Comment Marsactu célèbre dix ans de journalisme indépendant

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Cet article a été publié initialement dans la newsletter Stratégie de Médianes, envoyée deux jeudis par mois à 7h. Par ici pour vous inscrire (gratuitement).

Le 3 avril 2015, dans une salle du tribunal de commerce de Marseille, cinq journalistes font un pari osé : reprendre un média local en liquidation, le rebâtir sans publicité, et en devenir collectivement propriétaires. Dix ans plus tard, Marsactu est toujours debout. Mieux : il revendique une forme rare de journalisme indépendant, ancré dans sa ville, financé par ses lecteur·ices, et structuré en coopérative.

Pour ses dix ans de relance, Marsactu ne célèbre pas simplement un anniversaire. L’équipe met en scène un combat — celui de l’autonomie, de la transparence et d’un modèle économique à taille humaine. Longs formats, événements publics, partenariats éditoriaux et restructuration des offres d’abonnement : l’année est conçue comme une séquence stratégique à part entière. Comment raconter dix ans de luttes et de reconstructions sans tomber dans l’auto-célébration ? Comment incarner le média tout en préparant la suite ? 

Entretien avec Julien Vinzent, journaliste et président de Marsactu, et Alix de Crécy, directrice du développement et de la diffusion du média sur ce moment de bilan et de projection.

Vous ne célébrez pas les quinze ans de Marsactu, mais les dix ans de sa relance. Pourquoi ? 

C’est une question qui revient quasiment chaque année. On l’explique d’ailleurs dans un long format spécial : Marsactu a été lancé en 2010, mais pour nous, l’histoire commence vraiment cinq ans plus tard. À l’époque, Marsactu avait été placé en liquidation judiciaire. Le tribunal de commerce de Marseille a accepté l’offre de reprise des ancien·nes salarié·es le 3 avril 2015.

💡

Marsactu a été fondé en 2010 par Pierre Boucaud, ancien dirigeant du groupe Lagardère. Le site est initialement gratuit et financé par la publicité. En mars 2015, après des années de fragilité financière et d’investissements extérieurs insuffisants, la société éditrice Raj Médias est

placée en liquidation judiciaire

Refusant la disparition du média, cinq journalistes de la rédaction — Élodie Crezé, Benoît Gilles, Roch Giraud, Jean-Marie Leforestier, Clémentine Vaysse et Julien Vinzent — reprennent la main. En juin 2015, ils et elles lancent

une campagne de financement participatif

: l’objectif initial de 25 000 euros est rapidement dépassé et 839 contributeur·ices permettent de réunir 44 340 euros en un peu plus d’un mois.

En juillet 2015, la nouvelle société Marsactu est née. Le média devient une société coopérative,

détenue majoritairement par ses salarié·es

, et adopte un modèle sans publicité, financé par ses lecteur·ices.

Il a ensuite fallu un an pour redonner corps au projet, relancer le site, reconstruire une rédaction. On a retrouvé un rythme de croisière en couvrant les élections législatives et la présidentielle de 2017. L’année suivante, l’idée de célébrer l’anniversaire de la relance s’est imposée pour la première fois pour en faire un moment à part : une vraie campagne pensée pour affirmer nos valeurs, notre ligne éditoriale, notre histoire, et pour nous présenter, incarner le média.

À l’époque, cela nous a paru logique de marquer les trois ans de la relance parce qu’on était encore en pleine reconstruction, presque en mode survie. Tous les mois, on faisait les comptes et on se demandait si on allait pouvoir payer les salaires. C’est resté depuis : cette date est devenue notre repère. C’est ce qui nous réunit. Cette aventure, c’est celle d’une équipe qui a repris un média, qui en est devenue propriétaire, et qui l’a rebâti autour de principes forts, à commencer par l’indépendance — notamment capitalistique. Maîtriser notre modèle économique, c’est ce qui garantit aujourd’hui notre liberté. Ce n’est pas que Marsactu était « moins bien » avant, mais le média n’avait pas cette indépendance structurelle. Et cela a d’ailleurs mené à une liquidation.

