Le plan ReArm Europe et la quadrature du cercle entre intégration et souveraineté nationale - IRIS

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Face au déliement de l’Alliance atlantique et aux défis posés par la guerre en Ukraine, les Européens ont annoncé leur intention de se réarmer, en mettant à contribution l’Union européenne (UE). Pour comprendre les dynamiques en cours à Bruxelles, notamment en termes de financements militaires, et pour mettre un peu d’ordre parmi la myriade d’initiatives lancées dans ce domaine au cours des dernières années, un petit pas en arrière est nécessaire.

Le plan ReArm Europe mise sur un financement national plutôt qu’européen

Cela fait en réalité déjà plusieurs années que l’UE a acquis des compétences inédites pour soutenir et consolider la base industrielle de défense européenne. Depuis 2017, elle a adopté différents programmes destinés à financer des projets collaboratifs entre États membres dans ce domaine, parmi lesquels figurent le Fonds européen de la défense (FEDEF) et le futur et le Programme industriel de défense européen (EDIP selon l’acronyme anglais), encore en négociation. Ces programmes, gérés par la Commission et financés par le budget ordinaire de l’UE, sont toutefois restés dotés de moyens limités. Jusqu’à présent, les États membres ont souhaité freiner la montée en puissance de l’exécutif européen dans ce secteur, qu’ils considèrent être du ressort de leur souveraineté nationale.  

Le rapprochement entre les États-Unis et la Russie a néanmoins rappelé aux États membres qu’ils devaient poursuivre urgemment leur objectif d’autonomie stratégique, en augmentant leurs dépenses militaires et en unissant leurs forces via leurs politiques de défense communes. Ils ont dès lors demandé à la Commission d’identifier des options pour soutenir les investissements dans le secteur de la défense, tout en ne remettant pas en cause leurs prérogatives nationales.

Le 6 mars 2025, la Commission a ainsi proposé un plan baptisé ReArm Europe, en tentant d’assurer la quadrature du cercle voulue par les États membres, à savoir concilier le principe de souveraineté nationale avec le besoin d’agir ensemble. À ce stade, le plan de la Commission ne s’adresse donc pas aux programmes communautaires mis en place au cours des dernières années pour soutenir l’industrie militaire, tels que le FEDEF ou le futur EDIP. Les montants de ces programmes seront discutés dans les mois à venir, lorsque le prochain Cadre financier pluriannuel (2028-2034) sera renégocié. ReArm Europe se limite à identifier des dispositions devant faciliter l’augmentation des budgets militaires nationaux des États membres, tout en essayant néanmoins de faire en sorte que cela se produise dans un cadre européen.

Cinq mesures ont été pensées pour cela :

  • Activer la clause dérogatoire prévue par le Pacte de stabilité et de croissance, qui permet de déroger, en cas de crise, aux limites imposées aux États membres en termes de déficit et de dette publique. La Commission évoque à titre d’exemple la possibilité que les États membres augmentent leurs budgets militaires jusqu’à 1,5 % de leur PIB sans que ces sommes ne soient prises en compte dans leurs déficits nationaux, ce qui équivaut à générer 650 milliards d’euros sur 4 ans pour la défense.
  • Lever sur le marché 150 milliards via l’émission d’obligations de l’UE, pour ensuite reprêter cette somme aux gouvernements avec des taux bas et des échéances de remboursement longues. Cette somme devrait permettre de financer une liste de projets militaires paneuropéens, comme la défense antiaérienne, en mutualisant la demande et en effectuant des achats communs. Les équipements ainsi financés pourront entre autres être envoyés à l’Ukraine.
  • Faciliter l’utilisation des fonds de cohésion pour des investissements dans la défense. Il convient de rappeler, à ce propos, que les États membres demeurent libres de décider s’ils comptent utiliser les fonds de cohésion qui leur sont dus pour la défense ou non. Ceux-ci, en effet, doivent financer des projets qui sont identifiés par les États membres et leurs entités locales, bien qu’ils doivent par la suite être approuvés au niveau de l’UE.
  • Mettre en place une Union de l’épargne et des investissements pour pousser les établissements financiers privés à soutenir l’industrie militaire, ce qu’ils font à ce jour avec une certaine réticence.
  • Pousser la Banque européenne d’investissement (BEI) à appuyer également le secteur de la défense. Actuellement la BEI ne peut financer que les biens à double usage. L’idée est donc de lever toute restriction en matière militaire. Cela fait toutefois plusieurs années que cette option est sur la table. Le Conseil d’administration de la Banque est composé des États membres, lesquels prennent leurs décisions à l’unanimité. La Commission n’a donc en réalité aucun pouvoir en la matière.

