Article rédigé par FANNY DIAZ
Diplômée en Master d’Anthropologie - Expertise ethnologique en patrimoine immatériel,Université Toulouse 2 Jean Jaurès

Les mẽbẽngôkre (Kayapó) du Brésil central inscrivent leur identité et leur organisation sociale dans une esthétique corporelle codifiée. Au cœur de cette expression, les peintures corporelles, réalisées à partir de pigments végétaux, marquent les appartenances, les statuts et les rites de passage. Plus qu’un ornement, elles constituent un langage visuel structurant les relations sociales et le rapport au cosmos. Cet article analyse la fonction symbolique de ces motifs, leur transmission et leur réinterprétation face aux dynamiques contemporaines de patrimonialisation.

Qui sont les mẽbẽngôkre (Kayapó) ?

Les mẽbẽngôkre (Kayapó) forment un ensemble de populations du Brésil central. Ils vivent en forêt tropicale, sur un vaste territoire de plus de treize mille hectares, situé en bordure du Rio Xingu, sur la partie méridionale de l’Etat du Pará et de l’extrême nord de l’Etat du Mato Grosso.

En 2014, leur population dépassait les 11 675 individus1, répartis en plusieurs groupes, dont les Kuben – Kran – Krẽn, les Kôkraimôrô, les Kararaû, les Mekrãgnoti, les Xikrin et les Metyktire, ainsi que les Pore Krù, les Put-Karôt et les Gorotire. C’est sur ces derniers que porte cet article2. Il existe plusieurs villages mẽbẽngôkre suite à des querelles internes qui ont entraîné une série de scissions et de séparations des groupes.

Une femme mẽbẽngôkre se faisant peindre le visage. Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod
Carte du territoire mẽbẽngôkre au Brésil.
Crédit : Para MesoMicroMunicip.svg, own work, CC BY 2.5, Raphael Lorenzeto de Abreu

Le nom de « Kayapó » leur a été attribué par les colons brésiliens qui désignaient ainsi les habitants natifs de ces villages. Le terme serait emprunté à la langue tupi et signifierait « ressemblent aux singes »3. Cependant, ces groupes s’auto-dénomment mẽbẽngôkre, ce qui peut se traduire par « ceux du lieu d’eau »4, bien que la signification peut légèrement varier selon de l’ethnologue, de l’orthographe et/ou de la prononciation5.

Quant à l’origine de ces derniers, un mythe, encore conté et transmis de nos jours, explique qu’autrefois, toutes ces poupulations ne formaient qu’un seul et même peuple et mangeaient du maïs issu d’un arbre. Lorsque l’arbre-maïs fut coupé, le peuple se divisa, formant ainsi différents groupes6.

Cette population monogame organise sa résidence selon le système uxorilocale, où les époux s’établissent au domicile de l’épouse. Le village adopte une configuration circulaire, une disposition qui permet de se protéger des attaques extérieures. Au centre du village se trouve la maison des hommes appelée ngà. Cet espace, exclusivement masculin, est le lieu de danses rituelles ainsi que d’autres activités sociales, telles que l’organisation de la chasse ou de la guerre7. Les femmes peuvent s’y rendre seulement pour leur apporter de la nourriture, et certains artisanats.

Les communautés mẽbẽngôkre sont fortement touchées par l’évangélisation. Des offices évangéliques se tiennent d’ailleurs chaque dimanche dans la maison des hommes. Toutefois, certain.e.s membres de la communauté ne sont pas évangelisé.e.s et n’adhèrent donc pas nécessairement à ces croyances. La Bible et les chants religieux ont cependant été traduits en langue Gé8, facilitant leur diffusion. Parallèlement, les croyances traditionnelles restent vivaces et s’organisent notamment autour des pouvoirs du chamane. Autrefois, le culte du soleil occupait une place centrale. Aujourd’hui, les nouvelles générations manifestent une adhésion croissante aux croyances chrétiennes. Selon l’ethnologue Nathalie Petesch, les communautés mẽbẽngôkre possèdent une grande capacité à naviguer entre différents registres culturels, une flexibilité qui contraste avec d’autres sociétés où ces transitions s’avèrent souvent plus complexes et conflictuelles9.

