Focus sur la nivologie avec Benjamin Reuter, Direction des Opérations pour la Prévision, Cellule Montagne et Nivologie de Météo-France

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ANENA : Pouvez-vous vous présenter, et revenir sur votre parcours ?

Benjamin Reuter : Originaire d’Allemagne, du Frankenjura en Bavière, j’ai fait mes études en météorologie et physique à l’Université de Leipzig en Allemagne, puis à Innsbruck en Autriche et, enfin, à Zurich en Suisse. J’ai fait le tour des Alpes avant de partir travailler durant près d’un an et demi aux États-Unis, à l’université du Montana, où j’ai conduit des recherches sur la stabilité du manteau neigeux.

J’ai toujours aimé la montagne, l’escalade et, quand j’ai choisi mes études, je me suis dirigé vers la météorologie et la physique ; mais j’ai très vite compris que je préférais faire des expériences non pas en labo, mais en montagne.

Avant de commencer en 2011 mon PhD1 sur la thématique de la neige et de la stabilité du manteau neigeux à Davos, au sein du SLF2, j’hésitais entre poursuivre mes études et devenir guide de haute montagne. Finalement, j’ai fait les deux en même temps. C’était une période intense, mais j’ai réussi à lier mes deux passions : emmener des gens en montagne et faire du ski, car j’adore ça, et travailler dans le milieu de la neige, des avalanches et des risques naturels.

Depuis deux ans, je travaille à Météo-France, au sein de la Cellule Montagne et Nivologie, qui est notamment en charge de la concertation des centres montagne, ceux-ci assurant la prévision météo et avalanche en montagne. Auparavant, j’avais déjà mené des missions de recherche pour Météo-France et l’INRAE.

Je dispense également des formations au nom de Météo-France et de l’ANENA sur la nivologie et l’observation du manteau neigeux, et j’interviens auprès de l’ENSA dans la formation des guides de haute montagne. J’aime transmettre et mettre en pratique la théorie.

( 1 doctorat / 2 Institut de la recherche de la Neige et des Avalanches, Davos, Suisse, l’équivalent du Centre d’Études de la Neige de Météo-France)

ANENA : En quoi l’observation du manteau neigeux est utile pour les pratiquants ou professionnels de la montagne ?

B.R. : Le but d’une sortie en ski de randonnée est de passer une bonne journée, en sécurité. Pour ce faire, il faut pouvoir gérer les risques naturels, et le risque le plus important en hiver est le risque avalancheux. C’est un sujet complexe et c’est pour cela que chaque jour est édité un bulletin qui décrit cet aléa. Il faut garder en mémoire que la prévision en matière de risques liés à la neige et aux avalanches est faite à l’échelle d’un massif, mais nous devons prendre une décision à une échelle plus petite. C’est en observant le manteau neigeux, à un niveau local, qu’il est possible d’estimer le risque et de prendre une décision en disposant d’éléments factuels.

ANENA : En quoi est-ce un sujet complexe ?

B.R. : Aujourd’hui, si nous avons de nombreuses connaissances en matière de risques naturels, il reste une incertitude lorsqu’il s’agit de prévoir les avalanches, par exemple. Il y a des incertitudes dans les conditions météorologiques locales qui déterminent le risque d’avalanche, mais aussi des incertitudes liées aux processus qui s’étendent sur les échelles situées entre une observation unique, une pente ou un massif. Les processus sont complexes et résident parfois dans des détails importants comme la fragilité d’une couche de neige ou sa continuité dans un versant que l’on ne peut pas observer.

ANENA : Dans ces cas précis, comment faites-vous ? Vous appuyez-vous sur votre feeling, sur votre expérience ?

B.R. : Je ne suis pas trop «  feeling  ». Dans ma formation de guide, j’avais un formateur qui me disait qu’il fallait écouter son feeling. Un ami à mes côtés m’a alors dit : «  Est-ce que notre formateur peut nous prêter son ventre pour passer l’examen de guide afin que l’on puisse avoir son feeling ?  ». Je pense qu’il est important d’écouter son ressenti, mais encore mieux serait de les confronter aux des éléments factuels. Ce que nous ressentons est important et est à prendre en compte, mais il faut chercher l’élément factuel qui fait que nous ne nous sentons pas à l’aise.

Si nous arrivons à décrire et analyser cela factuellement, il y a là vraiment une valeur pour une prise de décision objective.

