Racisme dans les rédactions : les recommandations de l’AJAR

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Depuis deux ans, l'AJAR œuvre pour une plus grande diversité au sein des rédactions françaises, où les journalistes racisé·es restent sous-représenté·es et victimes de discriminations. Pour inciter les médias à faire évoluer leurs pratiques, l'association a élaboré une série de recommandations concrètes, issues de son travail de terrain auprès des rédactions. Elle en a retenu douze essentielles, que nous partageons. 


1. Mener un état des lieux sur la proportion de personnes racisé·es dans la rédaction, dans chaque pôle, et leurs positions hiérarchiques. Faire la même chose pour les personnes issues de classe sociale défavorisée.

2. Rendre toutes les offres d'emploi publiques. 

3. Avoir des guides de la pige publics avec les contacts et les tarifs. 

4. Former les salarié·es - et en priorité les délégué·es du personnel, les manager·euses et les ressources humaines - aux discriminations et violences racistes au sein de l'entreprise.

5. Ouvrir des postes de journalist·es spécialisé·es en charge des questions de racisme.

6. Créer un poste de « race editor » au sein de la direction éditoriale, qui soit à la fois une vigie et une force de proposition, chargé d'harmoniser le traitement de la question raciale dans le média, pour que le sujet soit bien traité dans toutes les publications. 

7. Former les secrétaires de rédaction et les éditeurs aux formulations racistes et qualifications raciales dans l'écriture. 

8. Former tous les journalistes au traitement des questions racistes et raciales (se référer à nos kit).

9. S'assurer que les racisé·ées ne soient pas cantonné·es aux postes précaires de la rédaction.

10. Sanctionner fermement les propos et comportements racistes, dans l'entreprise et dans les colonnes du journal.

11. Ne plus restreindre les embauches aux seules personnes ayant fait des écoles reconnues.

12. Abolir les règlements intérieurs interdisant le recrutement de journalistes qui portent le voile.


Afin d’explorer les solutions à la portée des rédactions, nous avons échangé avec Khedidja Zerouali, journaliste à Mediapart et cofondatrice de l’AJAR, pour parler de leurs applications concrètes dans les médias.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette liste de recommandations ?

Khedidja Zerouali : Notre association existe depuis environ deux ans avec un double objectif : aider les personnes racisées à accéder aux médias et accompagner un changement structurel du système médiatique pour que les journaux, les télévisions et les radios traitent avec plus de justesse les questions liées à la race et arrêtent de maltraiter les personnes minorisées dans les articles. Nous estimons que la seule politique de représentation ne sera pas suffisante pour atteindre notre objectif antiraciste. Il était donc très important pour nous de participer au changement des médias, pas uniquement en modifiant leur composition raciale, mais également en changeant les pratiques de tout le monde, minorisé ou non. Dès le début on s'est posé·es des questions sur nos outils pour y parvenir et sur les recommandations qu'on pourrait faire aux rédactions. Nous nous sommes dit qu'il fallait structurer toutes ces idées, les rendre lisibles et simples à comprendre. On a déjà défendu plein de choses, il faut maintenant que ce soit acté dans un document clair. Ce serait le Graal pour nous qu'une rédaction applique tous les points, mais nous nous adaptons quand nous les défendons auprès des rédactions. Nous n'exigeons pas qu'elles appliquent tout d'un coup, nous avançons point par point avec nos arguments.

À qui s'adressent ces recommandations ? Y a-t-il différents degrés d'application pour les grandes rédactions traditionnelles et les petits médias indépendants ?

KZ : Il y a toujours un degré d'adaptation. Les recommandations ne sont pas des exigences, nous n'avons d’ailleurs pas le poids pour en avoir auprès des rédacteur·ices en chef. Je rappelle que les personnes racisées et minorisées sont en situation de dominées dans le domaine médiatique donc nous ne sommes pas en position d’exiger quoi que ce soit.

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« Nous sommes encore à la préhistoire sur ces questions dans la plupart des médias et elles sont malheureusement trop peu prises en compte, trop stigmatisées, pour exiger des rédactions qu'elles signent une charte qui les engagerait ».

