Chapitre extrait du livre Idées reçues sur le clitoris.
Histoire et anatomie politique d’un organe méconnu, de SYLVIE CHAPERON et ODILE FILLOD, Le Cavalier Bleu, 2022.

Sylvie Chaperon nous invite à un tour d’horizon historique de l’étude du clitoris.
A-t-il un rôle à jouer ?

L’ischio-caverneux abaisse le clitoris et, au moment du coït, applique le gland clitoridien contre la face dorsale du pénis

Testut, p.1895, p.636

La grande majorité des anatomistes et autres médecins ayant écrit sur la sexualité ont noté l’exquise sensibilité du clitoris, mais ils ont été peu diserts sur les moyens concrets de parvenir à son excitation et à l’orgasme. Certaines remarques laissent entendre qu’il peut être frotté par la verge ou les doigts. Le verbe grec « clitoriser » employé pour la première fois par Rufus d’Ephèse, est en général traduit par toucher ou caresser, lascivement ou impudiquement. Colombo évoque la grande réactivité de cette partie « non seulement si on la frotte avec le membre, mais même si on la touche avec le petit doigt » (1559, p. 243). Jacques Duval est plus explicite : « les plus pudiques des femmes et filles, quand elles ont donné permission de porter le bout du doigt sur cette partie, elles sont fort facilement soumises à la volonté de celui qui les touche leur causant l’attrectation de celle-ci, une si grande titillation qu’elles en sont amorcées et ravies, voire forcées au déduit vénérien. » Comme synonymes de « Cleitoris » il donne « gaude mihi » (« réjouis-moi ») ou encore « le mépris des hommes », ce qui indique que des caresses solitaires ou lesbiennes peuvent aussi faire l’affaire (1612, p.63-64). Le chirurgien Dionis l’affirme : « Toutes les femmes de bonne foi avouent que pour peu qu’on les touche avec le doigt seulement, elles entrent dans une passion ardente de recevoir le mari » (1718, p.119)

Mais ces mentions se font plus rares au fil du temps, la verge prenant le premier rôle tandis que les contacts digitaux, renvoyant aux manœuvres masturbatoires, saphiques ou trop lubriques, sont ignorés ou tus. Ainsi le premier traducteur en français d’André Du Laurens écrit à propos du clitoris (cette particule) : « Elle sert, à mon advis, pour quand elle est un peu frottée & tastonnée [à] esveiller la faculté engourdie » (1610, p.763) mais dix ans plus tard, le second traducteur introduit une précision : « Son usage (à mon avis) est de réveiller la faculté assoupie lorsqu’elle est frottée par la verge de l’homme en la copulation » (1621, p. 355) et ainsi le « mépris des hommes » est remis dans le droit chemin du coït.

Mais comment la verge stimule-t-elle le clitoris pendant le coït ? Lorsqu’ils se posent la question, les médecins estiment généralement qu’elle frotte le gland du clitoris. Ainsi, Joseph Lieutaud observe que contrairement à la verge, le clitoris pointe vers le « bas, sans qu’il puisse se relever dans son action » et pense que  les muscles « constricteurs » (bulbo-spongieux) « sont destinés principalement à rapprocher le gland du clitoris vers l’ouverture du vagin, où cette partie peut être chatouillée agréablement par l’approche du mâle » (1742, p. 355-56).

Portrait du professeur Kobelt paru dans Philipp Jacob Wernert, Lebenskunde über Dr. Georg Ludwig Kobelt : gewesen Professor der Medicin und Director der anatomischen Anstalt an der Albert-Ludwigs-Hochschule zu Freiburg im Breisgau : im Umrisse für dessen Freunde und Schüler dargestellt, Freiburg, 1860, p.de garde.

Seringue à injection et aspiration de Kobelt, reproduite dans Wernert, Lebenskunde über Dr. Georg Ludwig Kobelt, Op Cit, p.47.
Domaine public.

