Article traduit par Owen Huchon — Version originale, rédigée par Hanaa' Tameez, publiée sur le site du Nieman Lab le 19 février 2025.
Pendant des années, les rédactions se sont demandé quoi faire de leurs espaces commentaires. Certain·es utilisateur·ices peuvent être hostiles ou diffuser de fausses informations et contribuer à l’épuisement des modérateur·ices. Plusieurs médias ont restreint la possibilité de commenter aux seul·es utilisateur·ices inscrit·es ou aux abonné·es. Certains ont développé leurs propres plateformes de commentaires tandis que d’autres ont jeté l’éponge, renvoyant leur lectorat vers les réseaux sociaux pour exprimer leurs avis.
En 2022, le média d'information allemand Der Spiegel enregistrait environ 1,7 million de commentaires par mois sur ses articles. Selon Laura Badura, responsable produit, ce volume dépassait largement ce que les lecteur·ices pouvaient consulter et ce que les modérateur·ices étaient en capacité de traiter. Le média a ainsi complètement repensé la section commentaires sur son site.
Après un an de conception et de tests, Der Spiegel a lancé en décembre 2023 son espace de discussion centralisé, baptisé « Debate », où les lecteur·ices peuvent débattre sur les sujets les plus importants de la journée. Après quatorze mois d'utilisation, Laura Badura a constaté une amélioration de la qualité des commentaires. Bien que cette fonction ne soit pas un facteur majeur d'abonnement, elle remarque que les abonné·es qui y participent passent davantage de temps sur le site.
Un nouvel espace de débat
Chaque jour, l'équipe de modération du média (constituée de membres de l'équipe des réseaux sociaux) élabore environ quatre questions de débat fermées « oui ou non » sur l'actualité du jour. Les débats sont visibles gratuitement pour les utilisateur·ices enregistré·es, mais seul·es les abonné·es payant·es peuvent les commenter. En parallèle, les commentaires sur les articles individuels sont désactivés.
Voici les questions posées lors du débat du 19 février :
- Le compte à rebours a commencé : Avez-vous des questions sur les élections fédérales ?
- Les États-Unis se détournent de l'Europe : La crise peut-elle devenir une opportunité ?
- Voulez-vous que les Verts participent au gouvernement ?
- Critique de la politique économique des Verts : Le dirigeant de la CSU Söder « devrait s'occuper de son propre bilan » - Êtes-vous d'accord ?
Parmi les autres débats récents figurent : « Les questions féministes sont-elles négligées dans le débat politique ? », « L'Europe a-t-elle besoin de sa propre armée dotée d'armes nucléaires ? » et « L'Europe peut-elle suivre le rythme de la course mondiale à l'IA grâce à de nouveaux investissements ? »
La plateforme Debate ressemble à un fil Reddit ordonné et très ciblé sur un sujet (la couleur principale de Der Spiegel est également un orange similaire à celui de Reddit). L'interface encourage les lecteur·ices à voter dans un sondage et affiche les articles liés à la question. Les abonné·es peuvent ensuite écrire leurs propres commentaires, répondre aux autres et partager les messages de la discussion sur les réseaux sociaux. Ils·elles peuvent également suggérer au Spiegel de futurs sujets de discussion et voter pour ou contre les suggestions. (Une suggestion populaire ayant rassemblé 52 votes : « Golfe d'Amérique : les journalistes doivent-ils·elles faire preuve de solidarité avec les représentant·es de l'AP et s'abstenir de participer à d'autres conférences de presse ? »)
Les modérateur·ices du Spiegel s’appuient sur ces suggestions pour les sujets de débat à venir. Parmi les thèmes récemment retenus : « Les États-Unis sont-ils toujours un partenaire fiable pour l'Allemagne ? » et « Une prime de 1 000 euros pour un an de travail continu serait-elle une incitation appropriée pour les chômeurs de longue durée ? »
Des bénéfices mutuels
La plateforme Debate a été mutuellement bénéfique pour les abonné·es et la rédaction, assure Laura Badura. Alors que les commentateur·ices peuvent participer à des conversations constructives et apprendre les un·es des autres, les modérateur·ices du Spiegel profitent d’une charge de travail plus raisonnable. Le logiciel de la plateforme Debate utilise l’intelligence artificielle pour signaler les commentaires susceptibles d'être haineux ou offensants. Laura Badura assure que le taux d'approbation des commentaires sur Debate est de 90 %, contre environ 85 % avec l'ancien système de commentaires.
