Pesticides en Côte d’Ivoire : la bombe chimique est dans les champs - CCFD-Terre Solidaire

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Depuis 30 ans, les cultivateurs ivoiriens ont de plus en plus recours aux produits phytosanitaires. Agronomes et biologistes redoutent des effets dévastateurs sur l’environnement et la santé humaine en raison de mauvaises pratiques et de produits inadaptés : les pesticides sont pointés du doigt dans l’augmentation des cas de maladies graves et d’intoxications parfois mortelles.

Serge Kouakou se déplace à vélo sur les chemins en latérite qui bordent ses plantations de cacao, au centre de la Côte d’Ivoire, à quelques kilomètres d’Agboville. Il porte des bottes en caoutchouc, un bonnet malgré la forte chaleur, et transporte sur sa bicyclette une machette, et un bidon jaune attaché au porte-bagages par une fine corde en raphia. Son bidon contient une dose d’Herbitox dilué avec de l’eau, un herbicide fabriqué en Chine, principalement composé de glyphosate. La bouteille d’Herbitox se trouve sur les étals de tous les marchés du pays, premier producteur mondial de cacao et de noix de cajou. L’étiquette du produit montre des images de cabosses de cacao charnues, aux belles couleurs vert et jaune.

Le cultivateur inspecte sa cacaoyère afin de choisir la bonne zone pour déverser ces intrants chimiques. La veille, il avait déjà aspergé sa parcelle d’un fongicide avec un pulvérisateur manuel, alors qu’une partie de ses plantations est dévorée par la « pourriture brune », l’une des maladies qui attaquent les champs de cacao. « Je suis obligé de traiter mon champ, si j’arrête ça, je perds tout », souffle-t-il, lassé par des mois de mauvaises récoltes, au cours desquels se sont enchaînées des pluies diluviennes, des périodes de sécheresse, ainsi que l’apparition de la maladie. Il ne porte ni gants ni masque. « Ces produits me brûlent la peau, me donnent des maux de tête ou provoquent parfois des problèmes de respiration, mais est-ce que j’ai le choix ? », interroge le quarantenaire.

Effets négatifs

En 30 ans, les cultivateurs ivoiriens ont augmenté significativement leur utilisation des produits chimiques. En 2016, plus de 21 000 tonnes de pesticides ont été importées dans le pays. « Ça a commencé par les insecticides dans les années 1970/80, puis les fongicides dans les années 1990, et enfin les herbicides, aujourd’hui très utilisés faute de main-d’œuvre », explique Ardjouma Dembele, professeur en éco-toxicologie et agrochimie à l’université Nangui Abrogoua d’Abidjan. Plus de 80 % des travaux agricoles consistent à désherber les plantations, un travail harassant qu’une jeunesse de plus en plus éduquée ne souhaite plus assurer. L’utilisation des produits chimiques est devenue la norme.

Les travaux scientifiques manquent en Côte d’Ivoire pour montrer qu’il existe un lien entre les problèmes de santé des agriculteurs et l’usage des pesticides. Toutefois, les spécialistes du secteur pointent les risques de ces produits, surtout lorsqu’ils sont mal employés. « 97 % des maraîchers interrogés ont des pratiques phytosanitaires inadaptées », peut-on lire dans Les déterminants de l’usage inadapté des produits phytopharmaceutiques en maraîchage de contre-saison en Côte d’Ivoire, paru en 2021 à l’occasion d’une journée de recherche organisée par l’Inrae, la SFER et le Cirad et écrit par un groupe de chercheurs issus de plusieurs universités françaises et ivoiriennes. « Un usage inadapté des produits phytopharmaceutiques, par les doses, les fréquences de traitement ou les délais avant récolte, peut avoir des effets négatifs sur l’environnement et la santé humaine », indique aussi ce document. Ces mauvaises pratiques d’utilisation ou de stockage provoquent fréquemment des intoxications mortelles qui ont particulièrement frappé les enfants en 2023 (voir encadré).

Notre partenaire Inades-Formation cherche à sensibiliser les acteurs du monde agricole sur les dangers des pesticides

Substances interdites en Europe

Depuis les années 2000, la Côte d’Ivoire se fournit en majorité sur le marché indien, chinois ou malaisien. De nombreuses substances actives, interdites en Europe, ont reçu une autorisation de mise sur le marché en Côte d’Ivoire. C’est le cas de la bifenthrine, un insecticide, et de tous les produits de la famille des néonicotinoïdes : le fipronil, l’acétamipride ou encore l’imidaclopride. De telles substances sont néfastes pour les insectes pollinisateurs, déjà fortement menacés par des pratiques villageoises tenaces qui consistent à mettre le feu aux ruches naturelles pour faire fuir les abeilles et collecter le miel.

Pire, des produits non biodégradables, dont l’extrême nocivité est prouvée depuis de nombreuses années, bannis dans le monde entier, comme le DDT ou le lindane, peuvent facilement se trouver sur le marché noir ivoirien. « Lorsque vous mangez le fruit ou le légume, ils sont couverts de résidus de ces principes actifs, ce qui va amener des problèmes endocriniens et, à la longue, des cancers », explique le professeur Dembele.