Au milieu du XIXᵉ siècle, Georg Ludwig Kobelt reprend la question. Ce professeur d’anatomie et directeur de l’Institut d’anatomie de l’Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau publie en 1844 son ouvrage majeur sur les organes de la volupté des mâles et femelles humains et de certains mammifères. Outre les dissections, ses investigations reposent surtout sur deux méthodes : les préparations anatomiques et l’observation des mammifères. Selon lui, les organes érectiles ne peuvent être connus que par des injections parfaites, complètes et bien réussies. Après avoir visité les principales collections anatomiques universitaires de Leyde, Glasgow, Londres Paris et Strasbourg, il affirme n’avoir « pas encore vu une seule injection bien réussie du clitoris » (p.102). Lui-même ne donne pas la recette des produits qu’il injecte dans les artères et veines et sa collection a été malheureusement détruite sous les bombardements des deux guerres mondiales. Quoiqu’il en soit, grâce à l’injection qui provoque une turgescence artificielle, la partie antérieure du clitoris « s’infléchit brusquement vers le bas » et le gland du clitoris vient « se placer au devant du rebord supérieur de l’entrée du vagin » (p. 102-3). Dans la figure dessinée par l’artiste François Wagner d’après sa préparation (Pl. III, fig.2), le clitoris apparaît un peu surdimensionné, fortement coudé et placé très bas sur la symphyse pubienne. On peut se demander si les modalités de l’injection n’ont pas quelque peu déformé et déplacé l’organe.

Kobelt Georg Ludwig, De l’appareil du sens génital des deux sexes dans l’espèce humaine et dans quelques mammifères, au point de vue anatomique et physiologique,(The Male and Female Organs of Sexual Arousal in Man and some other Mammals) Paris, Berger-Levrault et fils et Labé, 1851. Domaine public.

Comme l’indique le titre de son ouvrage, il utilise également l’anatomie comparée. Ses planches comportent des clitoris de jument, de chienne et de truie. Dans le texte, il se réfère à celui de l’oursonne, du raton laveur, de la loutre, de la chatte, des rongeurs. Il n’hésite pas non plus à observer de très près les saillies équestres ou les chiennes en rut. « Le doigt introduit dans le vagin d’une chienne en folie, à l’approche du mâle, sent un corps résistant, qui n’est autre chose que le clitoris, raide et libre, sorti de son fourreau et faisant saillie à l’intérieur du vestibule » explique-t-il (p.108). Contrairement aux médecins faisant référence à leur vécu avec des femmes, Kobelt n’évoque aucune expérimentation sur un corps humain vivant : la pudeur et la décence l’interdisent désormais.

Kobelt Georg Ludwig, De l’appareil du sens génital des deux sexes dans l’espèce humaine et dans quelques mammifères, au point de vue anatomique et physiologique,(The Male and Female Organs of Sexual Arousal in Man and some other Mammals) Paris, Berger-Levrault et fils et Labé, 1851. Domaine public.

Jugeant que le clitoris est soumis au frottement du pénis durant le coït chez les mammifères, Kobelt à la suite de Plazzoni (1621), Santorini (1724) et Lieutaud (1742) pense qu’il en est de même chez l’humain. Il conclut son ouvrage par une description de la stimulation réciproque des organes génitaux mâles et femelles : « Lorsque le membre viril pénètre dans le vestibule, les deux foyers des organes […] se rencontrent. Le gland du pénis vient heurter le gland du clitoris, qui, placé à l’entrée du canal copulateur peut céder et se fléchir à la faveur de sa position et de l’angle que fait son corps. […] de plus celui-ci est abaissé fortement et porté à la rencontre de la face dorsale du gland et du corps de la verge par la portion antérieure du muscle compresseur » (Kobelt 1851, p.113-6). La description du coït par Kobelt (dont on peut noter qu’il est implicitement pratiqué face à face) fait de celui-ci une parfaite stimulation simultanée du clitoris et du pénis (voire la meilleure). Elle sera reprise par de très nombreux médecins et vulgarisateurs de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle et du premier tiers du XXème.

