« Cette tribune marque la première prise de parole publique de Media Off-Site, une communauté confidentielle de cadres dirigeants de médias, fondée en juin 2024.
Notre groupe se réunit régulièrement, loin des micros et des conférences, pour discuter sans détour de l'avenir de notre industrie. Lors de ces rencontres, nous partageons nos doutes autant que nos expériences.
Nous publierons régulièrement ces réflexions, dans l'espoir qu'elles puissent enrichir les discussions au sein de vos équipes médias, comme des nôtres.
N'hésitez pas à partager cette tribune et à nous faire part de vos propres réflexions et réactions dans les commentaires de cet article.
Bonne lecture. »
Max Leroy - Président et fondateur de Media Off-Site
Il y a toujours de grandes différences entre ce qui se dit en public et dans un cadre plus confidentiel… C’est peut-être encore plus vrai sur le sujet de l’IA, un enjeu stratégique majeur pour tous les médias dans les années qui viennent. Pour évoquer ce sujet, le cadre de confiance permis par Media Off-Site - un espace d’échange et d’entraide entre cadres dirigeants de médias, dont l’identité, comme le détail de leurs discussions, restent confidentiels - trouve tout son sens. Il a ainsi permis de définir un ensemble de six bonnes pratiques, que nous vous partageons aujourd’hui, avec un discours souvent éloigné des postures tenues publiquement.
Oui, il faut à tout prix défendre la propriété intellectuelle des médias, fruit du travail des rédactions et d’une exigence déontologique que n’ont pas les plateformes. Oui, il faut aussi se saisir de l’IA dans nos médias pour améliorer nos processus, enrichir nos pratiques journalistiques, et imaginer de nouveaux formats éditoriaux. Oui, il faut expérimenter, lancer des projets et nécessairement échouer. Oui, il est nécessaire d’expliquer, d’accompagner et de former nos équipes pour mener ces transformations avec le minimum de heurts.
Mais c’est loin d’être suffisant !
Miser sur une acculturation ancrée dans le concret, plutôt que des formations
En particulier, beaucoup d’entre nous considèrent les formations comme "un passage obligé, pour la paix sociale", mais les trouvent souvent trop théoriques et déconnectées des besoins réels, car basées sur des cas d'école plutôt que sur les problématiques concrètes des rédactions et l’expérimentation. "Je ne crois pas en la formation. Je crois en l'acculturation", résumait ainsi l'un.e de nos membres.
Cette acculturation préalable est d’autant plus nécessaire que sur le terrain, les premières bonnes volontés sont souvent freinées. Dans l’une des rédactions représentées, les quelques journalistes participant au groupe de travail sur l'intelligence artificielle préfèrent ainsi rester discrets, craignant d'être perçus comme des "traîtres" par leurs collègues…
Créer un groupe pluridisciplinaire de soutien à l’innovation IA
Et encore, de tels groupes de travail transverse sont loin d’exister dans tous les groupes médias. Pourtant, sur l’IA comme plus généralement sur tous les sujets liés à l’innovation et à la conduite du changement, confier le sujet à une seule personne, ça ne fonctionne pas. Étant bien entendu qu’à l’inverse, ne confier le sujet à personne, ça ne fonctionne pas mieux.
"Tout le monde se refile la patate chaude", faisait ainsi observer un·e participant·e, tandis qu’un.e autre résumait ainsi la situation : "On se dit 'c'est un sujet tech', mais en même temps c'est aussi un sujet de la rédaction... Du coup c'est un peu le sujet de tout le monde, parce que tout le monde sait qu'on doit s'en occuper, mais en même temps c’est le sujet de personne."
Dans ce contexte, la création d'un groupe pluridisciplinaire, clairement identifié en interne, et dont le but n'est pas seulement de se pencher sur les questions déontologiques et éthiques, mais bien de porter l'innovation elle-même, semble être un passage obligé. Mais sans pour autant mettre en place une usine à gaz !
Être réaliste et pragmatique : le meilleur moyen d’éviter les déceptions
Même pour les médias qui ont déjà bien avancé dans leurs expérimentations, les premières initiatives révèlent souvent un grand décalage entre les attentes initiales et la réalité, sources de déceptions et, parfois, de désinvestissements.