Ces recommandations s'adressent aux rédacteur·ices en chef, aux responsables des ressources humaines, aux directions des entreprises… Cela leur donne des outils. On compte également sur les délégué·es du personnel et les syndicalistes pour nous accompagner dans cette argumentation.

Comment ce document est-il utilisé aujourd'hui ? Pourrait-il devenir une charte à signer ?

KZ : Je pense qu'en l'état, il est trop exigeant pour que des rédactions le signent. Aucun média n'applique l'ensemble de ces points. Nous sommes encore à la préhistoire sur ces questions dans la plupart des médias et elles sont malheureusement trop peu prises en compte, trop stigmatisées, pour exiger des rédactions qu'elles signent une charte qui les engagerait. Il faut composer avec la réalité du métier : les personnes minorisées sont exclues des médias et des postes de direction. Les chef·fes à qui nous parlons sont quasi-exclusivement non concerné·es par la question du racisme.

Concernant la manière dont nous utilisons ces recommandations : à chaque fois que nous rencontrons des rédacteur·ices en chef ou des RH — ce qui commence tout juste car c'est un travail récent dans l'association — nous leur envoyons ces recommandations à l'issue d’un premier échange durant lequel nous avons déjà défendu ces points. Nous le présentons aussi dans les écoles de journalisme pour que les étudiant·es soient acculturé·es à nos propositions et puissent les reprendre à leur compte s'ils·elles arrivent à des postes de direction. Ce document pourrait être publié plus largement un jour.

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« Cette liste, c'est une manière pour nous non seulement d'être perçus comme une association qui peut poser un constat, mais qui peut aussi apporter des solutions ».

Ces propositions sont amendables. C'est un travail en constante évolution. L'important pour nous est d'apporter des solutions, pas seulement de faire des constats. On a témoigné un milliard de fois sur le racisme qu'on vivait en rédaction, posé les termes sur le racisme dans le traitement médiatique, et on continue à le faire parce qu'on nous le demande toujours et qu'on met toujours en doute nos constats. Cette liste, c'est une manière pour nous non seulement d'être perçu·es comme une association qui peut poser un constat, mais qui peut aussi apporter des solutions.

Votre première recommandation concerne la réalisation d'un état des lieux sur la proportion de journalistes racisé·es dans la rédaction ainsi que celles et ceux issu·es d'une classe sociale défavorisée. Est-ce la première étape essentielle du processus ?

KZ : L’état des lieux permet de poser un constat objectif avant d'amener des solutions. Beaucoup de rédactions nous disent qu'elles n'ont pas de problème alors qu’en réalité, il y a bien un problème. Pour pouvoir y répondre, il faut déjà l'objectifier par des chiffres et c'est le but de ce type d'état des lieux qui est souvent assez éditant, que ce soit dans des rédactions indépendantes ou non, du public ou du privé. La proportion de personnes racisées, issues de milieux sociaux défavorables ou de personnes handicapées est tout de même assez faible, notamment quand on monte dans la hiérarchie. Contrairement à ce qu'on entend souvent, les statistiques ethniques ne sont pas interdites en France, elles sont très réglementées et encadrées. Si on anonymise les personnes interrogées et qu'on respecte un certain cahier des charges, c'est légal et nécessaire pour une politique anti-raciste efficace. Pour l'instant, quasiment aucune rédaction n'accepte de le faire à chaque fois qu'on le propose, y compris dans les médias indépendants de gauche. Donc nous devons nous baser sur le constat que nous faisons visuellement. C'est dommage et ce n'est pas assez précis.

Qu'est-ce qui freine les rédactions dans la mise en place de ce processus ? 

