Globalement, les turbulences n’ont pas manqué en Asie tout au long de l’année 2024 : tensions croissantes au sein de la relation Chine-États-Unis, élections contrastées dans un quart des pays de la région, dont deux des plus importantes démocraties du monde, l’Inde et l’Indonésie – auxquelles on peut également ajouter les États-Unis, dont l’influence sur le continent est très grande -, transition contrôlée vers la quatrième génération de dirigeants à Singapour, malaise politique et crise majeure au Japon et en Corée du Sud.
La perception qui domine est, assez paradoxalement, celle d’une érosion des systèmes démocratiques établis dans lesquels les citoyens ne se reconnaissent pas, comme au Japon et en Corée du Sud, tandis que l’implication active des populations au Sri Lanka et au Bangladesh a permis un retour à plus de transparence politique et, semble-t-il, un renouvellement des élites gouvernantes. L’Asie du Sud-Est, quant à elle, continue d’offrir un panorama varié de régimes dominés par des partis uniques offrant peu d’interactions réelles avec leur population. Taïwan, l’Inde et l’Indonésie tirent leur épingle du jeu. Si la corruption, les inégalités socio-économiques et les tensions ethno-religieuses pèsent à des degrés divers sur la vie politique au sein de ces trois pays, ceci n’empêche pas l’opposition de prendre part aux débats et d’investir l’espace public.
Par ailleurs, comme nous l’a révélé l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, l’interpénétration des crises et l’effet miroir des conflits de l’Europe à l’Asie ont continué à se répondre d’une région à l’autre. Le sommet de l’OTAN tenu à Washington en juillet 2024 a vu les alliés exprimer leurs préoccupations croissantes face au renforcement du partenariat entre Moscou et Pékin. En novembre 2024, l’envoi de troupes nord-coréennes pour combattre sur le sol européen aux côtés des troupes d’agression russes renforce cette interpénétration. Elle arrime davantage, et de façon la plus inquiétante, la sécurité du continent à celle de l’Asie, face à un front Chine-Russie-Corée du Nord dont la configuration n’est pas sans rappeler la guerre de Corée et la guerre froide.
L’Asie du Sud-Est : entre autocraties et démocraties autoritaires
En 2024, la présidence de l’ASEAN a été assurée par le Laos, État communiste de parti unique, soutenu par son grand voisin et premier partenaire, le Vietnam, avec pour thème la connectivité et la résilience. Relativement petit (7 millions d’habitants) et enclavé, le Laos a dû attendre 2023 et la construction d’une liaison ferroviaire avec la Chine pour faire la jonction avec la province chinoise du Yunnan et bénéficier d’une connexion avec la Thaïlande. En 2025, la présidence de l’ASEAN sera assurée par la Malaisie et placée sous le signe de l’inclusivité et de la durabilité. Pour autant, l’association continue à avoir peu de prise et d’influence face à la guerre civile qui ravage la Birmanie depuis le coup d’État militaire de février 2021.
À Singapour après vingt années à la tête de la Cité-État, le Premier ministre Lee Hsien Loong, dont le père, Lee Kuan Yew est considéré comme le fondateur de la nation, a mis en place un processus de transition du pouvoir au bénéfice de son adjoint, Lawrence Wong. Celui- ci devrait le remplacer formellement le 15 mai 2025. Ce processus, décliné par étape vise à préserver la réputation de stabilité de la Cité-État. Démocratie autoritaire au fonctionnement complexe, Singapour tient à conserver son statut de plateforme financière et commerciale clef au cœur de l’Asie du Sud-Est. Depuis l’indépendance en 1965, un seul parti, le Parti d’action populaire (PAP) continue de dominer la vie politique du pays et de ses six millions d’habitants, au prix d’un contrôle continu et très strict de l’opposition.
