Alexis de Tocqueville (1805-1859) est sans conteste l’un des plus fin analystes des transformations qui touchèrent les sociétés occidentales dans le prolongement des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle. Ses deux œuvres majeures, « De la démocratie en Amérique » (1835) et « L’Ancien régime et la révolution » (1856), mettent en évidence un processus d’égalisation des conditions qu’il va qualifier de » société démocratique « . Ainsi, alors que certains n’ont plus grand-chose à nous dire sur nous mêmes, Tocqueville, en dépit d’un certain idéalisme, voire quelquefois d’archaïsmes ou d’erreurs, reste notre contemporain ; il suffit pour cela de le relire. Voici les meilleures citations pour comprendre l’œuvre d’Alexis de Tocqueville 2/4.
Sur le sens du mot démocratie
Alexis de Tocqueville fut longtemps un penseur négligé, voire oublié. Ainsi, il est redécouvert aux États-Unis dans les années 30. Tandis que la France attendra les années 50, et les travaux de Raymond Aron, pour s’apercevoir de son importance.
Il est évident que, par démocratie, Tocqueville entend le plus souvent un état de la société et non un mode de gouvernement.
Extrait 1
« Ce qui jette le plus de confusion dans l’esprit, c’est l’emploi qu’on fait de ces mots : démocratie, institutions démocratiques, gouvernement démocratique. Tant qu’on n’arrivera pas à les définir clairement et à s’entendre sur la définition, on vivra dans une confusion d’idées inextricables, au grand avantage des démagogues et des despotes. On dira qu’un pays gouverné par un prince absolu est une démocratie, parce qu’il gouvernera par des lois ou au milieu d’institutions qui sont favorables à la condition du peuple. Son gouvernement sera un gouvernement démocratique. Il formera une monarchie démocratique. Or les mots démocratie, monarchie, gouvernement démocratique ne peuvent vouloir dire qu’une chose, suivant le sens vrai des mots ; un gouvernement où le peuple prend une part plus ou moins grande au gouvernement. » Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.
Extrait 2
« Son sens est intimement lié à l’idée de la liberté politique. Donner l’épithète de gouvernement démocratique à un gouvernement où la liberté politique ne se trouve pas, c’est dire une absurdité palpable, suivant le sens naturel des mots. Ce qui a fait adopter ces expressions fausses, ou tout au moins obscures, c’est : 1° le désir de faire illusion à la foule, le mot de gouvernement démocratique ayant toujours un certains succès auprès d’elle ; 2° l’embarras réel où l’on se trouvait pour exprimer par un mot une idée aussi compliquée que celle-ci : un gouvernement absolu, où le peuple ne prend aucune part aux affaires, mais où les classes placées au-dessus de lui ne jouissent d’aucun privilège et où les lois sont faites de manière à favoriser autant que possible son bien-être. » Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.
Sur l’individualisme, le matérialisme et l’emballement du désir en démocratie
Tocqueville note ici que démocratie ne rime pas forcément avec bonheur et examine les conséquences de l’individualisme démocratique.
Extrait 1
« C’est une chose étrange de voir avec quelle sorte d’ardeur fébrile les Américains poursuivent le bien-être, et comme ils se montrent tourmentés par une crainte vague : n’avoir pas choisi la route la plus courte qui peut y conduire (…) Un homme, aux États-Unis, bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte. Il plante un jardin, et le loue comme il allait en goûter les fruits. Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour aller porter ailleurs ses changeants désirs. Ses affaires privées lui donnent-elles quelque relâche, il se plonge aussitôt dans le tourbillon de la politique. La mort survient enfin et elle l’arrête avant qu’il se soit lassé de cette poursuite inutile d’une félicité complète qui fuit toujours (…) » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Extrait 2
« Le goût des jouissances matérielles est la source première de cette inquiétude secrète. On verra bientôt les hommes changer continuellement de toute, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur. Dans les démocraties, les hommes ne sont jamais fixes : mille hasards les font sans cesse changer de place. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Extrait 3
« Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que tous les autres des intérêts et des jugements de l’avenir : le moment actuel les occupe seul et les absorbe. Ils achèvent rapidement beaucoup d’entreprises, plutôt qu’ils n’élèvent quelques monuments très durables ; ils aiment le succès bien plus que la gloire (…). Leurs mœurs sont presque toujours restées moins hautes que leur condition ; ce qui fait qu’ils transportent très souvent dans une fortune extraordinaire des goûts très vulgaires, et qu’ils semblent ne s’être élevés au souverain pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers plaisirs (…) J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passions humaines ne s’y apaisent et en s’y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l’allure du corps sociale devienne plus tranquille et moins haute. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Extrait 4
« Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre époque est l’orgueil. Cela est vrai en un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui ne croie valoir mieux que son voisin et qui consente à obéir à son supérieur ; mais cela est très faux dans un autre ; car ce même homme, qui ne peut supporter ni la subordination ni l’égalité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Il s’arrête volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes entreprises : il les imagine à peine. Loin donc de croire qu’il faille recommander à nos contemporains l’humilité, je voudrais qu’on s’efforçât de leur donner une idée plus vaste d’eux-mêmes et de leur espèce ; l’humilité ne leur est point saine ; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est l’orgueil. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Sur le mépris des formes en démocratie
Tocqueville entend ici par formes, les institutions, les normes et les règles qui organisent la vie en société. Comme Benjamin Constant, il les considère comme essentielles, mais remarque que l’homme démocratique a tendance à les mépriser.
Extrait 1
« L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux. Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétueusement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indispose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Extrait 2
« Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître. Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plus actif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse. Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Sur le despotisme démocratique
Tocqueville prévoit en visionnaire les limites et les effets pervers de la liberté et de l’égalité en tant que valeurs fondamentales de la démocratie. Il nous rappelle que la démocratie peut en effet se transformer en une douce tyrannie, où en un despotisme bienveillant. Ces notions sont, a priori, contradictoires, car elles impliquent que les hommes consentent à leur propre servitude. Tocqueville rejoint ici l’analyse de La Boétie.
Extrait 1
« Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
Extrait 2
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort.&n