Cet article a été rédigé le 26 décembre 2024. Il est paru le 20 janvier 2025 sur le site du Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (CAREP Paris). Nous le reproduisons ici avec son autorisation.
Depuis une vingtaine d’années, le cours des relations entre Ankara et Damas est un révélateur de l’évolution des rapports de forces géopolitiques régionaux, au sein desquels la Turquie cherche à s’affirmer comme un acteur désormais incontournable. Rétrospective et perspectives…
Début des années 2000 : les relations turco-syriennes à l’aune de l’affirmation régionale d’Ankara
L’agression de l’Irak par l’impérialisme étatsunien en 2003 influença considérablement la politique régionale de la Turquie. En effet, son refus de satisfaire à la demande de George W. Bush de déployer 62 000 soldats sur le sol turc pour attaquer l’Irak par le nord exprime assez clairement la volonté turque de se démarquer de la politique fomentée par les néoconservateurs de Washington. En plus de courir le risque d’un isolement régional du pays, le Parti de la justice et du développement (AKP), au gouvernement à Ankara depuis seulement le mois de novembre 2002, ne pouvait s’opposer frontalement à son électorat, très majoritairement contre la guerre et la politique extérieure des États-Unis.
Au grand dam de Washington, on assiste alors à une réarticulation de la politique régionale de la Turquie, qui se manifeste par un spectaculaire réchauffement des relations avec son voisin syrien si longtemps honni, et avec lequel une crise majeure avait failli déboucher, en septembre 1998, sur un affrontement armé entre les deux pays. La venue du ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül à Damas au mois d’avril 2003 et la visite de Bachar Al-Assad à Ankara en janvier 2004, premier chef d’État syrien à se rendre en Turquie, sont autant d’indications de ce rapprochement. Lors de ces visites, la véritable surprise n’est pas tant venue des déclarations syriennes que du jeu diplomatique de la Turquie qui, malgré le courroux affirmé des dirigeants étatsuniens[1], réserva à ses invités un accueil particulièrement cordial. Ankara et Damas avaient tout à gagner d’une amélioration de leurs relations. La Turquie y voyait l’occasion de redorer son image au sein des mondes arabes ; la Syrie y discernait un avantage stratégique, un rapprochement avec Ankara contribuant à conjurer le funeste destin que lui prédisaient les dirigeants néo-conservateurs de Washington.
La fluidification des relations entre les deux pays explique par exemple l’acceptation par les dirigeants syriens du fait que la Turquie endosse le rôle de facilitateur avec l’État hébreu, au cours de quatre sessions de pourparlers à partir de 2008. Cet exercice, qui a finalement échoué, n’a été possible durant plusieurs mois que parce que la Turquie jouissait de la confiance des deux parties ennemies, et illustrait assez bien la diplomatie de médiation alors très prisée au sein du ministère des Affaires étrangères turc.
Au niveau strictement bilatéral, la signature d’un accord de libre-échange entré en vigueur en 2007, la suppression des visas entre les deux pays, l’organisation de conseils des ministres communs ou la création d’un Conseil de coopération stratégique en septembre 2009 indiquent l’ampleur de la réconciliation entre les deux États. On assista même à la réactivation d’anciens réseaux économiques dans la zone frontalière, dont on peut supposer qu’ils auraient pu prendre de la consistance dans les années suivantes en favorisant l’émergence régionale de villes comme Alep ou Gaziantep, si la guerre civile n’était advenue.
En réalité, ce spectaculaire rapprochement avec la Syrie est le signal de la percée de la Turquie au niveau régional. La multiplication des initiatives politiques allait de pair avec un déploiement économique sans précédent – c’est ce qu’acta le cinquième Forum de coopération turco-arabe, réuni à Istanbul au mois de juin 2010, en créant une zone de libre-échange entre la Turquie, la Syrie, le Liban et la Jordanie. Quelques mois plus tard, en novembre 2010, en visite officielle au Liban, Recep Tayyip Erdoğan proposa la création au Moyen-Orient d’un espace « Shamgen » – jeu de mots construit à partir de « Sham », autre nom de la ville de Damas[2].