En Indonésie, Prabowo Subianto, ministre de la Défense du président sortant, Joko Widodo, a été élu en mai 2024 au premier tour avec 58,6 % des voix, en raison notamment du soutien de ce dernier et de la « cooptation » de son fils au poste de vice-président. Quatrième pays le plus peuplé du monde (280 millions d’habitants), l’Indonésie est le premier producteur de nickel et 3e producteur de charbon. C’est aussi le plus grand pays musulman du monde avec 82 % de la population adhérant à l’islam. La politique étrangère du nouveau président, ancien militaire accusé de violations massives des droits de l’homme, en particulier au Timor, est donc observée avec attention. Celui-ci dit vouloir suivre la politique traditionnelle de non-alignement du pays. Reflet de cette politique, il s’est rendu en visite d’État en Chine et aux États-Unis en novembre 2024 en route vers la réunion du Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), tout en se rapprochant des BRICS que le pays a rejoints en janvier 2025. En litige avec la Chine concernant la zone nord de la mer des Natunas, où des pécheurs et des garde-côtes chinois font des incursions régulières depuis 2019, Jakarta vient de signer un accord de coopération militaire avec l’Inde au terme duquel, l’archipel pourrait recevoir des missiles de croisière supersonique Brahmos. Jusqu’à présent, l’Inde n’en a vendu qu’aux Philippines, qui a clairement déclaré vouloir les utiliser pour contrer la Chine.
La République socialiste du Vietnam a connu de nombreux soubresauts politiques en 2024 que le pragmatisme de sa gouvernance autoritaire lui a permis de surmonter. De nombreux cadres du Parti communiste ont été victimes d’une campagne anticorruption assez opaque, menée par l’homme fort du régime, le secrétaire général du Parti, Nguyen Phu Trong. Après un an au pouvoir, le président Vo Van Phuong a dû démissionner en mars 2024. La nomination du ministre de la Sécurité publique, Pham Minh Chinh, au poste de président en mai 2024 n’a cependant pas mis fin au vaste mouvement de purge que connait le pays.
La situation politique est devenue plus répressive en Thaïlande. La cour constitutionnelle, généralement opposée aux réformes démocratiques, a interdit en août 2024, Move Forward, un parti progressiste qui avait remporté le plus grand nombre de sièges lors des élections législatives de 2023, mais sans parvenir à former une majorité. Ce parti, qui souhaitait réformer la loi sur le crime de lèse-majesté a été accusé de mettre la monarchie en danger.
Le Cambodge confirme sa dérive vers une autocratie semi-héréditaire. L’ancien Premier ministre Hun Sen qui a dirigé le pays pendant plus de 40 ans s’est retiré en 2023 non sans avoir désigné son fils ainé, Hun Manet au pouvoir. En 2024, il s’est pour sa part fait élire au poste honorifique de président du Sénat cambodgien, ce qui devrait lui permettre de conserver une certaine influence sur la vie politique cambodgienne.
Une Asie du Sud entre populisme et désirs de changement
Les élections législatives pakistanaises de février 2024 n’ont pas modifié l’orientation générale du pays et réduit la domination de longue date de l’armée en dépit d’un large soutien populaire en faveur d’Imran Khan, l’ancien Premier ministre, en prison depuis août 2023 pour avoir défié la toute puissante institution militaire. Son Parti, le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI), principale force d’opposition et premier groupe au Parlement, organise régulièrement des démonstrations de force pour le libérer. Le pays fait par ailleurs l’objet d’attentats meurtriers incessants de la part des taliban pakistanais dont beaucoup visent des intérêts et les personnels chinois engagés dans des projets de construction.
Au Bangladesh, des années d’autoritarisme croissant, de corruption et de sous-performances économiques ont conduit à la faillite du régime de la Première ministre Sheikh Hasina et de son parti, la Ligue Awami. Depuis son départ précipité et son exil en Inde en août 2024, un nouveau gouvernement dirigé par le prix Nobel de la paix 2006, Mohammad Yunus, tente de rétablir un système démocratique. Des élections législatives devraient être organisées en 2025. Le pays est confronté à des défis sécuritaires multiples dont sa grande vulnérabilité au changement climatique. Partageant une frontière avec la Birmanie, il est confronté à de nombreux trafics (humains, armes, drogues) et à la gestion des réfugiés rohingyas, dont un million a été accueilli.
