« Européaniser » l’OTAN : une utopie ou une évidente nécessité pour les Européens ?

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La relation des États-Unis avec l’OTAN est souvent fantasmée par les Européens, qui d’ailleurs font assez facilement l’erreur d’amalgamer l’organisation de défense des États-Unis avec l’OTAN. Les Européens en général et les Français en particulier n’appréhendent pas correctement la réalité de cette relation pour plusieurs raisons.

D’une part, ils ont oublié le contexte et les circonstances exactes de la naissance de l’organisation, et les ambigüités qui en ont découlé. D’autre part, inconsciemment ou non, ils restent très autocentrés et n’ont toujours pas acté le glissement du centre géostratégique du monde, de l’Europe vers l’Asie-Pacifique. Enfin, ils sont peu conscients de l’évolution de la société américaine, de l’affaiblissement de sa relation historique avec le continent européen, et ils ne connaissent pas suffisamment l’organisation de défense des États-Unis à l’échelle mondiale.

En apportant un éclairage nouveau sur tous ces points, nous verrons comment les Européens doivent repenser leur propre relation à l’OTAN, imaginer un nouveau positionnement en son sein, afin de diminuer leur dépendance aux aléas extérieurs et protéger au mieux leurs intérêts.

Historique

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les pays d’Europe occidentale ruinés par la guerre et ayant réduit leur appareil de défense, demandent aux Américains de rester militairement engagés sur le continent européen, afin d’assurer leur protection face à la menace posée par l’Union soviétique.

Les Britanniques évoquent alors en 1948 la nécessité d’un « traité d’alliance et d’assistance mutuelle », qui établirait de part et d’autre de l’Atlantique Nord une alliance de défense et un groupement régional dans le cadre de la Charte des Nations unies. Cette proposition se concrétise l’année suivante par la signature du traité de l’Atlantique Nord à Washington, le 4 avril 1949.

L’organe de décision de cette nouvelle alliance transatlantique est le Conseil de l’Atlantique Nord (NAC) institué par ce traité. Composé des chefs d’État et de gouvernement des 12 pays alliés fondateurs[1], le Conseil décide ensuite de la création d’institutions permanentes, formalisée par la signature du protocole de Paris le 28 août 1952 sur le statut des quartiers militaires internationaux créés en vertu du traité de l’Atlantique Nord. L’ensemble de ces institutions constitue désormais l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

Dès 1951 et pendant 15 ans, à la demande de la France, le Grand quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE[2]), puis l’année suivante, le siège de l’OTAN, ont été installés en région parisienne, jusqu’au retrait de la France du commandement militaire intégré en 1966, sur décision du général de Gaulle.

Ambigüités constructives

Toutefois, dès le début, il semble qu’il y ait eu un malentendu sur les termes du partage du fardeau, car il se crée une différence importante en apport de capacités militaires entre les Américains et les Européens. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont considéré que leur contribution la plus importante à l’OTAN était le soutien économique matérialisé par le plan Marshall, pour aider les pays européens à entamer leur redressement d’après-guerre. De leur côté, les Européens ont progressivement perçu que ce déséquilibre militaire était une juste compensation pour avoir renoncé à toute ambition de leadership et accepté une situation de dépendance relative en termes de sécurité.

Pourtant, en 1956, la crise de Suez a eu un impact notable sur les relations entre alliés. En effet, après la nationalisation du canal de Suez par Gamal Abdel Nasser en Égypte, la France et le Royaume-Uni déclenchent une opération militaire conjointe pour en reprendre le contrôle. Le succès militaire de cette opération est immédiatement tempéré par l’attitude des deux puissances nucléaires de l’époque qui soutiennent le processus de décolonisation en cours. Devant les menaces à peine voilées de l’Union soviétique et le silence assourdissant des États-Unis, le Royaume-Uni et la France en ont tiré des conclusions diamétralement opposées.

Afin de ne plus jamais être surprise par les États-Unis, la Grande-Bretagne décide de s’en rapprocher le plus possible pour pouvoir, espère-t-elle, influencer ses décisions en amont, et les garder engagés en Europe.

