Véronique Gens, tragédienne au bout du fil
Jean Cocteau, en un bouleversant monologue dramatique, avait imaginé capter les tourments d’une rupture amoureuse au téléphone : pendue au combiné, une femme dont l’existence ne tient plus – littéralement – qu’à un fil, traverse les affres de l’abandon. Sur ce texte admirable, Poulenc compose en 1959 une véritable tragédie lyrique pour voix seule, une voix simplement humaine au comble de la solitude. Le 26 février, la grande soprano française Véronique Gens, aux côtés du talentueux pianiste Christophe Manien, incarne le chef-d’œuvre de Poulenc avec tout l’art qui la caractérise : une maîtrise accomplie de la déclamation, un sens profond de la poésie et un chant d’une incomparable émotion.
IL N’Y A QUE DE LA SOLITUDE ET DE LA SOUFFRANCE
« Vous êtes seule, votre amant vous a quittée et vous avez un téléphone que pendant quarante minutes vous ne quitterez pas. Vous l’avez à l’oreille, il vous téléphone pour la dernière fois. Et vous, vous avez ce raffinement qui consiste à ne pas vous plaindre, à ne pas protester, à ne pas crier. Vous n’êtes que douceur et consentement, mais vous êtes totalement déchirée. Sur la scène pendant quarante minutes, il n’y a qu’un être immobile qui souffre, qui soupire. Il n’y a que de la solitude et de la souffrance. » C’est en ces termes que le critique musical Bernard Gavoty, le 14 mai 1959 au micro de l’ORTF, rappelle à la cantatrice Denise Duval le choc suscité par sa création de La Voix humaine, trois mois plus tôt. Elle se contente d’acquiescer plusieurs fois, avant d’avouer qu’il faut « avoir souffert de l’attente vaine pour jouer cette œuvre de détresse vécue. »
UNE MODERNITÉ QUI NE PASSE PAS
La Voix humaine est un vaste monologue pour soprano et orchestre, composé par Francis Poulenc sur le texte d’une pièce en un acte de Jean Cocteau créée presque trente ans plus tôt, le 17 février 1930 à la Comédie-Française et interprétée par la comédienne belge Berthe Bovy. Un seul rôle : « Elle ». La pièce avait reçu un accueil réservé : le tragique radical d’une femme anéantie par la terreur de la rupture et la torture de l’absence dans un dernier échange téléphonique avec son amant, la sécheresse impitoyable du moyen de communication, l’exposition d’une détresse nue mirent le public mal à l’aise. Malaise lié en réalité à l’intolérable modernité de la forme et du fond, qui jetait une lumière crue sur une double violence : celle exercée par un amant tout-puissant sur une femme manifestement sous emprise ; celle d’une technologie de la communication, ici le téléphone, qui vide les êtres de leur substance et les aliène au virtuel. C’est peu de dire que cette modernité n’a rien perdu aujourd’hui de sa force de frappe.
◀ Photo : Francis Poulenc et Jean Cocteau en 1960. Photographe inconnu. © Fonds Cocteau de l’université Paul Valéry Montpellier III
ELLE, C’EST MOI
Suite au succès des Dialogues des carmélites en 1957, Hervé Dugardin, directeur parisien des éditions Ricordi, encourage Francis Poulenc à composer un nouvel opéra et attire son attention sur la pièce de Cocteau. Il imagine Maria Callas dans le rôle. Poulenc finit par accepter le projet, mais « Elle » sera Denise Duval, « ma Denise, interprète unique (dans tous les sens du mot) ». Née en 1921 à Paris, elle avait débuté à Bordeaux puis avait brillé dans Puccini, Offenbach ou encore Chabrier à l’Opéra-Comique. Elle rencontre Poulenc début 1947, qui écrit pour elle le rôle de Thérèse dans Les Mamelles de Tirésias ; puis ce sera Blanche de la Force dans Dialogues des carmélites (il lui confiera encore La dame de Monte-Carlo en 1961). Denise Duval, c’est pour Poulenc « l’interprète rêvée », « exactement ce que j’aurais voulu être si j’avais été femme ». L’identification féminine de Poulenc est également cristallisée par le texte de Cocteau : « une femme (c’est moi, comme Flaubert disait “Bovary, c’est moi”) téléphone, pour la dernière fois, à son amant qui se marie le lendemain. » Le succès de La Voix humaine, créée le 6 février 1959 à l’Opéra-Comique sous la direction de Georges Prêtre et dans la mise en scène de Cocteau, s’enflamme comme une traînée de poudre. Rapidement, l’ouvrage est monté à la Scala de Milan, en Grande-Bretagne, aux États-Unis.