ANENA : Que doit-on observer sur le terrain, quant au manteau neigeux ?

B.R. : In fine, nous devons gérer le risque, et le risque a deux éléments. Le premier est l’aléa, la probabilité qu’une avalanche se déclenche. Le second est la conséquence : la taille de l’avalanche ainsi que les pièges de terrain, qui favoriseraient l’ensevelissement par exemple.

Les observations sont importantes, car elles permettent de mieux décrire cette probabilité qu’il y ait un déclenchement dans une pente spécifique que l’on aimerait bien skier ou remonter.

ANENA : Quels sont les observables «  clés  » pour le pratiquant ?

B.R. : Il y a des observables clés pour chacune des situations avalancheuses typiques (S.A.T. en abrégé). À la lecture du bulletin, nous pouvons déjà avoir une idée de la situation que nous allons rencontrer lors de la sortie, car la ou les S.A.T. y sont mentionnées. Pour chaque S.A.T., nous allons avoir une liste des observables à aller chercher sur le terrain pour bien analyser la situation. En situation de neige ventée par exemple, on cherche à identifier les accumulations de neige et à les caractériser : Y-at-il des dunes ? Quelle était la direction du dernier transport ? Quel est l’âge des accumulations ? Quelles propriétés de la surface où s’est posé la neige ventée ? Pour chaque S.A.T., il y a une liste des observables clés.

ANENA : Comment met-on en lien les observables avec le B.E.R.A., notamment les situations avalancheuses typiques ?

B.R. : Quand je prépare ma course, je vais prendre le B.E.R.A. ainsi que des éléments cartographiques et topographiques pour choisir mon itinéraire. Je peux alors renseigner une grille pensée pour résumer le B.E.R.A. (EvalBERA de l’ANENA ou l’outil permettant d’évaluer le danger local présent au sein du Winter Journal édité par la société Ortovox).

En réalisant cela, je vais déjà trouver des éléments qui sont sûrs et d’autres qui sont moins sûrs. Je vais alors être en mesure d’identifier les incertitudes pour le lendemain et les associer aux observables que je dois chercher sur le terrain durant ma sortie.

ANENA : Allez-vous chercher à identifier les observables dès que vous chaussez vos skis puis tout au long de votre sortie afin de les mettre en parallèle avec le B.E.R.A. du jour ?

B.R. : Oui. Je me pose la question tout le temps, même s’il ne faut pas oublier que le but d’une sortie est de se faire plaisir ! Je pense que cela devient automatique quand nous avons fait une bonne préparation de sortie et que nous avons rempli la grille d’aide à l’analyse du B.E.R.A.

Machinalement, nous allons avoir la ou les S.A.T. du jour en tête, et la démarche d’observer le terrain devient tout autant systématique. Cela devient rapidement un réflexe : il y a une S.A.T. à laquelle on s’attend et on va aller chercher les éléments qui permettent ou non de la confirmer. Si on ne peut pas confirmer la situation présente dans le B.E.R.A., car il y a toujours une incertitude dans la prévision ou car le secteur où tu es présent connaît une situation légèrement différente, on va adapter la prise de décision ou son itinéraire.

On peut soit avoir une démarche intellectuelle et revenir dans sa tête sur la préparation de la course et la réalisation de la grille d’évaluation, soit on peut ressortir la grille remplie à la maison et refaire le point sur le terrain.

ANENA : Quelles sont les différentes méthodes d’observation et les différents tests à réaliser sur le terrain ?

B.R. : J’aime faire la distinction entre observations simples et observations complètes qui demandent plus de temps et parfois la nécessité de faire une coupe du manteau neigeux.

Les observations simples, c’est un peu comme le facteur qui arrive devant votre maison mettre le courrier dans la boîte aux lettres. Elles arrivent devant vous, sans que vous ne fassiez rien. Il faut seulement les observer et donc ne pas les rater. Les observations simples, dites de surface, peuvent être observées facilement.

En premier lieu, je pourrais citer les écoulements d’avalanches, qui sont un bon indicateur de la présence d’une instabilité. Après, on peut rechercher les traces d’autres skieurs. Un nivologue canadien bien connu aimait répéter : «  skiing is a stability test  », et il a raison.

En situation de neige ventée par exemple, on va chercher les accumulations, les zones d’érosion, alors qu’en situation de neige fraîche, on va chercher la quantité de neige fraîche, qui peut varier selon l’altitude. Dans une situation de neige humide, on va vraiment surveiller l’humidification du manteau neigeux. Y a-t-il une croûte de regel, une humidification en profondeur ? Pour les situations de sous-couche fragile persistante, les observations de la surface ne nous aident pas forcément.