Ce nouveau cours de sa politique extérieure permet à Ankara d’acquérir dans les opinions publiques arabes une popularité d’un niveau jamais encore atteint. On se souvient que, en janvier 2009, Erdoğan n’hésita pas à quitter spectaculairement le Forum économique de Davos, s’estimant défavorisé dans le temps de parole qui lui était octroyé par rapport à celui de Shimon Peres, qui participait à la même table ronde. Le secrétaire général de la Ligue des États arabes, l’Égyptien Amr Moussa, également présent, ne jugea pas, quant à lui, utile de quitter le débat. Par son attitude, Erdoğan exprimait d’une certaine manière les vexations et les frustrations du monde musulman, ce qui lui valut en son sein une réelle popularité, certains médias arabes n’hésitant pas à le comparer, hâtivement, à Gamal Abdel Nasser.
Cette aura sera encore renforcée en mai 2010 lors de la crise entre la Turquie et Israël après l’épisode du Mavi Marmara, du nom du navire amiral d’une flottille de huit bateaux affrétés par des organisations humanitaires turques qui s’étaient fixé pour objectif de briser pacifiquement le blocus illégal mis en œuvre par les autorités israéliennes à l’encontre de la bande de Gaza, et qui entraîna l’intervention des forces spéciales de l’armée israélienne dans les eaux internationales. L’assaut israélien – qui s’apparente à un acte de piraterie – se solda par la mort de neuf ressortissants turcs qui se trouvaient sur le bateau.
Ainsi, la décennie 2000 marque une véritable inflexion et la prise de conscience par la Turquie de sa puissance potentielle et de sa capacité à peser sur son environnement régional.
Les conséquences de l’onde de choc politique des soulèvements arabes et de la guerre civile syrienne
À partir de l’hiver 2010-2011, quand une onde de choc politique se propage dans les mondes arabes, la Turquie marque un moment d’hésitation : faut-il maintenir les liens avec les régimes en place ou, au contraire, s’engager dans le soutien aux mouvements de contestation ? C’est le second choix qui sera finalement opéré, et la diplomatie turque semble alors triompher. Erdoğan effectue ainsi une tournée remarquée en Égypte, en Tunisie et en Libye à l’automne 2011 et, même si les dirigeants turcs n’utilisent jamais eux-mêmes le concept, il est fréquent à l’époque d’évoquer un « modèle turc ».
Il y a au sein des cercles dirigeants de l’AKP la claire volonté de nouer d’étroits partenariats avec la mouvance des Frères musulmans, qui semblent alors en mesure de remporter des victoires significatives dans les pays au sein desquels se développent des processus révolutionnaires. C’est, au passage, contrairement à ce qui est souvent affirmé, plus un phénomène d’opportunité politique saisi par les dirigeants d’Ankara qu’une véritable symbiose idéologique avec les Frères musulmans. Certes, des objectifs politiques peuvent exprimer de véritables convergences, mais ni les histoires, ni les cadres nationaux respectifs, ni les agendas de chacun de ces protagonistes ne coïncident en réalité, et Erdoğan n’a jamais fait partie de la confrérie.
C’est le mouvement révolutionnaire en Syrie qui va rebattre les cartes. Alors qu’un spectaculaire rapprochement s’était manifesté entre Ankara et Damas depuis le début des années 2000, les dirigeants turcs vont être piqués au vif qu’Al-Assad ne prenne aucunement en compte leurs pressants conseils de démocratisation. Dès l’été 2011, après que de multiples missions d’émissaires turcs ont été vainement dépêchées à Damas, le Premier ministre turc va concevoir une sorte d’obsession politique visant à faire chuter le président syrien. À maintes reprises, Erdoğan annonce la fin imminente du régime voisin, déclarant qu’il pourra se rendre bientôt à Damas pour prier à la mosquée des Omeyyades. Il s’agit désormais pour les autorités politiques turques de soutenir activement le mouvement de contestation, et c’est en Turquie que voit le jour le Conseil national syrien (CNS), principal mouvement d’opposition et interlocuteur reconnu de ladite communauté internationale, et qu’il établit son siège en octobre 2011. Sont aussi accueillis de hauts responsables de l’Armée syrienne libre. C’est enfin le début d’un processus d’accueil massif de civils syriens qui fuient les combats et viennent s’installer en Turquie dans des conditions souvent précaires. Soutenant politiquement et militairement diverses composantes de la rébellion, les dirigeants turcs vont jusqu’à montrer une réelle complaisance à l’égard des groupes les plus radicaux qui s’affirment graduellement dans le chaos syrien[3]. Ils cherchent aussi à instrumentaliser la minorité turkmène en dépit de sa faiblesse numérique et organisationnelle. La résilience inattendue du régime de Damas, soutenu à bout de bras par Moscou et Téhéran, notamment à partir de la fin de l’été 2015, mène alors la Turquie dans de terribles difficultés quant à la gestion de cette crise. Certes, nombreux sont les États qui ont commis des erreurs à répétition sur le dossier syrien, mais celles de la Turquie sont singulièrement préoccupantes. Comment en effet porter un véritable crédit au déploiement régional de sa politique si elle n’est pas capable d’évaluer les dynamiques politiques et militaires d’un voisin avec qui elle partage plus de 900 kilomètres de frontières ? C’est le cours de la politique extérieure déployée qui semble en échec.