Très vite, on s’est dit qu’il fallait marquer le coup, mais on ne savait pas exactement comment, ni sur quelle durée. Un one shot ? Une célébration sur un mois ? Finalement, on a réalisé qu’on allait probablement peu dormir si on n’étalait pas, donc autant le faire durer toute l’année. 

Ensuite, il a fallu penser la narration. En marketing, on dit souvent qu’un support correspond à un objectif. Mais notre raison d’être, à nous, ne se résume pas en un seul objectif. C’est plus vaste.

Notre première mission, c’est d’informer. Un des longs formats publiés revient sur dix ans d’enquêtes et leur impact sur la société, sur la politique. C’est le cœur de ce qu’on fait.

La deuxième dimension, c’est notre modèle économique, qui rend possible cette liberté d’enquête. Sans indépendance vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques, on n’aurait probablement pas pu travailler avec autant de liberté. C’est ce que raconte un deuxième long format.

La troisième raison d’être, enfin, c’est notre lien avec nos abonné·es. Nous ne vivons que grâce à leurs soutiens. Et surtout, des lecteurs et lectrices font partie des actionnaires du journal. 

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63 lecteur·ices (les « Amis de Marsactu ») ont investi en 2017 et 2018 pour devenir actionnaires du média. Ils détiennent au total

22% du capital

. Parmi elles·eux, neuf participent au comité stratégique du quotidien. Les autres associé·es disposent d’un·e représentant·e désigné·e chaque année. 

Marsactu est le premier média local à avoir adopté le

statut d’entreprise solidaire de presse d’information

(ESPI), « qui vise à favoriser l’indépendance des médias via la participation de lecteurs au capital ». Ce statut impose au média de reverser au moins 70 % de ses bénéfices dans l’entreprise. Du côté des médias nationaux, Charlie Hebdo est le premier média à avoir adopté ce statut,

en juillet 2015

. Dans cette liste, on compte également aujourd’hui

Les Jours

,

L’Informé

ou encore

La Déferlante

.

Source : Marsactu — Qui sommes-nous ? — Notre entreprise

De fait, on ne pouvait pas imaginer célébrer cet anniversaire sans elles et eux, qui nous soutiennent depuis le début. D’où l’événement organisé samedi 5 avril : une journée et une soirée entières avec nos lecteur·ices, nos partenaires — Disclose, Mediapart —, et toutes celles et ceux qui ont participé à l’aventure d’une manière ou d’une autre. Cet événement était primordial. Et on ne va pas s’arrêter là. Toute l’année, on prévoit de continuer à raconter cette histoire avec nos partenaires, sous des formats originaux. L’idée, c’est de surprendre, de montrer notre manière singulière de traiter les sujets, de faire du journalisme. 

Par exemple, cet automne, Benoît Gilles, notre cofondateur et corédacteur en chef, publiera une lettre dans La Disparition, un média épistolaire. Elle sera également disponible sur notre site. C’est une des formes choisies. On va aussi sortir un numéro spécial sur Marseille avec la revue Invendable. On y parlera d’enquête de terrain, des quartiers Nord aux quartiers Sud, et de la manière dont on travaille sur ces territoires, parfois pleins de paradoxes.

L’idée de mutualiser, de créer du lien avec d’autres médias, était importante pour vous cette année ?

Oui, clairement. C’est d’ailleurs une question qu’on nous a posée récemment : est-ce que le foisonnement actuel de nouveaux médias, de niches ou pas, nous interroge ? Nous, on considère que seul·es, on n’y arrivera pas. Donc plus on est nombreux·ses, mieux c’est. Et tant qu’à faire, autant être solidaires les un·es des autres. Il y a vraiment une union des forces qui se dessine.

« Nous, on considère que seul·es, on n’y arrivera pas. Donc plus on est nombreux·ses, mieux c’est »

Marsactu, c’est un quotidien. Le rythme est très exigeant, le flux de publication cadre fortement le travail de la rédaction. Même si on sort des enquêtes fouillées, ce rapport au quotidien reste très fort. Alors, pour marquer le coup et faire de cet anniversaire un moment important, il faut créer l’événement — sinon, on risque de rester enfermé·es dans notre travail de quotidien. Le travail avec les partenaires impose aussi une forme d’exigence supplémentaire. C’est plus grand que nous seul·es. Ces collaborations nous permettent d’avancer, de nous renouveler, de travailler sur des formats différents. Et cela nous pousse à faire quelque chose de vraiment marquant, sinon, on pourrait facilement retomber dans un quotidien déjà bien chargé, qui, en soi, suffit largement à remplir nos journées. Le travail avec les partenaires, c’est la meilleure garantie d’être à la hauteur de l’événement. 