ANENA : Cela signifie-t-il que pour l’ensemble des S.A.T., hormis les sous-couches fragiles persistantes, une observation «  simple  » peut suffire ?

B.R. : Oui, dans les situations de neige fraîche, de neige ventée et de neige humide, les observations simples sont presque suffisantes.

Par contre, en présence de sous-couche(s) fragile(s) persistante(s), ou dans certaines situations de neige humide, il est vraiment utile de connaître la stratigraphie du manteau neigeux, car le problème ne se voit pas de l’extérieur. Il faut observer en profondeur.

ANENA : Quand a-t-on besoin d’une observation complète ?

B.R. : Imaginons que nous souhaitions faire une sortie dans un massif où il y a une situation de sous-couche fragile persistante, et où nous devrons franchir un col et traverser de nombreuses pentes. Là, pour mieux cerner la situation et pour comprendre la distribution de la sous-couche fragile persistante, je conseille de faire une coupe du manteau neigeux dans le (ou les) versant(s) qui correspond(ent) bien à son itinéraire. Je ne vais pas me mettre dans la pente dans laquelle je voudrais monter, c’est trop tard. Je peux trouver, auparavant, des pentes similaires : même orientation, même altitude, même type de pente. Je vais regarder si je trouve une instabilité, et, ensuite, je vais réfléchir aux caractéristiques de cette instabilité. Ensuite, je vais réfléchir pour savoir si je peux extrapoler cette information sur le terrain et comment je peux y parvenir. Pour faire cela, il faut avoir des connaissances en nivologie pour identifier les types de couches fragiles et leur formation, afin de pouvoir transposer cette information.

Il est important de posséder des connaissances. Pour ce faire, on peut lire et s’informer, mais surtout se former.

ANENA : Observables et connaissances en nivologie sont-ils intimement liés ?

B.R. : Oui, et il faut bien évidemment associer des connaissances théoriques et pratiques. Pour moi, si nous faisons des observations, nous sommes en plein dans la nivologie. Si nous observons une avalanche, nous allons nous demander pourquoi cette avalanche s’est déclenchée. On doit tout le temps se poser des questions, et la théorie aide à apporter des réponses concrètes ou un courageux «  je ne sais pas  ».

Pour savoir quels observables chercher et surtout quoi regarder et analyser, il est nécessaire d’avoir des connaissances. On peut parler ici de nivologie pratique.

ANENA : En quoi consiste une observation complète ?

B.R. : Si nous avons besoin de plus d’information, car nous sommes par exemple dans une S.A.T. de sous-couche fragile persistante et qu’il n’y a aucune information observable en surface, nous allons essayer de trouver des informations sur l’instabilité en profondeur. Là, on peut sortir la pelle et creuser ou, s’il y a une avalanche qui s’est déjà déclenchée, monter au niveau de la cassure supérieure et observer la présence d’une couche fragile. On peut également, en cheminant, voir ou entendre des signes d’instabilité : des «  whoumpfs  » ou des fissures.

Dans ce cas, en termes de gestion des risques, soit je m’arrête là, car je suis dans une pente nord à 20° et que je sais que si je monte encore plus haut, la pente va devenir plus prononcée et qu’il pourra encore y avoir cette instabilité, soit je modifie mon itinéraire.

Je vais toujours chercher l’option la plus simple et la plus sécuritaire. Si je n’ai pas cette occasion de voir une avalanche, d’entendre un «  whoumpf  » ou de voir une fissure ou d’autres indicateurs de cette instabilité, il n’y a pas d’autres moyens que de creuser.

Je fais alors deux choses : une stratigraphie du manteau neigeux et des tests. La stratigraphie est importante pour comprendre les caractéristiques des couches, et les tests sont un bon moyen de tester l’instabilité des couches.

Si on enlève les tests, on va manquer l’information sur la stabilité, et si on enlève la stratigraphie, on enlève l’information dont on a besoin pour extrapoler. Il faut faire le lien entre les deux.

Ces deux informations, si on fait le lien entre elles, apportent vraiment une information sur la stabilité du manteau neigeux : présence d’une couche fragile, présence d’une plaque ou non au-dessus de la couche fragile et la «  fragilité  » de l’ensemble.