Voilà pourquoi l’exécutif turc, prenant conscience de son relatif isolement diplomatique, va, au cours de l’été 2016, infléchir radicalement ses positions sur des dossiers essentiels. L’évocation par le président turc, le 4 juillet 2016, à l’occasion des célébrations de l’aïd el-Fitr, de la nécessité de rétablir un dialogue avec la Syrie – pour parler clairement : avec les autorités politiques de Damas – a laissé pantois plus d’un observateur. Après cinq années durant lesquelles Ankara n’a eu de cesse d’exiger le départ immédiat et inconditionnel d’Al-Assad, l’évolution est en effet spectaculaire. Il s’agit, pour les dirigeants turcs, de se replacer dans le jeu diplomatique international en abandonnant leurs prises de position antérieures et d’accepter que la question de l’avenir de Bachar Al-Assad soit abordée à l’issue d’un processus de transition, et non plus d’en exiger le départ préalable. Ensuite, il s’agit de prendre sa place dans la lutte contre les groupes djihadistes, dont certains attentats commis sur le sol turc leur sont attribués, et de participer à la mise en œuvre d’une solution de compromis politique en se rapprochant de Moscou. Les liens et l’influence d’Ankara auprès de multiples groupes armés de l’opposition syrienne vont lui permettre d’occuper une fonction nécessaire à la réussite des initiatives du Kremlin. C’est pourquoi Erdoğan se rend à Saint-Pétersbourg, le 9 août 2016, pour se réconcilier avec Vladimir Poutine, avec lequel la brouille était sérieuse depuis novembre 2015, quand la défense turque avait abattu un aéronef russe dans la zone frontalière turco-syrienne. Cette réconciliation vaudra à la Turquie la possibilité de faire partie du groupe d’Astana, aux côtés de la Russie et de l’Iran[4].
Il convient de revenir brièvement sur ce groupe d’Astana, et plus particulièrement sur l’accord qui décide de mettre en place quatre zones dites « de désescalade », où sera théoriquement interdite l’utilisation de tout type d’armement. Poutine va tenter de piéger Erdoğan en le mandatant pour veiller à la mise en œuvre des décisions dans la province d’Idlib, réceptacle de tous les groupes armés qui ont subi des défaites militaires sous les coups de boutoir russes et iraniens. C’est donc en réalité pour la Turquie une mission impossible, les groupes de rebelles n’étant guère disposés à passer sous les fourches caudines turques. Ankara déploie néanmoins de 13 000 à 15 000 soldats, ce qui permet des contacts réguliers avec les dirigeants de la province, notamment ceux de Hayat Tahrir al-Cham – point qui aura son importance par la suite. Enfin, en dépit de sa relative impuissance, la Turquie reste quand même en mesure de contrôler les flux commerciaux et l’aide humanitaire dans la région.
Un dernier élément déterminant pour la Turquie dans la complexe gestion de la situation syrienne concerne les réfugiés. Fuyant la détérioration catastrophique de la situation dans leur pays, ce sont près de quatre millions de Syriens qui vont affluer vers la Turquie. Cette dernière s’honore de les avoir accueillis, même si parfois dans des conditions difficiles et souvent critiquées. Sur ce dossier, les bonnes consciences européennes sont mal placées pour donner des leçons, tant la lâcheté et la démission et de l’Union européenne ont été patentes. Cet afflux de population entraîne des modifications sociologiques d’ampleur en Turquie, notamment dans le sud-est du pays, et suscite graduellement des tensions politiques instrumentalisées par des partis d’opposition.
