Version originale rédigée par Sophie Culpepper et publiée sur le site du Nieman Lab le 11 juin 2025
« Quel est le bon indicateur pour mesurer le succès d'un organe de presse ? ». Plusieurs responsables de médias locaux, issu·es pour la plupart de petites rédactions, ont débattu à ce sujet lors d'une table ronde organisée dans le cadre de la conférence annuelle de l'Institute for Nonprofit News. Les échanges ont porté à la fois sur la communication des organisations à but non lucratif ainsi que sur les missions journalistiques, et visaient particulièrement les petits médias qui ne font pas de l'audience leur principal critère de réussite.
Les intervenant·es ont détaillé leur façon de concevoir, mesurer et présenter leurs succès auprès de leurs communautés et de leurs financeurs. Si leurs méthodes diffèrent, ils·elles partagent une approche commune : plutôt que de mesurer la portée ou les performances d'un article (pages vues, prix obtenus, etc.), ils·elles évaluent leur réussite au regard de l'impact concret sur les populations qu'elles entendent servir. Une vision parmi tant d’autres dans un débat large et complexe autour de l'évaluation du succès et de l’impact des médias à but non lucratif.
« Au final, notre objectif n'est pas de sauver le journalisme », explique Angilee Shah, rédactrice en chef et directrice générale de Charlottesville Tomorrow. « Notre objectif est de créer quelque chose d'utile et d'essentiel pour notre communauté. »
« Nous pensons qu'on a trop insisté sur les indicateurs de croissance et les mesures quantitatives », renchérit Amy Kovac-Ashley, directrice exécutive du Tiny News Collective, « et pas assez sur ce que nous appelons les indicateurs d'impact ». Bien que cette table ronde se soit concentrée sur ces derniers, elle espérait que les participants repartiraient en voyant ces deux types d'indicateurs comme complémentaires, « comme deux saveurs inséparables aux États-Unis : le beurre de cacahuète et la confiture ».
Charlottesville Tomorrow
Le territoire couvert par Charlottesville Tomorrow, dans le centre de la Virginie, compte environ 400 000 habitant·es, précise Angilee Shah. Un chiffre qui permet de relativiser les données quantitatives du média. Quatre cents personnes qui participent un questionnaire sur les candidat·es locaux, cela peut paraître modeste, mais c'est en réalité remarquable quand la circonscription ne compte que 700 électeurs inscrits.
Charlottesville Tomorrow privilégie le suivi des retours de sa communauté. Le média oriente ses lecteur·ices vers un formulaire de contact et organise régulièrement des entretiens individuels. La rédaction reçoit environ 130 messages par jour de la part de sa communauté et a développé un système sur Slack qui facilite le partage des retours entre journalistes pour alimenter son outil de mesure d'impact. Un rédacteur spécialisé dans les relations communautaires attribue alors à chaque retour une note sur une échelle de cinq points :
- 1 point : « Ravi·e que vous soyez là » (message de remerciement général envers Charlottesville Tomorrow ou pour un article spécifique).
- 2 points : Impact signalé sur une personne.
- 3 points : La personne a agi suite à l'article.
- 4 points : La personne a agi et mobilisé d'autres personnes.
- 5 points : Un changement concret s'est produit dans la communauté (nouvelle loi, modification d'un projet immobilier, révision du budget municipal).
Charlottesville Tomorrow développe actuellement un tableau de bord interne qui mettra en avant les scores d'impact plutôt que les simples indicateurs comme le nombre de pages vues.
Passer son temps sur Google Analytics, est-ce que cela mesure la valeur que votre communauté accorde à votre travail ou simplement votre capacité à générer du trafic web ?
Comprendre ce que représentent vraiment les indicateurs est crucial, souligne Angilee Shah. Passer son temps sur Google Analytics, est-ce que cela mesure la valeur que votre communauté accorde à votre travail ou simplement votre capacité à générer du trafic web ? L'un peut influencer l'autre, mais « dans la presse, nous faisons souvent dire aux indicateurs plus qu'ils ne disent vraiment », observe-t-elle.