En 1988, les mẽbẽngôkre ont joué un rôle important dans la reconnaissance de leurs droits dans la nouvelle Constitution brésilienne, notamment en ce qui concerne la protection de leur territoire. Cette avancée est en grande partie due à l’action de figures emblématiques, telles que le chef Raoni, dont l’engagement a bénéficié d’une large médiatisation10.

Village de Gorotire en premier plan et Motukôre en second plan.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod

La fabrication des teintures : le genipa et le rocou

Dans les communautés mẽbẽngôkre, l’expression symbolique passe notamment par les peintures et les ornementations corporelles, omniprésentes aussi bien dans la vie quotidienne que lors des cérémonies.

Les deux teintures principales des peintures corporelles sont le rouge et le noir. La teinture rouge est obtenue à partir des graines du rocouyer (Bixa orellana L.), un arbuste tropical d’Amérique du Sud. Ces graines, appelées rocou en français, py en langue Gé et urucum en portugais, sont broyées à la main11, puis mélangées à de l’huile extraite des amandes du babaçu (Attalea speciosa), un palmier tropical. Pour les mẽbẽngôkre, cette teinture rouge fait référence à l’énergie vitale. Elle possède également des propriétés protectrices, servant à la fois de répulsif et de filtre solaire.

Une main contenant la pâte de roucou prête à l’emploi.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod

Quant à la teinture noire, elle est confectionnée à partir de fruits du genipa (Genipa americana), appelé mrôti en langue Gé et jenipapo en portugais12. Cet arbre tropical d’Amérique du Sud est exploité depuis les temps précolombiens, principalement cultivé par les populations locales pour la production de teinture plutôt que pour ses fruits comestibles, comme l’a souligné le botaniste Jacques Huber. Le jus du genipa, incolore à l’origine, contient de la genipine, une substance qui, au contact de la peau, s’oxyde pour produire une couleur bleu-noire13. Les mẽbẽngôkre mélangent ce jus à du charbon pour visualiser les lignes qu’ils tracent sur le corps. Au bout de quelques heures, le charbon tombe et laisse place à la couleur noire produite par le jus oxydé. Le noir du genipa est un marqueur social important. À la naissance, un enfant ne fait pas encore pleinement partie de la communauté. Il parvient à le devenir une fois son corps peint et son nom attribué. Ces peintures corporelles font de lui un être culturel, son corps « habillé » de ces peintures le « donne à voir », le présente au regard de l’autre14, il devient visible un individu aux yeux des autres. En plus de sa valeur symbolique, cette teinture aussi protège du soleil et possède des propriétés antibactériennes.

Fruits de Genipa et charbon.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod
Préparation de la pâte de genipa.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod
Extrait de Genipa (Genipa americana). Rapid reference collection (RRC), (C) Field Museum of natural history – CC BY-NC 4.0, Crédit : J. D. Dwyer

Une fois appliquées sur le corps, ces teintures peuvent durer plus de deux semaines. Il en existe également une autre préparation, une pâte plus épaisse et brillante, à base de charbon et de résine, utilisée pour peindre des motifs destinés à la tête et au visage, notamment lors de la cérémonie d’attribution du nom chez les enfants.

Afin d’appliquer la teinture sur leurs enfants, les femmes utilisent la tige d’une feuille de palmier, appelée kwỳky15, pour tracer les formes géométriques avec précision. Chez les hommes, les teintures sont généralement appliquées à la main et ce sont, le plus souvent, les épouses, les mères ou d’autres femmes de la famille qui se chargent de cette tâche.

Une femme mẽbẽngôkre peignant son mari.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod

Les peintures corporelles constituent une pratique quotidienne exclusivement réservée aux femmes et occupent une place essentielle dans chaque rite mẽbẽngôkre. Regroupées par catégories d’âge, elles consacrent une grande partie de leur temps à l’application de ces peintures corporelles, en particulier sur leurs enfants. C’est aussi un moment dédié à la transmission des savoir-faire, aux significations des peintures ainsi qu’à la narration d’histoires et de contes16.

Des mères mẽbẽngôkre réalisant des peintures corporelles sur leurs enfants. Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod
Plan rapproché de la réalisation d’une peinture corporelle.
Crédit : Serge Guiraud, Muséum de Toulouse, Jabiru Prod

« C’est un art qui reflète des conceptions cosmologiques, les structures sociales et les relations avec la nature »17. La plupart des motifs s’inspirent d’éléments botaniques ou zoologiques considérés comme importants18.