Le fait kurde : la hantise turque du Rojava[5] et du PKK
Last but not least, le chaos qui prévaut en Syrie contribue à fortement réactiver la question kurde. Le défi, perçu comme existentiel par Ankara, réside dans le fait que le Parti de l’union démocratique (PYD), projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), s’impose sur tous les autres groupes kurdes syriens et proclame en novembre 2013 une administration autonome, le Rojava, transformée le 17 mars 2016 en système administratif de la Fédération démocratique du Nord-Syrie, et rebaptisé le 1er janvier 2019 Administration autonome pour le nord et l’est de la Syrie (AANES). La Turquie côtoie ainsi à sa frontière une vaste zone contrôlée par le PYD, qu’elle qualifie d’« entité terroriste ». L’affaire se complique quand le PYD fait la preuve que ses branches armées, les YPG et les YPJ – respectivement « Unités de défense du peuple » et « Unités de défense féminine » –, encadrées par le PKK, sont capables de s’opposer victorieusement à l’État islamique (EI) dans les combats au sol, ce qui leur vaut le soutien des puissances occidentales, États-Unis en tête, et de la Russie. Pour autant, la défiance turque à l’égard du dossier kurde a pu être constatée lors du siège de la ville de Kobané (entre septembre 2014 et juin 2015), opposant principalement les forces liées au PYD et les combattants de l’État islamique, siège au cours duquel la Turquie, déployée le long de la frontière et en surplomb de la ville, reste l’arme au pied bien qu’elle fasse partie de la coalition internationale anti-EI. Le président turc va jusqu’à expliquer que, selon lui, le PKK, c’est la même chose que l’EI[6]. La Turquie se trouve donc dans une contradiction majeure, puisque ceux qu’elle considère comme ses ennemis principaux sont dans le même temps soutenus par ses alliés et ses partenaires.
Les responsables politiques turcs ont perçu dans la discrète reprise des relations entre le PKK et les autorités de Damas en 2012 une mesure de rétorsion à l’encontre de leur politique favorable à l’opposition armée syrienne. On a, il est vrai, pu constater une recrudescence des attaques du PKK contre l’armée turque dans le sud-est du pays au cours de l’année 2012. Au-delà des aspects strictement militaires, il apparaît surtout assez clairement que désormais se cristallise une stratégie régionale du PKK qui intègre les Kurdes de Syrie et, dans une certaine mesure, ceux d’Irak.
Considérant que ces paramètres politiques et militaires représentent un fort danger, l’armée turque mène une série d’opérations militaires dans le nord de la Syrie[7], l’objectif étant de mettre en place et de contrôler une bande de sécurité démilitarisée de plusieurs kilomètres de large tout au long de la frontière turco-syrienne et, conséquemment, de repousser les groupes kurdes combattants des YPG et des YPJ le plus au sud possible. L’opération « Source de paix » du mois d’octobre 2019 a probablement été la plus illustrative et la plus foudroyante initiative visant à la concrétisation de ce projet. Profitant de l’annonce du désengagement des États-Unis, et donc de la réduction de leur soutien au PYD, l’armée turque a contraint les forces armées kurdes à reculer rapidement vers le sud pour éviter d’être défaites. Si dans un premier temps le pouvoir syrien considérait l’influence croissante du PYD comme un moyen de faire pression sur la Turquie, la disparition relative de la menace des groupes armés de l’opposition relativisa grandement ce choix tactique.
En réalité, c’est la dialectique intérieure-extérieure de la question kurde qui s’impose aux autorités d’Ankara, puisque l’affirmation régionale du fait kurde et le contrôle d’une vaste zone dans le nord-est de la Syrie par le PYD peuvent encourager en écho la mobilisation des nationalistes kurdes de Turquie. Erdoğan a parfaitement saisi cet enjeu et ne craint d’ailleurs pas d’instrumentaliser ce dossier pour renforcer son contrôle sur les leviers du pouvoir en Turquie même. Ainsi, depuis juillet 2015, le traitement du défi kurde s’est considérablement dégradé en Turquie, confirmant l’option d’une hypothétique solution militaire, totalement illusoire, au détriment de la recherche d’une solution politique.
L’après 8-décembre
C’est à la lumière de ces multiples paramètres qu’il est possible d’évaluer la politique de la Turquie dans la très mouvante conjoncture en Syrie. Les premières annonces des dirigeants turcs après la fuite d’Al-Assad indiquent sans ambiguïté leur satisfaction à l’égard de la nouvelle équation qui prévaut, le président turc déclarant même à plusieurs reprises avoir toujours été du bon côté de l’histoire. Les visites successives à Damas, en moins de deux semaines, de Ibrahim Kalin, chef des services de renseignement turcs (MIT), le 12 décembre, puis de Hakan Fidan, ministre des Affaires étrangères et lui-même ancien chef du MIT durant de nombreuses années, not