Réalisé par une équipe de Palestiniens et d’Israéliens, et soutenu par le CCFD-Terre Solidaire, No other land documente cinq ans de vie de la communauté de Masafer Yatta, un groupe de villages près d’Hébron, dont la population est menacée d’expulsion. Prix du meilleur documentaire à la Berlinade de février dernier, il sort un an après l’attaque du 7 octobre et le déferlement de violence depuis. Rencontre avec deux de ses auteurs, Basel Adra, activiste palestinien de Masafer Yatta, et Yuval Abraham, journaliste israélien.
Que se passe-t-il aujourd’hui à Masafer Yatta, où a été tourné votre documentaire ?
Basel Adra : C’est une communauté de villages qui existait avant la création d’Israël mais n’a pas été reconnue par le nouvel État. En 1980, c’est devenu une « zone militaire fermée » et en 1999 il a été ordonné aux habitants de partir. Nous nous sommes battus devant la Haute Cour d’Israël pour contester cette expulsion mais nous avons perdu notre procès en 2022. Depuis, nos maisons, devenues illégales, sont détruites par l’armée mais des colons israéliens obtiennent des permis de construire et viennent s’installer. Depuis le 7 octobre, c’est encore plus violent qu’avant. Tolérées voire aidées par l’armée, des milices de colons israéliens ont commencé à installer des barrages routiers autour de nos villages et à favoriser les expulsions. Masafer Yatter, ce sont seize villages de Cisjordanie qui sont dans la ligne de mire.
Yuval Abraham : Cette politique de démolition est l’aspect majeur du problème. Elle vise à expulser les Palestiniens de leurs terres pour les laisser ouvertes à la colonisation. Des documents secrets, rendus récemment publics par des fuites, ont confirmé que cet objectif était bien celui d’Ariel Sharon, alors premier ministre.
Comment, dans ce contexte, est née votre amitié, et comment vivre cette amitié entre un juif et un Palestinien dans l’Israël d’aujourd’hui ?
B. A. : Depuis des années je filmais les problèmes que nous rencontrions à Masafer Yatta. Yuval, journaliste de gauche, est venu couvrir certaines opérations de déplacement des populations afin d’écrire un article pour le site +972. Cette relation de travail est devenue une amitié qui reste très liée à nos activités militantes. Le projet du film est né ainsi. Cette amitié est possible quand il y a en commun des valeurs, une recherche d’égalité. Mais c’est une amitié qui ne peut pas s’épanouir comme beaucoup, dans les fêtes ou la joie. Nous, Palestiniens, ne pouvons pas être heureux.
Y. A. : Notre relation est rare. La plupart des Palestiniens aujourd’hui refuserait de s’associer avec moi.
Pouvez-vous détailler ? Vous sentez-vous en porte-à-faux, Yuval ? Dans le film, on voit un colon israélien vous menacer de façon très virulente.
Y. A. : Je reçois régulièrement des menaces. La gauche israélienne n’est plus qu’une petite communauté, peu écoutée. Nous nous connaissons tous. Au Parlement, il n’y a pas d’opposition aux bombardements. Le mot « occupation » n’est plus jamais prononcé. Mes articles ont plus d’impact à l’international que dans mon propre pays.
No other land, réalisé par Basel Adra, Hamdan Ballal, Rachel Szor et Yuval Abraham, le 13 novembre au cinéma
Le film, coréalisé avec Hamdan Ballal et Rachel Szor, veut-il combler ce manque ?
Y. A. : Il nous a paru nécessaire de dépasser le simple constat journalistique, et de donner un choc émotionnel plus fort. Les images le font. Il y a des moments terribles, comme l’histoire du cousin de Basel, qui s’est retrouvé paralysé après s’être fait tirer dessus alors qu’il n’était même pas armé.
B. A. : Enfant (Basel est né en 1996, ndlr), je devais tout le temps me préparer à partir au cas où les soldats arriveraient. Mes parents et mon oncle, très militants, m’ont appris à résister. Dès mon adolescence, tout en préparant des études de droit, j’ai filmé tout ce que j’ai pu. C’était important de pouvoir emmagasiner ces témoignages. Depuis que nous filmons, le village de Hamdan Ballal a été détruit sept fois. La matière était là. Il fallait lui donner une forme.
Cette situation est-elle connue en Israël ?
Y. A. : On en parle peu. Mais les gens ne savent pas parce qu’ils ne veulent pas savoir. Depuis le 7 octobre, cela se dit un peu plus. J’espère que ce film servira au moins à diffuser cela. Ma vraie responsabilité, c’est ça : parler aux Israéliens.
Vous employez le mot “apartheid”. Vous semble-t-il juste ?
Y.A : Je le crois, oui. Il y a une vraie discrimination. Le film montre bien que, même unis dans la même lutte, Basel et moi ne sommes pas traités de la même manière. Ce sera toujours plus facile pour moi, malgré l’hostilité à laquelle je peux parfois me heurter.
Comment le film a-t-il été reçu en Israël ?
Y. A. : Il ne l’a pas encore été. Il y a eu une seule projection, à Masafer Yatta. Une sortie en streaming est prévue en janvier. Il fait en revanche un parcours important dans les festivals étrangers, à « Cinéma du réel » à Paris et au festival de Berlin où il a reçu deux prix. Toujours ce même paradoxe : être entendu à l’étranger et pas chez soi. Mais j’ai fait un discours à Berlin qui, lui, en revanche, a été très attaqué. Pour l’instant, nous nous consacrons à faire vivre ce film. Ça a été cinq ans de travail. Mais il est évident que notre lutte ne s’arrêtera pas à sa diffusion.
Propos recueillis par Hubert Prolongeau
https://ccfd-terresolidaire.org/dossier/guerre-a-gaza-comprendre-et-se-mobiliser