En revanche, le général de Gaulle, doutant de la garantie de sécurité des États-Unis, décide que c’est la dernière fois que la France se fait menacer par une puissance nucléaire, quelle qu’elle soit. Cela l’amène, dix ans plus tard à quitter la structure du commandement militaire intégrée de l’OTAN et à demander le départ des troupes alliées du territoire français, afin de développer librement la force de frappe française. L’immense effort que conduit alors la France pour se doter de sa dissuasion nucléaire a irrigué toute son économie, en renforçant son indépendance énergétique grâce au nucléaire civil et en développant une base industrielle et technologique de défense de classe mondiale. À cette occasion, la France exprime aussi sa volonté d’autonomie vis-à-vis de l’allié américain, et commence à promouvoir le principe d’une défense européenne, tout en restant un allié loyal, mais exigeant, au sein de l’Alliance atlantique.

Jusqu’au retour de la France dans la structure de commandement militaire intégrée en 2009, cette position a nourri, pour ses alliés, une certaine ambigüité sur son positionnement vis-à-vis de l’OTAN.

Évolution du centre de gravité géostratégique

Pendant la guerre froide, l’Union soviétique était le compétiteur stratégique des États-Unis et le champ de bataille était le continent européen. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Avec un produit intérieur brut équivalent à celui de l’Espagne, la Russie ne peut se comparer aux États-Unis. Elle est cependant une puissance nucléaire dont l’arsenal ne peut être négligé et elle utilise sa capacité de nuisance pour intimider ses adversaires et remettre en cause l’ordre international actuel. Dans son nouveau dessein impérialiste, elle est redevenue une menace pour ses voisins, car un empire n’a pas de frontière, il n’a que des fronts.

Aujourd’hui, le véritable compétiteur stratégique des États-Unis est la Chine, dans tous les domaines. Cette dernière a d’ailleurs déclaré que son objectif était de devenir la première puissance mondiale en 2049, pour le centenaire de la création de la République populaire de Chine (RPC). Contrairement aux Occidentaux qui sont toujours pressés, la stratégie de la Chine s’inscrit dans le temps long[3] et s’appuie sur le principe de Sun Tzu dans « l’Art de la Guerre » : « paraître faible pour surprendre son adversaire ». L’administration Obama a acté cette nouvelle donne stratégique du déplacement du centre de gravité stratégique du monde vers l’Est, en promulguant son « pivot vers l’Asie ».

Pour comprendre la nouvelle posture américaine vis-à-vis de l’Europe, il faut abandonner nos références européennes et regarder le monde selon la perspective américaine. Les États-Unis sont une véritable puissance globale, un pays de taille continentale encadré par des pays voisins amicaux, protégé par deux océans, et avec des intérêts et des alliés partout dans le monde.

Les Européens sont souvent victimes de ce qui pourrait être appelé le « biais Mercator ». En effet, pour des raisons pratiques, la représentation du monde la plus utilisée en Occident est le planisphère ou carte du monde selon la projection de Mercator (projection d’une sphère sur un plan), avec le méridien de Greenwich marquant 0º de longitude au centre de la carte pour repousser la ligne de changement de date sur les bords du planisphère. Cette représentation très commune pour nous autres Européens, nous maintient dans l’illusion que nous sommes encore au centre du monde et que par conséquent nous sommes au centre des préoccupations des autres pays du monde, au premier rang desquels nos alliés américains. Mais rien n’est plus faux.