Comme le faisait constater un·e membre, "tout le monde a l'impression qu'en trois mois on va faire des super trucs [...] mais c'est beaucoup plus complexe que prévu". Un travail en amont de priorisation et d’évaluation de la faisabilité des projets est donc nécessaire, tout en ayant conscience que les freins sont tout autant d’ordre technique qu’organisationnel. “Ce sont souvent les projets nés d’une initiative personnelle qui voient le plus vite le jour. Un développeur fait un truc pendant un week-end et il arrive le lundi avec, le montre à tout le monde, et une semaine après c’est en production”.
Quelle que soit l’origine de l’initiative, l’une des clés de réussite d’un projet ou d’une expérimentation IA réside dans son adéquation avec un véritable “besoin utilisateur”.
Il faut se poser la question de la transparence, même s’il n’y a pas de réponse toute faite
Certes, la technologie n’est pas encore 100% fiable et est loin de tenir toutes ses promesses, mais les premiers cas d’usage - la traduction automatique d'articles, la génération de résumés ou encore l'analyse des commentaires des lecteurs - sont pourtant bel et bien là. Et avec eux, viennent d’inévitables enjeux éthiques, à commencer par la question de la transparence vis-à-vis des audiences.
Notamment, faut-il systématiquement mentionner l'utilisation d'outils d'IA ? Sur ce point, les avis divergent, selon les usages. Si l'emploi de l'IA pour la génération d'images ou la modération des commentaires est généralement explicité, son utilisation comme outil d'assistance à la rédaction suscite bien plus de débats : en quoi est-ce très différent d’un correcteur orthographique ?
Certain·e·s participant·e·s défendent ainsi une approche très pragmatique : pour eux, l'IA n'est qu'un outil d'assistance parmi d'autres dans la chaîne de production journalistique. Dans cette optique, l'utilisation d'un LLM pour faciliter la rédaction n'est pas fondamentalement différente d'autres outils d'aide à l'écriture, tant que le résultat final est validé par la chaîne éditoriale traditionnelle. D'autres participant·e·s expriment quant à eux une position plus stricte sur la nécessité de transparence.
Ces questions, assez présentes aujourd'hui, pourraient toutefois devenir moins sensibles à l'avenir… "Ce sont des questions très importantes aujourd'hui [...] Mais peut-être que ce ne sera plus un sujet dans 5 ans", estime un·e participant·e.
Faciliter la découvrabilité des contenus grâce à l’IA, plutôt qu’en produire plus
A noter également : certains types d’usages de l’IA suscitent moins de réticences que d’autres. Son application à la “découvrabilité” des articles est plutôt bienvenue, car elle permet de valoriser le travail des rédactions. La question est particulièrement d’actualité pour les médias qui produisent un volume important de contenus.
Comme un·e responsable d’un grand média le reconnaissait, "on produit 130 contenus par jour. C'est absolument déprimant tout ce qui n'est pas vu." L'IA pourrait permettre ainsi de mieux exposer les contenus, en personnalisant l’expérience sur les sites et applications…
Valoriser les contenus, c’est aussi les “repackager” avec l’aide de l’IA
Dans ce sens, certain·e·s participant·e·s anticipent aussi l'émergence de nouveaux rôles, comme celui d’"éditeur augmenté" capable de maîtriser les outils d'IA pour décliner les contenus sur différents formats et canaux : “On va peut-être voir arriver prochainement un nouveau métier, qui va venir après celui de la rédaction et de la création de contenu en général : la déclinaison du contenu”.
Ces "éditeurs augmentés" seraient capables de maîtriser le prompt engineering, travailler les résumés et garantir l'alignement avec la ligne éditoriale pour pouvoir adapter les contenus pour de multiples canaux de distribution - sur les différents réseaux sociaux, mais aussi en plusieurs langues, via des sous-titrages adaptés, voire avec un doublage automatisé.
"C'est ce que font tous les créateurs de contenus YouTube et autres avec des outils qui leur permettent de re-découper le contenu pour de la vidéo verticale ou horizontale par exemple”, notait un·e participant·e. Mais la pratique est encore loin d’avoir trouvé sa place au sein des médias “traditionnels”.
N.B. : Marine Doux et Baptiste Thevelein, cofondatrice et cofondateur de Médianes, sont également cofondateurs de Media Off-Site. Cette tribune est également publiée sur LinkedIn, et sur The Audiencers.