Après la doctrine Monroe, le temps de la doctrine MAGA
Vendredi 5 décembre, la Maison-Blanche a publié sa « Stratégie de sécurité nationale ». Ce document marque l’avènement d’une nouvelle doctrine géopolitique américaine qu’il convient d’appeler par son nom : la doctrine MAGA.
Après la doctrine Monroe, qui définit depuis 1823 la politique d’influence américaine dans l’hémisphère occidental, nous assistons à l’émergence d’un paradigme qui bouleverse profondément les équilibres établis depuis 1945.
« Dans tout ce que nous faisons, nous mettons l’Amérique d’abord », déclare Donald Trump dans l’introduction. Mais le président entend surtout « en finir avec l’époque où les États-Unis soutenaient l’ordre mondial tout entier, tel Atlas », et revendique de tourner la page des décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale. Une rupture assumée, qui prend pour cible première un allié de toujours : l’Europe.
L’Europe dans le collimateur
Le document ne prend pas de gants avec le Vieux Continent, décrit comme « menacé d’un effacement civilisationnel ». « Si les tendances actuelles se poursuivent, le continent sera méconnaissable dans 20 ans », affirme Trump. Washington dénonce pêle-mêle « les politiques migratoires qui transforment l’Europe, la censure de la liberté d’expression et la répression de l’opposition politique, la chute des taux de natalité, ainsi que la perte des identités nationales ». Le texte prédit même qu’« il est fort probable que, d’ici quelques décennies, certains membres de l’OTAN deviennent majoritairement non européens ».
Cette charge brutale n’est pas une surprise. Elle prolonge les déclarations du vice-président JD Vance, qui affirmait à Munich en février dernier que « la liberté d’expression recule en Europe ». Le texte se félicite ouvertement de « l’influence croissante de partis européens patriotiques » — comprendre : Meloni, Orbán, et l’AfD allemande. Trump veut voir ses politiques anti-immigration mises en œuvre sur le continent européen.
La réaction européenne oscille entre indignation et résignation. Le chef de la diplomatie allemande a souligné que son pays n’avait pas besoin de « conseils venus de l’extérieur ». Mais la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, a tempéré en reconnaissant que certaines critiques américaines étaient « fondées » — aveu révélateur de l’impuissance européenne.
Le « corollaire Trump » à la doctrine Monroe
Le deuxième pilier de cette nouvelle doctrine concerne l’Amérique latine. La « Stratégie de sécurité nationale » prône explicitement « la suprématie américaine » dans la région, et présente ce qu’elle nomme
le « corollaire Trump » à la doctrine Monroe : « Les États-Unis doivent occuper une position prééminente dans l’hémisphère occidental pour garantir leur sécurité et leur prospérité. »
Concrètement, cela signifie un « réajustement » de la présence militaire américaine en Amérique centrale et du Sud, afin de contrer l’immigration illégale, le narcotrafic et les « régimes présumés hostiles ». Le déploiement naval au large du Venezuela illustre déjà cette politique. L’objectif : s’assurer l’accès aux ressources stratégiques (terres et métaux rares) et stabiliser les gouvernements pour « prévenir les migrations massives vers les États-Unis ».
« L’ère des migrations de masse doit prendre fin. La sécurité des frontières est l’élément principal de la sécurité nationale », martèle le document. Cette obsession migratoire innerve l’ensemble de la stratégie de l’administration — les mesures récentes concernant les cartes vertes de ressortissants de 19 pays en témoignent.
Un isolationnisme sélectif
Paradoxalement, cette doctrine prône le désengagement de certains théâtres jugés secondaires, tout en maintenant un activisme diplomatique intense. Donald Trump recommande « un éloignement des théâtres dont l’importance relative pour la sécurité nationale américaine a diminué ». Le Moyen-Orient et l’Afrique sont à peine évoqués.
Sur la Chine, le ton est ferme mais pragmatique : l’accent est mis sur la concurrence économique plutôt que sur l’affrontement idéologique. Le Japon et la Corée du Sud sont sommés de faire davantage pour soutenir Taïwan. Quant à la Russie, Moscou a accueilli « favorablement » cette doctrine, qu’elle juge « globalement conforme » à sa vision.
Ne nous y trompons pas : aussi bancale soit-elle, la doctrine MAGA marque une rupture historique.
Elle exprime une lassitude profonde d’une partie de l’Amérique face aux engagements hérités de 1945, une volonté de redéfinir la puissance américaine, et un rejet viscéral du système multilatéral. Que cette doctrine survive ou non au-delà de Trump, elle aura durablement ébranlé l’ordre libéral international. Les Européens feraient mieux d’en tirer les conséquences, plutôt que de fantasmer sur un hypothétique « retour à la normale » transatlantique.
Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.