Lors des élections législatives du printemps 2024 en Inde, le Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Narendra Modi a conservé la majorité parlementaire, mais devra s’appuyer sur les alliés de sa coalition. Le parti a intimidé de nombreux organes de presse, limité la liberté d’association et stigmatisé les musulmans attisant, en vain, les tensions préélectorales et confirmant l’orientation populiste du régime. Au pouvoir depuis 2014, Narendra Modi conserve donc son poste et reste un dirigeant très courtisé au sein des puissances mettant en avant le concept Indo-Pacifique, dont ses partenaires du QUAD (les États-Unis, le Japon et l’Australie).
Au Sri Lanka, après la grave crise financière de 2022 et le départ du clan Rajapaksa, les élections de septembre 2024 ont débouché sur la victoire présidentielle et parlementaire du Parti national du peuple, un parti fortement orienté à gauche. Son dirigeant, Anura Kumara Dissanayke, entend remodeler en profondeur l’économie du pays en supprimant certaines collusions entre les grandes entreprises et les cercles politiques. Il bénéficie du soutien du FMI et de la communauté internationale, dont les États-Unis, l’Europe et le Japon soucieux de ne pas voir l’île basculer totalement dans l’orbite chinoise.
L’Asie du Nord : malaise et crise au sein des démocraties conservatrices du Japon et de Corée du Sud
Contre toute attente, les élections présidentielles taiwanaises de janvier 2024 se sont déroulées dans le calme en dépit d’intenses pressions chinoises. Le taux de participation a été élevé (plus de 70 % des électeurs éligibles) et, malgré la dureté de la campagne menée par les principaux partis, le jour du scrutin s’est déroulé sans incident. Le Parti démocrate progressiste (PDP) sortant a remporté un nouveau mandat à la présidence avec William Lai. Toutefois celui-ci ne dispose pas de la majorité au sein du parlement. Par ailleurs, les tensions géopolitiques restent vives de part et d’autre du détroit. Le discours d’intronisation du nouveau président en mai 2024 évoquant son engagement à résister à « l’annexion » de l’île n’a pas manqué de faire surréagir Pékin. Plus que jamais menaçante, la Chine a poursuivi ses exercices militaires au-dessus et autour de Taïwan afin de rappeler aux électeurs que les relations avec le continent pourraient être moins tendues s’ils soutenaient des candidats qui rejettent sans équivoque l’indépendance.
La Mongolie a élu un nouveau parlement en juin 2024 selon un processus globalement respectueux des normes démocratiques, donnant une courte majorité au Parti du peuple mongol (PPM). Marquée par sa situation d’enclavement entre ses deux grands voisins nucléaires, russe et chinois, Oulan-Bator a su mener à bien sa transition d’un parti unique vers un système démocratique multipartite.
Au Japon, lors des élections législatives anticipées provoquées par le nouveau Premier ministre Shigeru Ishiba, le puissant Parti libéral démocrate (PLD), qui a gouverné le pays pendant la majeure partie des soixante-dix dernières années, a perdu sa majorité au parlement. Ce revers électoral s’explique par une mauvaise image due à des scandales de corruption à répétition et l’existence de « caisses noires » alimentant le parti. Ces malversations financières avaient déjà été à l’origine de l’impopularité du précédent Premier ministre. Shigeru Ishiba pourrait à l’avenir se trouver confronté à une instabilité politique menaçant jusqu’à l’alliance américano-japonaise.