L’organisation de défense des États-Unis

Pour mieux comprendre le point de vue américain en matière de défense, de sécurité et de politique extérieure, analysons son facteur de puissance[4] militaire. L’organisation de l’outil de défense américain donne aux États-Unis la capacité unique de projeter sa puissance militaire en n’importe quel point du globe. Fort de près de trois millions de militaires d’active, de réservistes et de civils, et doté du premier budget de défense du monde à hauteur de 886 milliards de dollars[5], le département de la Défense américain est constitué de six armées, Army, Navy, Marine Corps, Cost Guards, Air Force and Space Force. Comme dans la plupart des armées occidentales modernes, ces armées (ou services en anglais) sont chargées de la préparation, c’est-à-dire du recrutement, de l’équipement et de l’entraînement des forces dans les différents milieux (terre, air, mer, espace). Sous l’autorité du président des États-Unis et du secrétaire à la Défense, la responsabilité de leur emploi opérationnel incombe à un chef militaire opérationnel. En France, il s’agit du chef d’état-major des armées (CEMA). Aux États-Unis, la plus haute autorité militaire est le président du comité des chefs d’état-major (CJCS). Il est d’abord le conseiller militaire du président des États-Unis, mais il n’exerce pas de responsabilité opérationnelle directe. La responsabilité opérationnelle d’emploi des forces est partagée entre 11 commandements stratégiques appelés Combattant Commands (COCOM), dont 6 sont régionaux[6] et 5 sont fonctionnels[7]. C’est comme si, en matière de commandement des opérations, les États-Unis disposaient de 11 CEMA pour commander et conduire leurs opérations partout dans le monde. Chaque COCOM est responsable au niveau stratégique des opérations militaires interarmées dans sa zone géographique ou dans son périmètre fonctionnel. Pour ce faire, il utilise les forces militaires des différentes armées qui lui sont attribuées au terme d’un processus assez complexe de génération de forces, dont les arbitrages sont rendus au niveau national par le Pentagone.

L’OTAN aujourd’hui

L’OTAN est une organisation politico-militaire constituée d’organismes civils et de commandements militaires. Au niveau politique, l’organe de décision est le Conseil de l’Atlantique Nord. Les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en personne à l’occasion des sommets. Le reste du temps, ils sont représentés en permanence par leur ambassadeur, ou par leur ministre à l’occasion de réunions thématiques (défense, affaires étrangères). Le conseil est présidé par le secrétaire général de l’OTAN (Jens Stoltenberg depuis 10 ans), nommé par consensus entre les nations. Il est appuyé dans ses fonctions par un secrétariat international pour préparer et mettre en œuvre ses décisions. Par ailleurs, au niveau militaire, le comité des chefs d’état-major des armées alliées, dont l’organe exécutif est l’état-major militaire international, supervise la structure de commandement militaire. Cette dernière est constituée de deux commandements stratégiques, ACO (Allied Command Operations) pour la conduite des opérations en Europe et ACT (Allied Command Transformation) pour la préparation des opérations futures.

Depuis le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN en 2009, le deuxième poste de commandeur stratégique, auparavant confié à un amiral américain (SACLANT – Supreme Allied Commander – Atlantic) a été attribué à un Européen, un général français, qui est devenu SACT (Supreme Allied Commander Transformation). Ce commandeur stratégique en charge de la transformation de l’Alliance est basé à Norfolk, en Virginie aux États-Unis. Par opposition au SACEUR (Supreme Allied CommanderEurope), un général américain qui est basé à Mons en Belgique, et qui est responsable des opérations actuelles de l’OTAN, le SACT est responsable de la préparation de l’avenir, c’est-à-dire des opérations futures. Au sein de son commandement sont traitées les questions d’analyse stratégique, de prospective, de développement capacitaire, de relations avec l’industrie, d’innovation, d’interopérabilité, d’entraînement et de doctrine.

L’OTAN n’a pas de forces militaires en propre, à l’exception de quelques avions de détection et de contrôle AWACS, et de grands drones de surveillance. Sa véritable plus-value est d’offrir à ses membres et partenaires une organisation permanente du commandement (états-majors, systèmes de commandement et de communication). Cela permet une réactivité immédiate et l’interopérabilité des forces militaires alliées pour conduire les opérations militaires de l’Alliance, dès que le niveau politique le décide. Les capacités militaires (hommes, matériels) sont fournies par les nations. La force militaire de l’Alliance résulte de la somme des forces armées des pays alliés opérant ensemble.

Les États-Unis sont prépondérants dans l’Alliance, mais il faut comparer ce qui est comparable. La puissance militaire américaine est conçue pour faire face à deux guerres mondiales simultanément, sur le théâtre indopacifique et sur le théâtre européen, alors que les forces armées européennes sont prioritairement dédiées à la défense du territoire européen.

