie numérique et technologique de l'Europe dans le Cloud.
Aujourd’hui, le Cloud est structuré autour des data centers, en particulier ceux des Gafam. Pourquoi sortir de ce modèle ?
E.C. : Nous ne sortons pas de ce modèle, nous essayons de le compléter. En effet, la centralisation des données propose des solutions performantes et s’enrichit désormais d’algorithmes d’IA. Mais la décentralisation des écosystemes de données permet d’implémenter des mécanismes de résilience et de protection des données à des échelles mieux adaptées aux multiples attentes des acteurs impliqués.
Nous participons ainsi au PIIEC Cloud avec le projet DXP pour explorer des solutions technologiques prometteuses, focalisées sur des aspects clés des échanges de données, comme la gestion de la confiance et le contrôle d'accès. Cependant, il est trop tôt pour savoir si nous pourrons les convertir un jour en produits. Mais si c’est le cas, nous voulons les maîtriser afin de pouvoir les proposer à nos clients.
C-L.I. : Au-delà des enjeux cruciaux de souveraineté des données, le modèle centralisé présente des fragilités face aux attaques et aux pannes. Si le serveur principal est impacté, toutes les données qu’il stocke sont compromises. Rappelez-vous l’incendie des locaux de l’hébergeur OVH à Strasbourg, en 2021 : 3,6 millions de serveurs web ont été touchés. Cet enjeu de sécurité est une autre raison d’étudier la décentralisation des données.
À terme, à quoi ressemblera la solution DXP que vous développez ?
C-L.I. : Chacune des entités conservera ses données sur son propre système d’information. Mais grâce à la plateforme, il pourra les partager et les échanger avec des utilisateurs de confiance bien identifiés ; par exemple, une compagnie aérienne pourrait dialoguer avec des services de taxis. Il n’y aura donc pas d’autorité centrale, mais des collaborations dites « de pair à pair » ; pas de data center géant, mais des données distribuées, consommées directement à la source, avec un coût de déploiement réduit et une moindre vulnérabilité du système dans son ensemble.
E.C. : Notre objectif est de simplifier les échanges entre acteurs de la mobilité et du tourisme. La solution DXP permettra de mettre en relation ces acteurs au sein d'écosystèmes distribués, afin de standardiser et de développer de nouvelles solutions permettant d'améliorer l'expérience des voyageurs.
Enfin, comme pour notre plateforme actuelle, nous comptons sécuriser ces échanges de données. Aujourd’hui, il peut y avoir une méfiance, et parfois nos clients s’interdisent de partager avec d’autres certaines données qui mériteraient d’être exploitées en commun. Il y a des opportunités à saisir, des marchés à ouvrir.
Sur le plan technique, quels sont les défis à relever ?
C-L.I. : Les équipes-projets Inria en ont identifié trois. D’abord, l’interopérabilité : comment la plateforme doit-elle nommer et structurer les données qu’elle gère sous un vocabulaire commun – ce qu’on appelle une ontologie – sachant que les milliers d’acteurs du tourisme qui l’utiliseront ont chacun leur propre terminologie ? Par exemple, quelle logique commune adopter pour décrire les multiples taxes qui s’appliquent à un billet d’avion ?
Deuxième défi, la sécurité : comment chiffrer et authentifier les messages et demandes d’informations de ces milliers d’acteurs, en l’absence de contrôle centralisé ? Quel système de clés publiques et privées pour sécuriser les transactions ? Par exemple, si monsieur Bernard Dupont réserve un vol puis une chambre d’hôtel, comment s’assurer qu’il s’agit du même individu ?
Enfin, nous travaillons sur la réplication et l’optimisation géodistribuée. Pour que les applications de la plateforme soient performantes, il faut répliquer certaines données dans des mémoires caches, situées physiquement à proximité des processeurs qui les traiteront. Comment optimiser cette répartition en fonction des puissances de calcul disponibles, de la capacité des réseaux, des besoins des clients selon l’heure et la région du monde, etc. ?
Tout cela semble complexe par rapport au modèle centralisé…
E.C. : Oui, d’autant que nous voulons des temps de réponse satisfaisants pour des systèmes opérationnels, pour n’importe quelle requête et en tout point du globe ! Mais à ses débuts, toute technologie émergente se heurte à des difficultés inédites ; il faut s’y confronter. Ce projet avec Inria doit nous permettre de documenter, décrire, simuler cette solution de gestion décentralisée, puis de mettre en place les premiers outils chez Amadeus à moyen terme. Nous ne voulons pas seulement défricher le sujet ; l’objectif est de faire évoluer nos services.
(*) L’équipe-projet Loreley est commune au CNRS, à Inria et à l’Université de Lorraine, au sein du Centre Inria de l’Université de Lorraine et du Laboratoire lorrain de Recherche en Informatique et ses Applications (CNRS/Université de Lorraine)
Les acteurs du projet DXP
Chez Amadeus : Éric Canamas, directeur en charge des projets et partenariats européens au sein de la R&D du groupe, participe activement au projet. Il est épaulé ponctuellement par des experts métiers (gestion des données, architectures…) pour répondre aux questions techniques d’Inria.
Chez Inria :
- Claudia-Lavinia Ignat, directrice de recherche et responsable de l’équipe-projet Loreley, coordonne le projet et les travaux sur les mécanismes de sécurité pour des environnements distribués et leurs applications sur des données sémantiques. Elle participe aussi à la conception des mécanismes de réplication de données.
- Ioana Manolescu, directrice de recherche et responsable de l’équipe-projet Cedar, pilote les travaux sur les ontologies et leurs combinaisons avec les mécanismes de contrôle d’accès.
- Shadi Ibrahim, chargé de recherche Inria et membre de l’équipe-projet Magellan, pilote les travaux sur la réplication des données et l’optimisation des flux de tâches géodistribuées.
Autre partenaire associé : Maxime Buron, membre du laboratoire LIMOS, qui représente l’Université Clermont Auvergne.
En savoir plus
- Interview with Sylvain Roy (CTO) : How Amadeus’ technology is leveraged across travel industry (vidéo en anglais), Amadeus, 4/10/2024.
- France 2030 : la stratégie nationale cloud s’enrichit d’un nouvel appel à projets pour renforcer l’offre française et européenne de services cloud, ministère de l'Économie et des Finances, 22/3/2024.
- Alvearium, le projet de cloud pair à pair - Parlons recherche (vidéo), interview de Claudia-Lavinia Ignat sur ses recherches, Inria, 27/8/2025.
- Claudia Ignat, architecte de la collaboration pair-à-pair en confiance, Inria, 7/7/2021.