Selon une étude de la Banque mondiale, plus de 52 % des cacaoculteurs vivent sous le seuil de pauvreté. Ce taux augmente davantage dans le nord où la culture de l’anacarde domine. Pauvres, les cultivateurs se laissent aisément tenter par l’adoption de mauvaises pratiques. « Un produit biodégradable, comme la deltaméthrine, se vend 6 000 francs CFA la bouteille (9,15 euros), quand le produit interdit est à 300 francs CFA (0,46 centime). Donc le producteur se dit : je traite une fois, et j’ai un an de production, pourquoi j’irais payer un produit dix fois que je dois renouveler tous les trois mois ? », analyse Ardjouma Dembele.

Tumeurs et cancers

Cacao, coton, hévéa, noix de cajou, banane, ananas : l’économie ivoirienne est encore largement construite autour du secteur primaire qui pèse pour 22 % du PIB. Le secteur agricole emploie 46 % des actifs et fait vivre les deux tiers de la population. Ainsi, près de 14 millions de personnes sont en contact régulier avec ces intrants chimiques. « L’État ivoirien doit mener des études, notamment épidémiologiques, pour que l’on puisse connaître le lien entre l’usage des pesticides et les maladies que nous rencontrons ici. Par exemple, on sait qu’il y a une recrudescence de maladies hépatiques : nécroses du foie – ou d’autres organes – dues aux cancers. Les milieux scientifiques pensent que des études poussées pourraient confirmer du point de vue épidémiologique, un lien entre ces pratiques agricoles et ces maladies », alerte l’agrochimiste qui a déjà piloté une étude qui montre que des traces de pesticides ont été retrouvées dans le lait maternel. Faute de moyens, la recherche se concentre sur le paludisme, le VIH ou la tuberculose. Or, les études, menées ailleurs dans le monde, ont déjà démontré les effets chroniques des pesticides, allant des tumeurs aux cancers, en passant par les troubles de la reproduction.

Outre les risques sur la santé, la folie des pesticides a également contribué à accélérer l’appauvrissement des terres. Dans le sud-est du pays, Yeo Yaya, cacaoculteur, a constaté au fil des années la dégradation des sols et la baisse de sa production. « L’herbicide élimine les animaux et en particulier les insectes : les serpents, les escargots, les mille-pattes, les vers. La terre devient dure. Si ça arrive à tuer les insectes qui nous aident à fertiliser le sol, c’est que la terre ne va plus donner », précise celui qui s’est aujourd’hui engagé à réduire au maximum sa consommation d’intrants chimiques, convaincu par les explications de Cédric Konan, également cultivateur et membre de l’Union interrégionale des sociétés coopératives. « Je me bats tous les jours pour expliquer aux cultivateurs l’urgence de se convertir aux biofertilisants », développe ce dernier.

Il est encore difficile de mesurer l’impact de l’utilisation massive et inadaptée des pesticides sur la santé des populations dans les prochaines années. Et même si les nouvelles pratiques commencent à émerger, le sujet est quasiment absent du débat public dans le pays. Il y a 13 ans naissait la première coopérative bio du pays. Les planteurs avaient débattu avant d’acter la décision d’abandonner complètement l’utilisation des intrants chimiques dans leurs cultures. Depuis, 21 autres coopératives de ce type ont vu le jour dans le pays. Toutefois, le chemin sera long pour parvenir à une réelle transformation des pratiques agricoles : la Côte d’Ivoire compte environ 5 000 coopératives.

François Hume-Ferkatadji

À Niangban, dans le centre du pays, une contamination mortelle aux pesticides
En septembre 2023, le village de Niangban pleurait ses dix enfants morts en l’espace de quelques jours. Les habitants dénonçaient alors l’apparition d’une nouvelle maladie mystérieuse, fauchant les plus jeunes. Les analyses biologiques ont permis aux scientifiques ivoiriens de découvrir l’origine de ce mal qui a également provoqué l’hospitalisation de 83 adultes. « Il s’agit d’une forte suspicion de toxi-infection alimentaire collective (TIAC) après la consommation de bouillie de maïs contaminée par des herbicides », avait déclaré le directeur de cabinet du ministre de la Santé. « L’inspection de la chambre où est stocké le maïs qui a servi à la préparation a permis de découvrir trois bidons d’herbicide et de la farine de maïs étalée pour séchage », avait aussi indiqué Charles Koffi Aka. La mère de famille qui avait préparé cette bouillie pour l’ensemble du village a perdu ses 4 enfants. Selon les autorités, les mauvaises pratiques de stockage des produits chimiques agricoles sont à l’origine de plusieurs graves contaminations ces dernières années.

Article publié dans le numéro de juin 2024 d’Échos du monde

Crédit : Gwen Dubourthoumieu

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Mathieu Lopes