Particularité en Europe, la fonction de SACEUR est assumée par le général américain qui commande aussi (et surtout) les forces américaines stationnées en permanence ou opérant en Europe (COM EUCOM). L’état-major du COM EUCOM est à Stuttgart en Allemagne. Cet officier général exerce simultanément ces deux responsabilités au profit de deux autorités différentes. Au niveau national américain, dans sa fonction de COM EUCOM, il répond au secrétaire à la Défense et au président des États-Unis. En revanche, dans le cadre de l’OTAN, pour sa responsabilité de SACEUR, il est sous l’autorité du Conseil de l’Atlantique Nord (NAC) constitué des 32 chefs d’État et de gouvernement des nations alliées ou de leurs représentants.

Alliance ou coalition ?

Au vu de l’organisation planétaire du système de défense américain, il est évident que les États-Unis n’ont pas besoin de l’OTAN pour faire la guerre et défendre leurs intérêts à l’échelle mondiale. D’ailleurs, depuis la guerre du Kosovo, où ils avaient particulièrement été marqués par la lenteur et la pesanteur du processus de validation politique des cibles aériennes par le NAC (notamment à cause du veto français traduisant une divergence d’appréciation sur la validité de certaines cibles), ils ont définitivement indiqué que leur mode préférentiel d’engagement était la coalition (« Coalition of the Willings »). Le mot d’ordre « qui m’aime me suive » est beaucoup plus simple à manier que l’obtention d’un consensus au NAC. Cependant, bien que différents, les deux modèles présentent des avantages et des inconvénients, et sont donc complémentaires. La coalition est plus réactive, mais aussi plus fragile, alors que l’alliance est plus lente pour prendre une décision, mais elle est aussi plus solide. En effet, la coalition est toujours bâtie sur le plus petit dénominateur commun d’intérêts à court terme, qui fait qu’un membre de la coalition peut tout aussi rapidement et sans préavis se désengager. En revanche, si le consensus est plus long à obtenir dans le cadre d’une alliance, la décision d’engagement est alors plus pérenne, car mûrement réfléchie et peut plus facilement s’inscrire dans le long terme.

Les Européens ont besoin d’une alliance, car aucun pays européen seul n’a la capacité de se défendre ou de conduire des opérations militaires d’envergure pour résoudre une crise internationale. Les Américains n’ont pas (ou ont moins) besoin d’une alliance militaire, c’est pour cela qu’ils préfèrent la coalition qui pour eux est d’abord une façon d’élargir la légitimité politique de leurs engagements militaires, sans sacrifier à la souplesse et à l’agilité. D’ailleurs, en cas de retrait d’un coalisé ou d’un partenaire, en général les États-Unis comblent le vide capacitaire (personnel ou matériel) laissé par le partant, avec leurs propres capacités militaires, ce qui bien sûr est hors de portée pour un pays européen, y compris la France.

Le général américain, SACEUR, est un chef militaire adulé et respecté en Europe. Sa légitimité est incontestable, car il apporte la puissance militaire de son pays. Pour autant, ce que les Européens ne perçoivent pas, c’est que cet officier général est d’abord le commandant des forces américaines en Europe (COM EUCOM). Il passe la majorité de son temps dans son état-major américain à Stuttgart en Allemagne ou en visite bilatérale dans les pays de sa zone de responsabilité. Il n’est présent dans son état-major OTAN, le SHAPE à Mons en Belgique, en moyenne qu’un jour par semaine. Il est important d’avoir conscience de cette situation.

La réalité, c’est qu’en cas de conflit en Europe, seule une petite partie des forces américaines passerait sous le commandement du SACEUR, et donc de l’OTAN. Nous aurions vraisemblablement deux opérations concomitantes, comme ce fut le cas sur tous les théâtres d’opérations récents, en Afghanistan, en Libye, en Irak : une opération de l’OTAN et une opération américaine libérée de toute contrainte alliée (caveat, véto, etc.). Ce que l’OTAN refuserait de faire ou prendrait trop de temps à décider, la coalition menée par les États-Unis pourrait le faire sans délai grâce à des règles d’engagements différentes et un processus de décision plus rapide. Il est illusoire de croire que l’ensemble des forces américaines passeraient sous le contrôle politique exclusif du NAC. D’ailleurs, dans l’esprit des militaires américains en opération, l’OTAN ou la coalition, c’est le regroupement des autres partenaires, éventuellement sous leur commandement, mais intellectuellement, ils ne s’incluent pas dedans, car leur organisation nationale de défense est bien plus importante.

« L’article 5 » du traité de Washington, érigé en totem

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