Trump, Syrie, Loukachenko : quelle stratégie pour la Russie ? - IRIS

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Empêtrée dans une guerre avec son voisin ukrainien qu’elle a déclenché il y a trois ans, la Russie doit faire face depuis la fin d’année 2024 à des chamboulements majeurs dans son environnement géopolitique. Aux États-Unis, le retour au pouvoir de Donald Trump redéfinit les contours du soutien américain à Kyiv, dans une direction encore incertaine. Au Moyen-Orient, la chute inattendue de Bachar Al-Assad prive Moscou d’un partenaire de longue date et remet en question son accès direct à la Méditerranée via la base de Tartous. Le maintien au pouvoir d’Alexandre Loukachenko au Bélarus semble néanmoins apporter un élément de continuité dans cette période d’instabilité, mais son impact à long terme reste à évaluer. Comment la relation entre Moscou et Washington va-t-elle évoluer avec le retour de Donald Trump ? Des négociations entre Russie et Ukraine sont elles à l’ordre du jour ? Quelles seront les conséquences de la chute d’Assad pour la Russie ? Quelle direction prend sa relation avec le Bélarus ? Le point avec Igor Delanoë, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste de la géopolitique de la Russie.

Quelles sont les perspectives de négociations autour de l’Ukraine en lien avec l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche ?

À ce stade, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche change surtout le fond de l’air de la relation. La nouvelle administration américaine n’affirme pas vouloir « infliger une défaite stratégique » à la Russie, et un envoyé spécial pour l’Ukraine a été nommé en la personne de Keith Kellogg. Les Russes demeurent cependant extrêmement prudents à l’égard des déclarations du nouveau président américain, et de ce qu’il pourrait entreprendre sur le dossier ukrainien. Je dirais que l’on se trouve dans une phase où Russes et Américains se jaugent et testent les réactions de la partie adverse à coup de petites phrases et de sorties médiatiques.

Il convient néanmoins de conserver à l’esprit que Moscou considère que la balle est dans le camp de Washington. Les conditions posées par la Russie pour engager des discussions sont connues : il s’agit du texte russo-ukrainien d’Istanbul élaboré en mars-avril 2022 qui n’a jamais été signé, et que les autorités russes mentionnent régulièrement. Le contexte sur le terrain a bien évidemment évolué depuis… Reste que le point cardinal pour le Kremlin est celui de la neutralité de l’Ukraine, qui recouvre le retour au statut hors bloc du pays – qui était inscrit dans la constitution ukrainienne avant Maïdan –, et l’absence de troupes de pays de l’OTAN et d’un certain nombre de systèmes d’armes sur son sol. 

Côté russe, l’opinion publique est moins va-t-en-guerre que les autorités : les enquêtes montrent qu’elle est majoritairement prête à accepter une cessation des hostilités demain, si celle-ci était possible. En revanche, cet arrêt des combats ne peut se faire à n’importe quel prix ; d’après les mêmes sondages, dont ceux du Centre Levada, les Russes restent très largement opposés à la restitution de la Crimée, ou des oblasts annexés en septembre 2022, sans même parler de l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, très nettement rejetée, pour conclure paix. Autrement dit, le Kremlin n’a pas vraiment de marge de manœuvre vis-à-vis de l’opinion publique sur ces sujets. Côté ukrainien, on constate depuis l’automne qu’une part grandissante, et aujourd’hui majoritaire selon certaines études, de la population est prête à une cessation immédiate des hostilités, y compris si cela suppose que l’armée russe reste sur les positions qu’elle occupe.

Au-delà de l’Ukraine, un des enjeux pour les Russes est celui de l’après, et de la remise à plat de l’architecture de sécurité dans l’hémisphère Nord. Pour Moscou, la priorité reste l’Europe orientale et le « proche étranger » ; pour Washington, c’est l’Asie-Pacifique. Russes et Américains sont, sur ce sujet, dans une logique de consolidation de leurs positions de négociation qui se traduit par des déploiements de systèmes d’armes, la suspension de leur participation à des traités internationaux… L’état final « idéal » recherché par les Russes est connu : il s’agit des deux textes soumis sous forme d’ultimatum aux États-Unis et à l’OTAN en décembre 2021, et qui sont inacceptables en l’état par l’un comme par l’autre.

Sur la scène moyen-orientale que méditerranéenne, Moscou perd un précieux allié avec la chute de Bachar Al-Assad en Syrie. Quelles alternatives s’offrent à la Russie pour pallier ce revers stratégique ?