Avez-vous également profité de ce moment pour refondre vos offres d’abonnement ? 

Une semaine avant la date anniversaire, on a modifié les tarifs et on les a augmentés — l’abonnement mensuel est passé de 6,99€ à 7,99€, l’abonnement annuel est passé de 59,99€ à 79,99€, ndlr. Entre l’inflation et la hausse de nos coûts éditoriaux, on n’avait pas le choix. Nos prix n’avaient pas bougé depuis un bon moment : l’abonnement mensuel datait de 2015, l’annuel de 2021. 

Pour les dix ans, on a mis en place une campagne où on proposait aux gens de bénéficier de l’ancien tarif avant la hausse. En parallèle, on a aussi lancé une nouvelle formule de soutien annuel. C’est quelque chose qui nous était beaucoup demandé.

Le lectorat abonné de Marsactu est très fidèle, très engagé. On a un phénomène d’ambassadorat : les gens parlent de nous autour d’eux, relayent nos infos, nous soutiennent. Lors de notre levée de fonds fin 2024, plusieurs personnes nous ont dit : « Je n’ai pas les moyens de devenir actionnaire mais j’aimerais pouvoir vous aider davantage. À quand une offre de soutien ? » Cette formule est une réponse directe à cette attente. Elle répond aussi à nos besoins de trésorerie, pour continuer à aller toujours plus sur le terrain.

Quand vous parlez de votre communauté comme d’un réseau d’ambassadeurs et d’ambassadrices du journal, à quoi faites-vous référence ? Du bouche-à-oreille, des relais militants ?

Exactement. Et puis on est à Marseille ! Il y a un côté village. Les gens parlent beaucoup, se croisent, se connaissent. Et on sent vraiment que notre lectorat est très fidèle.

Un exemple : cette année, comme chaque 1er avril, on a fait un Poisson d’avril. On a annoncé que Bruno Retailleau serait notre invité d’honneur à notre événement d’anniversaire parce qu’il était à Marseille pour une visite officielle. Sur Bluesky, un de nos lecteurs a posté un tableau Excel qui répertorie tous nos Poissons d’avril depuis des années.

Plouf ! Les poissons d’avril de Marsactu depuis 2010
« Le long format où on raconte les dix ans d’indépendance étape par étape, c’est pour nos fans hardcore. »

Il y a vraiment des fans absolus. Des gens qui nous suivent depuis le début, qui nous lisent jusqu’au bout. Typiquement, le long format où on raconte les dix ans d’indépendance étape par étape, c’est pour nos fans hardcore. Lors de l’événement de samedi dernier, quelqu’un est venu nous dire : « J’ai lu le long format jusqu’à la fin. J’ai dû m’y reprendre à deux fois parce que je suis dyslexique, mais je l’ai lu en entier, et je tenais à vous dire merci. » C’est le genre de retour qui fait chaud au cœur, surtout quand on se demande si quelqu’un va vraiment aller au bout de textes aussi longs !

D’ailleurs, dans notre communication autour de l’événement, on a envoyé un e-mail à notre communauté en leur proposant de passer à la rédac pour récupérer des affiches, des flyers, des stickers. On sait qu’ils et elles sauront les diffuser et en faire bon usage. Chez nous, cet ambassadorat, ce n’est pas juste une stratégie marketing : c’est vraiment notre ADN.

À quel moment vous êtes-vous réellement mis à préparer cette célébration des 10 ans ? Pas seulement les contenus, mais l’ensemble du projet, événementiel compris ?

On a commencé à y réfléchir dès mi-décembre, juste après la fin du procès de la rue d’Aubagne. Et après Noël, on s’est lancés à fond. Ça a été trois mois de travail non-stop. Bien sûr, on ne faisait pas que

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Marine Slavitch