Le risque d’un effet contreproductif

Le plan pourrait incontestablement renforcer la défense européenne, mais il pourrait également l’affaiblir. Tout dépendra des détails techniques, à ce jour encore inconnus, qui seront adoptés pour le mettre en œuvre. Pour comprendre ce point, il convient de rappeler que le sens ultime de l’action de l’UE en matière d’armement est de réduire la fragmentation de la base industrielle de défense européenne, afin de la consolider et de la rendre plus compétitive. L’UE doit créer une masse critique en termes de capacités et de technologies de défense qui permette aux Européens de se confronter ensemble aux grandes puissances de ce monde.

Or, si le plan devait se traduire par une simple augmentation des dépenses militaires au niveau national, en dehors de toute coordination et stratégie commune élaborées au niveau de l’UE, il produirait tout simplement le contraire de l’effet souhaité. Chaque État membre finirait par financer ses propres industries, lesquelles resteraient déconnectées les unes des autres. La fragmentation industrielle du continent et les duplications ne feraient qu’accroître, sans pour autant que les capacités militaires des Européens soient renforcées.

Des questions qui fâchent encore à trancher

Les détails techniques et réglementaires qui seront adoptés pour mettre en œuvre concrètement le plan ReArm Europe nous dirons si celui-ci sera mis au service d’une stratégie européenne ou s‘il se limitera à arroser inutilement les sables du désert. Plusieurs questions délicates devront être tranchées, surtout pour ce qui concerne la proposition de dérogation du Pacte de stabilité et de croissance. Celles-ci peuvent être regroupées en trois groupes de questions et en plusieurs sous-questions :

De quels financements parle-t-on exactement ? L’UE devra préciser quels seront exactement les financements de défense qui ne seront pas pris en compte dans le calcul du déficit et lesquels continueront à l’être : Est-ce que le plan ReArm Europe concernera uniquement les dépenses d’investissement (R&D, acquisitions) ou s’adressera-t-il également aux dépenses de fonctionnement  (embauche de soldats, formation, salaires, coûts opérationnels pour les déploiements …) ?

À quelles conditions ? L’UE devra également définir quelles seront les conditions qui permettront aux dépenses en armement de ne pas être prises en compte dans les déficits :

  • Faudra-t-il que les États membres investissent dans des équipements identifiés comme prioritaires au niveau de l’UE ou pourront-ils financer ce que bon leur semble sans coordination au sein de l’UE ?
  • Faudra-t-il qu’ils le fassent à travers des projets collaboratifs transeuropéens ou non ?
  • Quid de la préférence européenne et des critères d’éligibilité ? Devront-ils utiliser cet argent pour produire ou acheter des équipements européens, ou pourront-ils également s’équiper à l’étranger ?

Qui décidera ? Enfin et surtout :

  • Quelles seront les marges de manœuvre dont la Commission bénéficiera dans l’identification concrète des dépenses qui ne seront pas prises en compte dans le calcul du déficit ?
  • Pourra-t-elle refuser que certaines dépenses soient soustraites au calcul des déficits si elles ne répondent pas à une logique européenne ?
  • Et pour ceux qui concernent les prêts de l’UE, comment seront identifiés les projets qu’ils devront financer ?

Les négociations qui devront être entamées au sein de l’UE pour répondre à ces questions ne seront pas faciles. Derrière le caractère bureaucratique relatif à la mise en œuvre du plan se cachent en effet les sempiternels défis politiques et existentiels qui tourmentent la défense européenne depuis qu’elle a été créée : quel niveau d’intégration les États membres sont-ils prêts à accepter ? Quelle place pour Bruxelles et pour la Commission ? La quadrature du cercle est loin d’être résolue.

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Coline Laroche