KZ : Certaines n’en voient pas l'utilité et sont bien dans leur entre-soi, c’est le cas pour la majorité. D'autres pensent à tort que c'est illégal, sans s'être renseignées. Nous rencontrons aussi des personnes qui craignent que cela assigne les personnes racisées à cette position, un argument un peu fallacieux car cette assignation existe déjà dans la société. On n'a pas besoin d'un questionnaire pour savoir qu'on est assigné·es à une position raciste dans la société française où la fascisation ne va qu'en s'accélérant, notamment dans l'espace public et médiatique. Ce n’est pas un questionnaire en plus ou en moins qui va nourrir la discrimination, surtout qu'il est fait dans un objectif antiraciste et d'une meilleure représentation. Cela rappelle la question qui s'est posée avec l'INSEE qui a rajouté cette année une question sur le pays de naissance des parents dans les questions de recensement. Des syndicats et des organisations de gauche ont considéré que cela pouvait mener à de la discrimination et qu'il ne fallait pas répondre à ces questions. Je comprends leur inquiétude d'un fichage racial. Ceci étant dit, ce sont des chercheur·euses indépendant·es qui ont accès à ces données avec le souhait de mieux connaître la France et d’avoir des chiffres qui permettent d'objectiver la question du racisme. Bien que je comprenne leurs inquiétudes, que ce soit pour le recensement de l'INSEE ou pour notre proposition à l’AJAR, je trouve que c'est une indignation qui n'est pas à sa bonne place. On s'en sert dans un but antiraciste.

Pour l'instant quasiment aucune rédaction n'a souhaité le faire, sauf Libération, et cela ne résulte pas de notre demande, mais de celle de leur CSE. Ils·elles sont en train de faire passer un questionnaire pour savoir comment est composée la rédaction. Ça a été un long débat auquel on a été associé·es car nous avons rencontré le CSE à ce sujet. Libération avait d'ailleurs déjà fait ce travail-là par le passé, avec Iris Ouedraogo, qui est désormais notre co-présidente.

Cet épisode du podcast de CheckNews, le service fact-checking de Libération, s'intéresse à la diversité dans la rédaction du journal

En France, on ne voit pas les couleurs et c'est bien pratique parce que ça nous permet de ne pas voir le racisme. Il y un universalisme exacerbé qui laisse entendre qu’on est tous·tes pareils. Mais quand tu t'appelles Khadija ou que tu t'appelles Karine, tu n'as pas les mêmes chances d'avoir l'appartement, le poste ou d'être arrêté·e dans la rue. Il y a celles et ceux qui vivent dans une France idéalisée et universaliste et il y a nous, les personnes racisées, qui vivons dans la France telle qu'elle est, c'est-à-dire en pleine accélération fasciste, où le racisme est partout. 

Dans vos recommandations, vous mentionnez deux sujets clés : les annonces qui ne sont pas partagées publiquement et les recrutements systématiques dans les écoles reconnues par la profession. En quoi est-ce crucial ?

KZ : La composition actuelle des rédactions est très blanche et issue de classes sociales privilégiées. Quand les offres ne sont pas publiques, elles sont partagées dans leurs réseaux composés des mêmes personnes, si ce n’est leurs ami·es. Le métier est certes un peu plus diversifié qu’il y a quelques décennies mais on est encore bien loin du compte.

Concernant les écoles de journalisme, je suis favorable au système de reconnaissance des écoles. C’est important d'avoir des critères objectifs et sérieux et le fait que ce travail soit fait par d'autres journalistes est pour moi très important. En parallèle, des écoles privées ruinent leurs élèves, parfois issu·es de classes sociales défavorisées, qui ne connaissent pas ce système de reconnaissance des écoles. Ils·elles font des prêts de plusieurs milliers d'euros pour une formation qui ne leur apprend pas grand-chose, ne leur donne pas accès à un réseau. À la fin, ils·elles n’ont pas accès à un travail et on les retrouve un peu perdu·es, postulant à des écoles, cette fois-ci, reconnues, avec un emprunt sur le dos. Mais les concours d'entrée pour les écoles reconnues sont sélectifs socialement. Les questions portent sur la culture générale bourgeoise mais pas la culture populaire. Les oraux sont souvent violents socialement et encore faut-il arriver à s’y présenter. Les élèves suivent des prépas hors de prix. Il y a un prix social et donc racial monstrueux dès les entrées en école de journalisme. Il en résulte qu'il y a très peu de personnes racisées dans ces formations, hormis quelques étudiant·es étranger·ères qui payent des prix exorbitants, donc issu·es de milieux très favorisés. Quelques personnes racisées, par un concours de circonstances, de la chance, du travail et de l'abnégation, ont réussi à se faire une place dans ces écoles-là mais ils·elles y subissent une discrimination sans pareille.