ANENA : À quels moments doit-on réaliser ces observations, à quelle fréquence ?

B.R. : Il y a plusieurs situations où il est utile de faire des observations complètes. Par exemple, dans une région où il y a très peu d’informations, si je suis en raid ou dans un pays où il n’y pas de B.E.R.A. par exemple. Autre cas : s’il y a eu une forte activité avalancheuse, mais qu’on n’en observe plus. Je vais alors me questionner : «  Est-ce terminé ou non, car il s’agissait d’instabilité temporaire, ou est-ce qu’une une instabilité persiste ? « . On peut imaginer différentes situations quand sortir la pelle pour faire une coupe du manteau neigeux est utile, même si ces situations ne sont pas nombreuses.

Une autre situation classique est une sortie en situation de sous-couche fragile persistante ou dans une situation avec un niveau de risque marqué dans un coin notoire des Alpes comme le massif du Thabor ou les vallées du sud du Valais. Je vais vraiment avoir besoin d’informations pour confirmer et vérifier les informations contenues dans le B.E.R.A. Dans cette configuration, je vais affiner ma réflexion avec des observations complètes. Si je dois sortir toutes les armes, alors je vais sortir la pelle, creuser, faire une stratigraphie puis un C.T.3 et un E.C.T.4  Avec ces éléments, je vais pouvoir avoir des informations sur l’état du manteau neigeux, ainsi que sur l’initiation et la propagation de la fracture initiale locale dans la couche fragile : les trois éléments qui servent à décrire l’état d’instabilité du manteau neigeux.

ANENA : Existe-t-il des limites aux observations et aux différents tests ?

B.R. : Oui, il y a des limites aux observations et aux tests. L’avantage des observations simples, ce n’est pas uniquement qu’elles sont simples, visibles et rapides à faire. C’est également que je peux les récolter tout au long de l’itinéraire et qu’elles me permettent d’analyser la situation rapidement. Le problème avec les observations complètes, c’est qu’elles sont vraiment ponctuelles.

Par exemple, si je veux observer une couche fragile sur la cassure d’une avalanche ou lors d’une coupe, je vais faire ma stratigraphie et les tests, mais je ne vais avoir une observation que sur un point.

C’est une faiblesse que l’on essaie de neutraliser avec une extrapolation. On essaie de penser aux processus qui ont créé cette stratigraphie, ce qui permet d’apporter des éléments d’extrapolation. Pour moi, c’est la contrainte la plus forte des observations complètes.

ANENA : Comment expliquez-vous le fait qu’en France, peu de pratiquants ou de professionnels réalisent une coupe du manteau neigeux, contrairement aux USA ou au Canada ?

B.R. : Je pense qu’il y a différents facteurs qui peuvent expliquer les différences de pratique ou d’approche. Dans les Alpes, nous sommes dans une situation confortable, car il existe des bulletins édités quotidiennement par des professionnels et qui fournissent de nombreuses informations pour préparer les sorties. Au Canada par exemple, des bulletins existent également, mais l’échelle des massifs n’est pas la même que chez nous. Aux États-Unis ou en Norvège, il y a également de grandes régions où il n’y a pas de bulletin du tout ou pas de bulletin quotidien.

Il y a, selon moi, une autre raison pour laquelle nous faisons moins d’observations du manteau neigeux dans les Alpes. À partir des années 1990, il y a eu une tendance à utiliser les méthodes de réduction, notamment en Suisse et en Autriche. Ces méthodes sont rapidement devenues très populaires. Le postulat était que la nivologie étant complexe, on allait se baser sur des statistiques. Pour moi, c’est un grand raccourci, car ces méthodes ont leurs limites.

Il est également vrai que, depuis le milieu des années 2000, il y a eu de grandes avancées dans la recherche et qu’aujourd’hui on comprend mieux les processus qui amènent à un déclenchement d’avalanche.

De mon côté, je ne souhaite pas renoncer à toutes les informations que je peux obtenir grâce aux observations complètes, notamment dans certaines situations où l’on sait que nos bulletins atteignent leurs limites, par exemple dans des cas de présence de sous-couches fragiles persistantes vraiment localisées.

ANENA : Faites-vous systématiquement, au cours de chacune de vos sorties, une observation complète du manteau neigeux ?

B.R. : Non, pas du tout. J’aime skier et profiter de la sortie avec des amis ! Il y a beaucoup de situations où je ne sors pas la pe

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