Cet espace donne également aux journalistes une meilleure idée de l'opinion publique sur les sujets qu'ils·elles couvrent. Pour Laura Badura, l'ancien fonctionnement des commentaires sous chaque article rendait difficile l'analyse du sentiment globale des lecteur·ices sur un sujet ou une question. Si Der Spiegel publiait, par exemple, 20 articles sur l'investiture de Donald Trump, l'ancien système basé sur les commentaires aurait laissé aux modérateur·ices d'innombrables messages et discussions à traiter sur 20 pages différentes.
« Les équipes éditoriales sont bien plus satisfaites de cet espace de débat que des anciennes sections commentaires », note Laura Badura. Les journalistes du Spiegel peuvent créer des liens vers des débats pertinents dans leurs articles, et la page d'accueil comporte des liens bien visibles redirigeant vers ces échanges. « Il arrive qu'un débat représente l'article le plus consulté sur notre site », explique-t-elle. « Cela motive les utilisateur·ices à écrire des commentaires intéressants car ils peuvent ensuite être présentés sur notre page d'accueil. »
Une architecture pensée pour encourager l'échange
En plus d’une question clairement formulée, les commentaires sont divisés en une colonne verte « oui » et une colonne rouge « non » et peuvent être triés par les plus populaires, les plus récents, les plus anciens et les plus pertinents. Chaque débat n'est ouvert que pendant 24 heures (bien qu'ils puissent être rouverts ou prolongés en fonction de la question, précise Laura Badura). Les utilisateur·ices peuvent également commenter des deux côtés, car peu de questions ont une réponse évidente.
Le format et les fonctionnalités ont été conçus sur la base d'une recherche intensive auprès des utilisateur·ices. Der Spiegel, comme d'autres publications, avait envisagé de se débarrasser de sa section de commentaires, mais les résultats de l'enquête ont montré que les utilisateur·ices souhaitaient un forum en grande partie public pour discuter en toute sécurité avec d'autres personnes sur l’actualité.
« Nous avons demandé pourquoi ils·elles ne publient pas de commentaires sur Facebook ou ailleurs. Commenter sur Der Spiegel représente pour elles·eux la garantie d'une certaine modération. Ils·elles veulent un espace commun mais ces lieux [actuels] manquent de [surveillance]. Certain·es ont confié avoir besoin d'un espace sûr quelque part sur Internet et aimeraient que Der Spiegel leur offre cette possibilité. »
Les commentateur·ices peuvent créer des pseudonymes et choisir parmi une gamme d'avatars pour leurs profils afin de ne pas avoir à utiliser leur nom complet ou de vraies photos. Il est possible d'ajouter de courtes biographies qui s'affichent à côté des sujets sur lesquels ils·elles interviennent le plus fréquemment, du nombre de contributions publiées et des idées de débat proposées. Les utilisateur·ices gagnent des points selon la longueur de leurs commentaires, ce qui les encourage à rédiger des messages plus détaillés et argumentés.
Favoriser l'engagement positif
L'une des principales caractéristiques favorisant la civilité des échanges réside dans un détail subtil : chaque commentaire ne comporte qu'un bouton en forme de cœur, permettant uniquement des réactions positives. Laura Badura explique que Debate proposait effectivement des votes négatifs durant une période, mais que l'équipe avait supprimé cette fonctionnalité pour rendre l'environnement plus convivial (les utilisateur·ices peuvent toutefois signaler les commentaires aux modérateur·ices).
« Nous ne voulons pas décourager les participant·es en leur attribuant des votes négatifs », justifie-t-elle. « Notre objectif n'est pas de générer un sentiment désagréable. Nous savons qu’ils·elles publieront des arguments solides en cas de désaccord, ce qui rend le vote négatif superflu. »
Pour aller plus loin
- Comment créer des produits utiles pour son audience ? Max Leroy, spécialiste du produit et du design dans les médias, passé par Le Monde, POLITICO en Europe, CNN et le New York Times, était l’invité de la troisième saison de Chemins.
- Quelques conseils pour créer et gérer intelligemment son espace commentaire pour en faire un espace vivant, accessible et accueillant
- Clubs des lecteur·ices, sociétés des ami·es… Il existe d’autres manières de réunir ses lecteurs·ices et de les faire participer à son média. Voici quelques exemples.
Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté et de la newsletter des 10 liens.
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Hanaa' Tameez est rédactrice au Nieman Lab.
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