Infrastructure clé du commerce maritime mondial, le canal de Panama concentre une part significative des échanges internationaux, en particulier ceux des États-Unis, son principal utilisateur. Dans un contexte de rivalité sino-américaine croissante, les tensions autour du canal se sont récemment ravivées, à la suite de déclarations de Donald Trump sur une possible reprise de son contrôle. Quel rôle joue le canal dans la stratégie maritime des États-Unis ? Assiste-t-on à une reconfiguration du contrôle des infrastructures stratégiques du canal, et la rivalité sino-américaine en façonne-t-elle l’avenir ? Le point avec Romane Lucq, analyste en stratégie internationale spécialisée sur les enjeux maritimes.
Pourquoi le canal de Panama est-il une infrastructure importante de l’économie mondiale et en quoi revêt-il une importance stratégique majeure pour les États-Unis ?
Le canal de Panama est une infrastructure essentielle du commerce maritime mondial car il relie les océans Atlantique et Pacifique en permettant d’éviter un détour à la fois long et coûteux par le cap Horn. Environ 5 à 6 % du commerce maritime mondial transitent par cette voie permettant l’acheminement de produits manufacturés et de matières premières (hydrocarbures, minerais, céréales, etc.). Il revêt en outre une importance toute particulière pour les États-Unis, qui l’ont construit entre 1904 et 1914 puis administré tout au long du XXe siècle, avant de le rétrocéder au Panama en 1999 dans le cadre des traités Torrijos-Carter signés en 1977. Depuis sa rétrocession, il est administré par l’Autorité du canal de Panama, une entité autonome distincte du gouvernement panaméen. Son statut de « patrimoine inaliénable de la nation » est d’ailleurs inscrit dans la constitution, garantissant que sa gestion reste sous souveraineté exclusive du Panama.
Pour autant, les États-Unis continuent de le considérer comme un élément clé de leur influence en Amérique latine et de leur sécurité économique. Il constitue en effet une voie stratégique pour leurs exportations et importations, à la fois entre la côte Est et l’Asie, entre la côte Ouest et l’Europe mais également pour relier les côtes Est et Ouest du pays entre elles. Plus de 70 % des marchandises transportées via le canal ont pour origine ou destination un port états-unien, faisant de Washington son principal utilisateur. Le canal de Panama représente également un enjeu important de la stratégie navale états-unienne en ce qu’il permet à l’US Navy de faire transiter rapidement ses bâtiments entre l’Atlantique et le Pacifique. Cette dépendance au canal s’accompagne d’une vigilance accrue sur son contrôle et sa gestion. Selon les principes inscrits dans les traités Torrijos-Carter et puisqu’ils ont un intérêt stratégique à garantir la libre circulation des marchandises et à prévenir toute ingérence étrangère susceptible de compromettre le fonctionnement du canal, les États-Unis continuent de jouer un rôle dans sa sécurité et sa neutralité. Outre la sécurisation des voies maritimes, cette vigilance concerne notamment les influences économiques et politiques étrangères.
Donald Trump a affirmé à plusieurs reprises vouloir « reprendre » le contrôle du canal de Panama. Que faut-il comprendre de ces déclarations et quels effets ont-elles eus ?
Fin décembre 2024 et début janvier 2025, Donald Trump a effectivement multiplié les déclarations affirmant sa volonté de « reprendre » le contrôle du canal de Panama en avançant plusieurs justifications. Il a d’abord dénoncé les tarifs jugés excessifs imposés aux navires états-uniens empruntant le canal, estimant qu’ils pénalisaient injustement les intérêts économiques des États-Unis. Il a ensuite pointé du doigt l’influence grandissante de la Chine, mettant en cause CK Hutchison Holdings, un conglomérat hongkongais qui exploite les ports de Balboa (côté Pacifique) et de Cristóbal (côté Atlantique), situés aux deux extrémités du canal. Lors de son investiture, le 20 janvier dernier, il a réitéré ses accusations. Il a qualifié la rétrocession du canal d’« erreur stratégique », et affirmé que les États-Unis n’auraient jamais dû abandonner cette infrastructure essentielle à leur puissance commerciale et militaire. Le président panaméen José Raúl Mulino a immédiatement réagi en réaffirmant la souveraineté du Panama sur le canal et l’accès équitable à tous les navires, puis a exprimé aux Nations unies son inquiétude face aux déclarations « préoccupantes et infondées » du président états-unien.