Depuis la chute de Bachar Al-Assad, les bases russes en Syrie – les seules dont Moscou dispose en dehors de l’espace postsoviétique – sont en sursis. Les négociations entre les nouvelles autorités syriennes et les Russes sont engagées depuis décembre. La semaine dernière, une délégation russe de haut niveau s’est rendue en Syrie pour la première fois depuis l’effondrement du régime d’Assad. Emmenée par l’envoyé spécial de Vladimir Poutine pour l’Afrique et le Moyen-Orient, et vice-ministre des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov, elle comprenait aussi l’envoyé spécial pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev, proche des services. Pragmatiques, les discussions n’en demeurent pas moins difficiles : les Syriens auraient exigé que les Russes leur livrent Bachar Al-Assad, les milliards de dollars qu’il aurait emmenés dans sa fuite ainsi que des compensations pour les « erreurs » commises par la Russie en Syrie. Au-delà de la posture, on ne peut écarter l’hypothèse que Moscou conserve in fine ses bases en Syrie. Il leur est désormais inutile d’y entretenir un contingent qui aille au-delà de la voilure nécessaire au service de ces deux bases, et à leur protection. D’ailleurs, hommes et matériels en ont été largement évacués ces dernières semaines malgré l’obstruction faite aux navires russes pour rentrer à Tartous. Pour Moscou, l’enjeu reste avant tout logistique : Tartous est nécessaire pour soutenir le déploiement du détachement naval russe en Méditerranée, et la base aérienne de Hmeimim permet la projection de forces et d’influence vers l’Afrique.

Moscou dispose de quelques cartes dans sa main pour ces négociations : la reconnaissance des nouveaux maîtres de Damas comme autorités légitimes, les livraisons de blé (2 millions de tonnes en 2024, ce qui fait de la Syrie le 9e marché pour les exportations de grains russes), la possibilité de payer un loyer (ce qui n’était pas le cas auparavant), l’expérience acquise au cours des années de guerre dans les négociations interconfessionnelles et interethniques… Le frère du leader syrien, Maher al-Sharaa, récemment nommé ministre de la Santé dans le gouvernement de transition, a été formé et a vécu à Voronej, en Russie, dont il parle la langue. Cela peut aussi aider… Enfin, au niveau régional, certains pays – comme les Émirats arabes unis par exemple – préfèreraient certainement que Moscou conserve ses bases afin de faire contrepoids à la Turquie, qui elle, souhaite le départ des Russes.

En cas d’échec des pourparlers, les options de replis sont maigres pour les Russes : la Libye semble toute indiquée et une partie du dispositif russe ex-syrien y a déjà été basculé. Il se dit que le Corps africain du ministère russe de la Défense serait en passe de récupérer une base aérienne dans le sud du pays, en plus de celles déjà louées à Haftar. Pour sa marine, la Russie pourrait chercher à solliciter des facilités à Tobrouk ou Benghazi. Il y a enfin le projet de base navale russe à Port-Soudan en mer rouge, mais la guerre civile continue de faire rage dans le pays, et l’accord russo-soudanais afférent de 2019 reste dans les limbes.

Dans un environnement plus proche, la réélection au Bélarus d’Alexandre Loukachenko, principal allié de Vladimir Poutine sur le continent européen, semble présager une poursuite de l’étroit partenariat entre Minsk et Moscou. Quelle place ce pays occupe-t-il aujourd’hui dans la politique étrangère russe ? Quelle est sa marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie ?

La marge de manœuvre d’Alexandre Loukachenko à l’égard de son voisin russe s’est considérablement rétrécie depuis l’élection présidentielle biélorusse de 2020. Sa tenue avait donné lieu à des manifestations à Minsk, et ses résultats – tout comme ceux de l’élection d’il y a quelques jours – n’ont pas été reconnus par l’UE. Si avant 2020 le président biélorusse tentait de manœuvrer entre Moscou et Bruxelles – notamment depuis 2014 et la signature des premiers accords de Minsk au sujet de l’Ukraine –, ce n’est plus possible aujourd’hui, a fortiori depuis février 2022. Le Bélarus a offert son territoire et son espace aérien à l’armée russe pour qu’elle conduise son « opération spéciale » en Ukraine.

Vu de Moscou, le Bélarus offre de la profondeur stratégique sur son flanc occidental et joue en même temps le rôle de poste avancé à l’égard de l’OTAN. Depuis l’an dernier, elle abrite sur son sol des armes nucléaires tactiques russes et se trouve sous le parapluie nucléaire de la Russie en vertu de la nouvelle doctrine nucléaire signée par Vladimir Poutine le 19 novembre dernier, qui la cite nommément dans son article 18. Le 26 janvier, Loukachenko a déclaré que le missile russe Orechnik serait déployé de manière « imminente » au Bélarus, faisant écho aux échanges qu’il a eus à ce sujet avec le président russe en décembre. Rappelons que ce missile, dont l’existence a été révélée le 21 novembre dernier lors d’une frappe spectaculaire contre l’usine IouzhMach de Dnipropetrovsk, est censé être un missile balistique à portée intermédiaire équipé de têtes nucléaires hypersoniques. Celles utilisées contre l’usine ukrainienne étaient inertes. Le Bélarus rentre donc aujourd’hui encore plus qu’hier dans la posture de dissuasion nucléaire russe. Le déploiement de nouvelles capacités russes sur territoire bélarusse rentrera certainement dans le « panier » de futures négociations sur la stabilité stratégique en Europe, voire, en Eurasie…

Bien que davantage dépendant de Moscou, le président bélarusse n’en demeure pas moins un partenaire obstiné pour le Kremlin qui souhaiterait accélérer le projet d’intégration entre les deux États. Or, la souveraineté politique de son pays demeure une « ligne rouge » pour Alexandre Loukachenko.

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Coline Laroche