Elle débouche d’ailleurs sur une nouvelle explication de la frigidité, jusqu’alors plutôt attribuée aux tempéraments lymphatiques et froids. Gustave Le Bon remarque dans sa Physiologie de la génération cette « conformation anatomique vicieuse, et pourtant extrêmement fréquente » : « Le clitoris ne se met pas en rapport avec la verge pendant la copulation et par suite, ne se trouve pas excité par son frottement » (1868, p.74). On remarquera le paradoxe qui affirme tout à la fois un fait extrêmement fréquent, mais anormal.

Tous les médecins ne partagent pas cette vision. Johannes Müller, un physiologiste allemand précise : « L’organe de volupté du clitoris […] n’est pas comme la verge de l’homme amené à l’acmé des sensations par la friction, car il n’est pas exposé à cette dernière lors de l’accouplement » (1840, p.643). Jules Guyot est plus précis : « le clitoris est le plus souvent à 2 ou 3 centimètres du canal vaginal. L’introduction de l’organe mâle dans ce canal a donc rarement une action directe sur lui », il conseille donc « des frictions délicatement exercées le long du clitoris » (1882, p.86 et 87). D’autres affirment l’immobilité du clitoris en érection, dans le Dictionnaire Dechambre par exemple : « lié à la symphyse pubienne par le ligament suspenseur, il [le clitoris] ne peut s’abaisser ; uni aux petites lèvres par son extrémité libre, il ne peut s’élever » (E. Wertheimer dans Dechambre, 1889, p.779). Paul Labarthe dans son Dictionnaire populaire de médecine usuelle, va encore plus loin en affirmant que la « sensation voluptueuse se trouve portée à son plus haut degré d’intensité par les attouchements délicats avec le doigt ou la langue, qui, chez beaucoup de femmes déterminent seuls le spasme voluptueux que le rapprochement sexuel est impuissant à produire. » (1887, p. 475). Pourtant la physiologie du coït énoncée par Kobelt ne disparaît pas, loin de là.

Marie Bonaparte, dont Gustave Le Bon est le premier mentor, sera la première et longtemps la seule à tester sérieusement l’hypothèse de la stimulation du gland du clitoris par le pénis pendant le coït. L’arrière petite nièce de Napoléon et l’épouse du prince de Grèce et de Danemark envisage alors de faire des études de médecine, avant de s’orienter, un an plus tard, vers la psychanalyse. En 1924, elle publie dans une revue médicale belge, sous le pseudonyme « A.-E Narjani », un article sur « les causes anatomiques de la frigidité chez la femme ». Méprisant les « bagatelles de la porte » louées par Paul Labarthe, elle affirme la grande frustration des femmes qui ne parviennent pas à la jouissance « normalement », c’est-à-dire par la seule pénétration. S’appuyant sur l’examen génital et les réponses à un questionnaire de 200 femmes, elle soutient que la probabilité d’éprouver l’orgasme par le coït diminue quand le gland est loin du méat urinaire (utilisé à titre de repère). Nommant téléclitoridie cette distance excessive, elle propose une solution chirurgicale pour la réduire. Son article ne passe pas inaperçu. La presse médicale s’en fait l’écho. L’opération dite de Narjani-Halban figure jusqu’aux années 1950 dans le Traité de technique chirurgicale (Fey et al. 1955) mais son étude, raillée par les psychanalystes, est rarement prise au sérieux (Chaperon, 2020).

Les décennies suivantes n’apportent pas beaucoup de lumières. D’un côté l’anatomie descriptive ou pathologique s’occupe de moins en moins de physiologie. De l’autre, les psychanalystes répètent après Freud que le vagin doit se substituer au clitoris dans le développement psychosexuel de la femme normale. L’idée selon laquelle, en se masturbant, les fillettes fixeraient leur sensibilité au clitoris, au détriment du vagin, prend de l’importance.