TRAGÉDIE LYRIQUE
Singulièrement, Poulenc sous-titre sa pièce : « tragédie lyrique ». Certes, nous semblons bien loin des opéras de Lully ou Rameau ; pourtant, le genre annoncé est riche d’enseignement. Tragique, l’œuvre l’est assurément par la manière dont elle expose la consomption d’un personnage frappé par un coup du destin. Cet amant, dont nous n’entendrons jamais la voix dans le combiné, est, littéralement, un deus ex machina destructeur. Quant à « Elle », elle rejoint l’antique cohorte des héroïnes abandonnées : Didon, Ariane, Médée, Armide, etc. C’est que La Voix humaine appartient à sa manière à la rhétorique du lamento, de la longue déploration élégiaque traversant toute la diversité des affects jusqu’à l’épuisement. Et c’est cette puissance déclamatoire qui élève La Voix humaine au rang de tragédie lyrique : est-elle autre chose en effet qu’un immense récitatif accompagné, avec ce chant dont la perfection prosodique épouse les moindres inflexions de la parole ? Recitar cantando ou Sprechgesang dans leur version éminemment française, déclamation chantée dont l’illustre héritage est bien celui de la tragédie lyrique du XVIIe siècle.
► Photo : Denise Duval dans La Voix humaine, Opéra-Comique, février 1959. © Studio Lipnitzki
SANS ARTIFICE
On ne s’étonnera pas dès lors que Véronique Gens soit aujourd’hui l’une des plus grandes interprètes de La Voix humaine. Celle que l’on connaît notamment pour ses interprétations magistrales des grandes héroïnes de l’opéra français du XVIIe au XIXe siècle (de Charpentier à Berlioz en passant par Gluck – tout un univers que documentent trois albums Tragédiennes chez Erato), celle qui a porté très haut l’art infiniment rare de faire fusionner beau chant et déclamation, a décidé de devenir « Elle », sans conteste une étape essentielle de son exemplaire carrière artistique. « C’est un rôle dur à assumer, explique-t-elle au micro de France Musique (20 mars 2023), tant psychologiquement que physiquement. C’est un monologue qui dure trois quarts d’heure, ça n’existe dans aucun opéra que la chanteuse chante du début jusqu’à la fin, sans possibilité de sortir ou de se reposer sur un partenaire. La musique aussi est très difficile : Poulenc nous réserve des virages étonnants ! […] C’est pratiquement de la musique parlée, c’est du texte, du théâtre. Je suis là pour raconter les choses simplement, honnêtement et directement, sans artifice. […] Le texte est primordial, je suis française, c’est ma langue natale, il faut qu’on comprenne tout. Il faut presque oublier qu’on est chanteuse et se transformer en comédienne. Si vous êtes convaincue par ce que vous racontez, la voix suit. » Traverser l’extrême intensité du chef-d’œuvre de Poulenc est un défi artistique et humain à la hauteur du talent, du courage et de l’intégrité de Véronique Gens. « On sort de ce rôle bouleversée, presque en larmes. », confie-t-elle finalement. Gageons que nous serons tous, nous aussi, profondément bouleversés.
Dorian Astor
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Mardi 26 février 2025
Théâtre du capitole
Véronique Gens
La Voix humaine de Francis Poulenc
La grande soprano française Véronique Gens incarne le chef-d’œuvre de Poulenc, La Voix humaine, avec tout l’art qui la caractérise : une maîtrise accomplie de la déclamation, un sens profond de la poésie et un chant d’une incomparable émotion.