L’opposition, bien que fragmentée autour du Parti démocratique constitutionnel (PDC), reste très hostile au programme de renforcement militaire engagé depuis décembre 2022 alors que la Chine se fait plus agressive face à Tokyo et que les manœuvres militaires sino-russes se multiplient à proximité de l’archipel. Ainsi, le doublement prévu du budget militaire jusqu’ à 2 % du PIB pourrait se voir remis en question. Or l’arrivée de Donald Trump fait craindre de nouvelles demandes en matière de budget de défense et d’achat d’équipements américains. Sociologiquement, le recul du PLD laisse entrevoir une certaine résilience de la population japonaise et la possibilité que, la prochaine fois, une opposition renforcée puisse remporter la majorité, bouleversant ainsi des décennies de normes politiques japonaises. Le prochain test de politique intérieure qui attend Shigeru Ishiba sera les élections à la chambre des conseillers à l’été 2025.
La Corée du Sud, considérée comme l’un des régimes les plus stables d’Asie, connait de grandes difficultés après la déclaration de loi martiale et l’appel à l’armée le 3 décembre 2024 par le président Yoon Suk-yeol. Arrêté le 15 janvier 2024 et sous le coup d’une procédure de destitution, il fait désormais face à l’accusation de rébellion. Cette tentative de coup d’État semblait impensable pour une démocratie mature et a renvoyé aux années de dictature militaire du pays de 1961 à 1988. La guérilla parlementaire entre un président au style de pouvoir autoritaire et une opposition majoritaire à l’Assemblée nationale ne suffit pas à expliquer la tentation du passage en force présidentiel. Elle révèle à tout le moins la polarisation de la vie politique du pays entre bloc conservateur et bloc progressiste. C’est un défi inattendu pour la jeune république sud-coréenne, qui pourrait donner lieu à des mois d’incertitude et encourager la Corée du Nord à multiplier les postures menaçantes. La Cour constitutionnelle doit décider d’ici mi-juin 2025 si elle confirme la destitution de Yoon Suk-yeol ou si elle le rétablit dans ses fonctions. Dans le premier cas, une élection présidentielle anticipée devra avoir lieu dans les 60 jours. On rappellera que la présidente Park Geun-hye a été destituée en 2017 pour corruption et abus de pouvoir. Par ailleurs, la capacité de l’opinion publique sud-coréenne à tenir la rue, dans un sens ou dans un autre, en fait un acteur non négligeable des évènements en cours.
L’avenir fluctuant du président Yoon jette une ombre sur la politique de rapprochement active entamée avec les États-Unis et le Japon depuis le sommet trilatéral de Washington d’août 2023. Qui plus est, l’arrivée du Parti démocrate au pouvoir en cas d’élection présidentielle pourrait se traduire par une prise de distance vis-à-vis des États-Unis et une ligne plus ouverte face à la Chine et à la Corée du Nord.
Perspectives
En ce début d’année 2025, les thèmes dominants les prochains mois seront vraisemblablement en lien avec les changements initiés par la nouvelle administration républicaine tant dans la relation avec la Chine qu’avec les alliés et partenaires des États-Unis tandis que la résilience de la croissance économique de l’ensemble de la région Indo-Pacifique devrait se maintenir. L’Asie est dynamique et son rôle de moteur de la croissance économique mondial reste ferme. Ce qui se passe en Asie – par exemple dans des domaines aussi importants que l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, les politiques énergétiques et l’innovation en matière de paiements – a de plus en plus d’impact sur les tendances mondiales.
Toutefois, le facteur Trump et son néo-populisme mercantile risquent de mettre à l’épreuve ses alliés traditionnels les plus fragilisés au plan politique (Corée du Sud, Japon) ou des partenaires craignant d’être pris dans la compétition commerciale et technologique renforcée qui s’annonce avec la Chine (Asie du Sud-Est). Seuls l’Inde et Taïwan apparaissent dans une position avantageuse. La première reste un atout de choix pour faire contrepoids à la Chine. Quant à Taïwan, l’île constitue une vigie protectrice sur la route du Pacifique américain et les installations militaires majeures de Washington dans la région (Guam et Hawaï). De plus, sa maitrise de l’industrie des semi-conducteurs et la supériorité technologique de TMSC en la matière en font un appui stratégique doublement précieux.