Quand un financeur demande des données qui ne correspondent pas à la mission du média, Angilee Shah les fournit tout en précisant d'emblée que ce n'est pas ainsi que Charlottesville Tomorrow évalue son succès. « Optimiser notre référencement ne nous apportera jamais la viabilité économique et ne nous rendra pas utiles aux communautés que nous servons », affirme-t-elle. Elle conteste l'idée que les financeurs aient besoin d'indicateurs standardisés pour comparer les médias locaux de différentes communautés. « Cette volonté de standardisation ignore le fait que chaque communauté fonctionne très différemment et a des besoins spécifiques », explique-t-elle. « Si vous ne décidez pas comment mesurer votre succès, quelqu'un d'autre le fera à votre place », conclut-elle.
Baltimore Beat
Le Baltimore Beat, média à but non lucratif qui perpétue « la tradition de la presse noire et l'esprit du journalisme hebdo alternatif », fonctionne avec des moyens encore plus restreints que Charlottesville Tomorrow. La rédaction compte quatre salariés à temps plein, un nouveau stagiaire de Report For America (programme national américain qui place de jeunes journalistes dans des rédactions locales pour couvrir des sujets délaissés) et accueillera un journaliste RFA cet été, précise la rédactrice en chef et cofondatrice Lisa Snowden.
Les partenariats ont toujours été au cœur de la stratégie du Beat. Le plus fructueux lie le média à Wide Angle Youth Media, qui initie les 14-24 ans aux métiers artistiques. Les jeunes passionné·es de design deviennent les « designers de facto » du Beat pour son édition imprimée bihebdomadaire. Ces mêmes jeunes ont aussi contribué à la couverture de l'affaire Freddie Gray (jeune afro-américain tué par la police en 2015) et collaboré à deux guides électoraux destinés aux jeunes électeur·ices l'an dernier.
Ces collaborations dépassent le milieu médiatique. Une brasserie locale a récemment lancé une bière baptisée « The Beat Goes On » (« aux notes de cerise noire et de basilic ») ; un dollar par vente est reversé au Beat. Plus tôt cette année, à l'approche du 10e anniversaire de la mort de Freddie Gray, le Beat s'est associé au Baltimore Museum of Art pour organiser des débats citoyens et une exposition photographique.
En 2020, de nouveaux partenariats et un financement supplémentaire ont permis au Beat de créer ses « Beat boxes », en clin d'œil aux boîtes métalliques jaune vif emblématiques du Baltimore City Paper. Ces boîtes en bois (moins chères que le métal) ne se contentent pas de distribuer l'édition papier du Baltimore Beat : elles servent aussi de points d'échange communautaire pour des ressources pratiques comme des collations, des tests Covid ou des tests de dépistage de drogues. Des habitant·es ont « adopté » des Beat boxes pour les réapprovisionner, et le Beat réfléchit à comment étendre ce dispositif.
Le média assume pleinement son positionnement : « Nous disons clairement qui nous sommes et ce que nous faisons, sans chercher à être tout pour tout le monde », résume Lisa Snowden.
Invisible Institute
Basé à Chicago, l'Invisible Institute (double lauréat du Pulitzer l'an dernier) se consacre principalement aux enquêtes sur les violences policières. Ses racines remontent aux années 1990, quand son fondateur Jamie Kalven couvrait la fin des grands ensembles de logements sociaux et tentait d'épauler les résident·es, que ce soit pour porter plainte contre des ascenseurs défaillants ou dénoncer des abus policiers.
« Dans nos rapports aux fondations, nous expliquons souvent que nous mesurons notre impact en évaluant notre influence sur les politiques publiques et les pratiques », détaille Maira Khwaja, directrice de la stratégie publique de l'Invisible Institute.
Pour la structure, créer un impact durable à Chicago nécessite « un travail d'accompagnement au long cours », aider les habitant·es à obtenir justice, notamment en les orientant vers les ressources juridiques d'autres organisations.
L'institut conçoit son action comme « partie intégrante d'un réseau plus large d'avocat·es, de militant·es et de personnes directement concernées », précise Maira Khwaja.
Elle évoque deux enquêtes particulièrement marquantes de l'institut. Depuis la publication en 2016 d'une investigation sur le trafic de drogue et la corruption policière, plus de 212 condamnations ont été annulées, grâce aux relations durables nouées avec les protagonistes de l'enquête et au soutien juridique d'organisations comme The Exoneration Project. Une enquête de 2020 sur une condamnation erronée a apporté de nouvelles preuves dans l'affaire Robert Johnson, libéré il y a quelques mois.