Durant les années 1920 et 1930, la sexologie prend un fort essor, portée par des médecins, des gynécologues, des endocrinologues ou des sexologues. Le constat de la prévalence de la frigidité féminine est souvent répété, avec des statistiques variables d’un auteur à l’autre allant de 25 à 80%. Les manuels, les traités, les revues dédiées, les ouvrages conjugaux se multiplient. Aucune unanimité parmi eux. Le docteur Theodoor Hendrik van de Velde, un gynécologue néerlandais à la retraite, auteur du best seller Le mariage parfait, affirme que la verge stimule rarement le clitoris pendant la copulation : « il est impossible, surtout chez nos femmes modernes, de réaliser ce dessein, à cause du peu de développement de l’organe, de sa position très haute, de la faible déclivité du bassin ; on trouve presque toujours ces trois défauts réunis, qui indique un certain infantilisme » et, poursuit-il « Cet arrêt de développement, peu prononcé, est un phénomène tellement fréquent, qu’on ne peut plus le considérer comme morbide » (1939, p.165). Il conseille donc de « combiner l’excitation du vagin par la verge avec l’excitation digitale du clitoris ». Ange-Louis Hesnard, auteur du premier manuel de sexologie français, affirme que les muscles ischio-caverneux abaissent le clitoris et reprend la théorie de la téléclitoridie de Narjani bien qu’il affirme l’évolution allo-érotique de la femme qui « étend la zone érogène génitale jusqu’au vagin ou, plus exactement jusqu’aux organes profonds » (1933, p.259). On trouve des synthèses similaires chez Pierre Vachet, psychologue appelé pompeusement « le Freud français » par ses compatriotes de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle.

Durant les années 1930, le centre de gravité de la sexologie se déplace de l’Europe vers les Etats-Unis. Robert Latou Dickinson, un obstétricien et gynécologue très engagé dans le mouvement du birth control, publie en 1933 Human Sex Anatomy, un ouvrage richement illustré, notamment de ses propres dessins et schémas. « L’orgasme vulvaire », selon sa terminologie, provient des frottements, pressions et déplacements que le clitoris subit entre les deux symphyses féminine et masculine dans certaines positions. Son jeune collègue, Alfred Kinsey, professeur d’entomologie et de zoologie, fondateur de l’Institute for Sex Research de l’Université de l’Indiana à Bloomington, dirige d’importantes enquêtes sur les comportements sexuels des hommes (1948) et des femmes (1953) réalisées à partir d’un échantillonnage de plus de 10000 sujets des deux sexes soumis à de longs entretiens, d’une moyenne d’une heure et demi. Mais elles comportent également des éléments anatomiques puisés dans des observations cliniques publiées ou inédites. Comme Dickinson, il pense que la stimulation du clitoris pendant les rapports est très indirecte et vient surtout du frottement des zones pubiennes.

Mais ce sont William Masters, un gynécologue-obstétricien et Virginia Johnson, son assistante, qui vont faire rentrer la sexualité dans le cadre expérimental du laboratoire, équipant 382 femmes et 312 hommes d’appareils divers (une caméra-pénis, des magnétophones, un colposcope, un électroencéphalogramme, un électrocardiogramme, un respirateur et un pH-mètre avec électrode) afin d’enregistrer dans les moindres détails près de 10 000 orgasmes obtenu par masturbation ou coït. Selon eux, le clitoris se rétracte durant la phase de plateau (avant l’orgasme) notamment sous l’action des muscles ischio-caverneux, ce qui rend impossible tout contact direct. Aussi formulent-ils une autre théorie de la stimulation du clitoris par la pénétration, soit directe par le contact des deux symphyses pubiennes, soit (surtout) indirecte par