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« La formation, ce n'est pas qu'à l'école, elle doit aussi être assurée par les entreprises. On ne peut pas, quand on a des nouveaux·elles collaborateur·ices, les avoir tout prêt·es ».

On parle d’ouvrir l'embauche à l'extérieur de ces écoles reconnues parce qu’elles perpétuent l'entre-soi. Les rédacteur·ices en chef nous répondent souvent qu'il existe la Prépa égalité des chances de l’ESJ et du Bondy Blog, La Chance… Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan. Je suis moi-même bénévole à La Chance et j’adore cette association. Mais ces structures font un travail que les écoles de journalisme ont abandonné, c'est-à-dire d'essayer de diversifier leur promotion. Ce sont des petites promos, ce n’est pas avec ça qu'on va changer la face des médias.

Y a-t-il des rédactions qui mettent en place des processus pour éviter ces pratiques discriminantes ? 

KZ : Si on veut regarder des exemples concrets, on parle de seulement cinq ou six rédactions en France qui agissent de plusieurs manières. D'abord, en publiant systématiquement les offres et en diversifiant leur vivier de pigistes. Il est important d'être proactif en allant chercher les talents, par exemple auprès du Bondy Blog, qui est véritablement une bonne école de formation pour les gens issus des quartiers populaires, en Île-de-France principalement, et qui sont souvent racisés. 

Les rédactions peuvent aussi se mettre en contact avec des associations comme l’AJAR qui ont des CV de personnes talentueuses. Pour des personnes qui n’ont pas encore pigé pour son média et qui n'ont pas tous les codes, il faut accepter de relire peut-être un peu plus les premiers papiers. La formation, ce n'est pas qu'à l'école, elle doit aussi être assurée par les entreprises. On ne peut pas, quand on a des nouveaux·elles collaborateur·ices, les avoir tout prêt·es. 

On va notamment avoir un rendez-vous en mars avec la revue La Déferlante. J'ai fait appel à tous·tes les pigistes de l’AJAR en leur demandant qui était intéressé·e par le travail de ce média et voudrait un jour pouvoir y travailler. J'ai eu une quinzaine de réponses. On va faire un rendez-vous entre la chefferie de La Déferlante et ces personnes pour se rencontrer et discuter. 

Après avoir fermé les portes pendant des décennies, c'est pas en les entre-ouvrant d'un centimètre que d'un coup, ça va fonctionner. Il faut rétablir un lien de confiance, se reconnecter aux personnes en situation de minorité. Nous sommes un outil pour le faire, on se met à disposition des rédactions pour le faire. Et en général, ça marche.

Comme pour les questions de recensement, est-ce que les rédactions sont frileuses à l’idée de mettre en place ces processus ? Pourquoi ?

KZ : Il est illégal de cibler racialement qui on embauche, les rédactions ne peuvent pas faire ça. Pour nous, demander aux rédactions d'embaucher des personnes racisées ne revient pas à les favoriser. On leur demande plutôt d'arrêter de les défavoriser. Pendant des années, elles ont été tenues loin de ces métiers, repoussées pour ce qu'elles étaient. À compétences égales, si une personne en situation de minorité est davantage favorisée et employée, c'est juste réparer un tort qu'on nous fait depuis des années. C'est exactement la même question avec les femmes. Aujourd'hui, le métier se féminise. Si demain, une rédaction d’hommes disait qu’à compétences égales elle embaucherait des femmes, ça ne ferait pas scandale. Sur la question de la race, on a un retard très conséquent dans les rédactions françaises. Pour les personnes blanches et de milieu sociaux privilégiés, la montagne de privilèges sur laquelle elles sont assises depuis leur naissance ne va pas s'effondrer d'u

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Owen Huchon