À l'inverse, une investigation sur la mort de Harith Augustus, tué par la police en 2018, a certes suscité débats et attention médiatique et inspiré un documentaire nommé aux Oscars, mais n'a eu aucun impact « durable » sur les politiques publiques, reconnaît Maira Khwaja. La famille Augustus a perdu son procès et n'a obtenu aucun dédommagement de la ville. Pire, le recul de la transparence rend aujourd'hui impossible de reproduire une telle enquête.
Les indicateurs de croissance, les débats et les événements peuvent avoir leur importance, concède-t-elle, mais l'institut juge son impact différemment : « Est-ce que cela change le comportement de la police ou des organes de contrôle ? Et concrètement, les personnes les plus concernées ressentent-elles une différence ? Il ne s'agit pas seulement de faire évoluer les textes sur le papier. »
Cependant, Maira Khwaja admet que « les financeurs n'apprécient pas le discours que je viens de tenir » et que cette approche « ne peut pas constituer l'essentiel du rapport de subvention ». Les conseils d'administration des fondations veulent généralement voir des indicateurs de croissance et des récompenses, note-t-elle. Les médias à but non lucratif doivent donc équiper les responsables de programmes des fondations d'arguments convaincants pour « décrocher à nouveau ces financements ».
Open Campus
Open Campus est un média national qui s'associe à 16 rédactions locales pour leur fournir des reportages spécialisés dans l'enseignement supérieur. Un besoin réel : la plupart des gens étudient dans un rayon de 80 kilomètres autour de chez eux, mais rares sont les rédactions locales qui ont un journaliste dédié à ce secteur, souligne Colleen Murphy, responsable éditoriale du réseau local.
Début 2025, le média a repensé entièrement son système de mesure d'impact. Auparavant, un canal Slack était dédié à ce suivi, mais il se remplissait de mentions presse et de compliments, « ce qui n'équivaut pas à de l'impact », observe Colleen Murphy. Dans le cadre de cette refonte, Open Campus a rebaptisé ce canal « félicitations » et créé un suivi « formel » de l'impact à part.
Désormais, Open Campus utilise Airtable pour mesurer l'impact concret aux niveaux individuel, communautaire et institutionnel, en s'appuyant sur la méthodologie d'Impact Architects.
Les journalistes remplissent de courts formulaires d'évaluation au moins une fois par mois (idéalement dès qu'un événement significatif se produit). Colleen Murphy examine ces données, y ajoute souvent des informations complémentaires et les transforme en récits. Au-delà du rapport annuel d'impact, elle compile des synthèses trimestrielles destinées à l'équipe, aux financeurs, aux rédactions partenaires et au public, et produit des rapports d'impact localisés pour chaque partenaire.
Bien qu'Open Campus continue de suivre les mentions presse et les reprises d'articles, ces indicateurs ne sont plus prioritaires. Ils comptent « pour la notoriété », explique Colleen Murphy, mais « ne reflètent pas vraiment l'engagement ni notre rayonnement dans les communautés ».
Colleen Murphy cite trois exemples du type d'impact dont Open Campus est fier. Un journaliste de WBEZ Chicago a raconté l'histoire d'une jeune femme qui peinait à rembourser ses prêts étudiants ; les auditeur·ices et lecteur·ices de ce reportage ont spontanément payé les 10 000 dollars restants. Au Mirror Indy, après qu'un journaliste a enquêté sur la façon dont la construction du campus de l'université de l'Indiana à Indianapolis avait chassé des générations de familles noires, d'anciens voisins ont renoué contact sur les réseaux sociaux. Et quand un journaliste du Texas Tribune a dressé le portrait d'une jeune mère jonglant entre garde d'enfant, travail de nuit dans une laverie et études universitaires à temps plein, les lecteurs ont demandé comment l'aider financièrement. « Comment vos reportages renforcent-ils l'empathie et tissent-ils du lien social dans vos communautés ? », interroge Colleen Murphy.
Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté et de la newsletter des 10 liens.
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