La situation a évolué à la suite de la visite, début février, du secrétaire d’État états-unien Marco Rubio à Panama City. Dans un communiqué, celui-ci a salué les efforts du Panama pour maintenir la transparence et la souveraineté du canal, dont les États-Unis restent le principal utilisateur et investisseur. Cette visite, perçue comme une démonstration de l’influence états-unienne, a été suivie de décisions politiques majeures traduisant un rééquilibrage en faveur de Washington. D’abord, le Panama a annoncé qu’il ne prolongerait pas son adhésion aux nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – BRI), projet auquel le pays avait adhéré en 2017. Ce retrait marque une prise de distance avec Pékin et envoie un signal fort aux États-Unis, qui percevaient cette coopération comme un vecteur d’influence chinoise en Amérique latine. Plus tard, le procureur général du Panama s’est positionné en faveur de l’annulation de la concession accordée en 1997 à CK Hutchison Holdings, pour l’exploitation des ports de Balboa et Cristóbal et renouvelée pour 25 ans en 2021. Cette déclaration a ouvert la voie à une reconfiguration du contrôle des infrastructures portuaires stratégiques qui limiterait de facto la présence chinoise autour du canal.
Ces décisions illustrent ainsi la fragilité de la position panaméenne face aux pressions des grandes puissances et la capacité des États-Unis à peser sur les choix stratégiques du pays, malgré l’affirmation de sa souveraineté. L’économie dollarisée du Panama, son absence d’armée régulière et sa dépendance aux États-Unis en matière de commerce limitent ses marges de manœuvre.
Le canal se retrouve-t-il ainsi au cœur des tensions entre les États-Unis et la Chine ? Comment cette rivalité s’exprime-t-elle ?
On peut en effet considérer que le canal est aujourd’hui un espace de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, affrontement qui se joue sur les plans économique, diplomatique et stratégique. Depuis la rétrocession du canal au Panama, la Chine a progressivement renforcé son influence dans le pays, profitant du retrait états-unien et des opportunités offertes par la libéralisation de l’économie panaméenne, avec un tournant majeur en 2017, lorsque le Panama a rompu ses relations diplomatiques avec Taïwan pour établir des liens officiels avec Pékin. Cette décision a ouvert la voie à une intensification des investissements chinois, en particulier dans les infrastructures portuaires et les zones franches situées autour du canal, dans le cadre de ses nouvelles routes de la soie. Washington a rapidement réagi face à cette montée en puissance en renforçant, dès 2018-2019, ses pressions pour limiter l’implantation de projets chinois dans la région et favoriser ses intérêts économiques et stratégiques. Ainsi, la rivalité sino-américaine façonne certaines des décisions stratégiques du Panama. Si le gouvernement de José Raúl Mulino a récemment pris des mesures favorables aux intérêts états-uniens, la Chine reste un acteur incontournable : elle est le deuxième utilisateur du canal et un investisseur clé dans plusieurs secteurs de l’économie panaméenne.
Cette dynamique de rivalité s’est encore illustrée il y a quelques jours avec le rachat par le fonds d’investissement états-unien BlackRock des parts de CK Hutchison Holdings dans les ports de Balboa et Cristóbal. Cette transaction, annoncée dans un communiqué conjoint le 4 mars 2025, marque un recul de la présence chinoise dans la gestion des infrastructures stratégiques du canal et un renforcement de l’influence états-unienne. En récupérant ces actifs portuaires, Blackrock vient contrer ce que Washington considérait comme une mainmise chinoise sur ce point névralgique du commerce maritime mondial. Ce rachat, d’une valeur de 22,8 milliards de dollars, a été immédiatement salué par Donald Trump qui l’a présenté comme une « reconquête » du canal par les États-Unis. Le gouvernement panaméen a rapidement tenu à nuancer cette lecture : José Raúl Mulino a déclaré que cette transaction relevait d’une opération commerciale privée qui ne remettait en rien en cause la souveraineté du Panama sur l’ensemble de ses infrastructures portuaires et du canal. Cette séquence illustre la position délicate du Panama, pris entre deux puissances cherchant à accroître leur influence sur une infrastructure maritime essentielle. Si le pays affiche une volonté de préserver son autonomie, les réalités économiques et géopolitiques le contraignent à composer avec les pressions états-uniennes tout en maintenant ses relations économiques avec la Chine.
De manière plus générale, l’acquisition des ports par BlackRock et l’investissement de 20 milliards de dollars aux États-Unis annoncé le 6 mars par le groupe français CMA CGM – visant à renforcer sa flotte sous pavillon états-unien et à moderniser les infrastructures portuaires – s’inscrivent dans une stratégie plus large de Washington sa position dans le secteur maritime et contrer l’influence croissante de Pékin sur les infrastructures critiques du commerce international. Cette initiative fait suite à l’annonce par l’administration Trump de l’imposition de taxes pouvant atteindre 1,5 million de dollars par escale pour les navires construits en Chine accostant dans les ports états-uniens, mesure qui a incité CMA CGM à renforcer sa présence aux États-Unis afin de se conformer aux nouvelles réglementations et de réduire sa dépendance aux chantiers navals chinois.