Ideas - Souveraineté, éthique et durabilité : les grands enjeux du développement de l'IA en 2025

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L’Europe peut-elle réagir ?

L’Union Européenne paraît un peu démunie pour contrer l’attaque en règle, menée par le nouveau président américain et la Big Tech, contre les législations qui visent à réguler l’espace numérique. Des enquêtes sur les réseaux sociaux qui posent le plus de risques aux démocraties européennes sont pourtant en cours, notamment contre X, mais les Européens ont-ils vraiment les moyens de résister face à Donald Trump et aux plateformes américaines ?

À la question « en avons-nous les moyens ? », la réponse est oui, puisqu’il existe un arsenal de régulations qui permettent un certain nombre d’actions, notamment sur les questions qui ont été évoquées sur la fin du fact-checking, la question de la modération sur les grands réseaux sociaux. Il y a le DSA (le Digital Services Act ou le Règlement sur les services numériques) qui impose des obligations et des interdictions pour les services justement de plateformes, dont font partie les réseaux sociaux, notamment de limiter les risques sur les contenus de haine en ligne ou la diffusion de la désinformation. Et quand ces comportements sont caractérisés, des sanctions sont prévues. Si les amendes ne sont pas payées et en cas de récidive, il existe aussi des moyens d’action qui peuvent aller jusqu’à la restriction de ces services-là sur le territoire européen.

La question qui se pose plutôt, je crois, et qui va devoir trouver une réponse dans les prochains mois, c’est :
existe-t-il la volonté politique?

C’est une question qui ne relève pas du droit, mais qui est vraiment majeure pour savoir si nous mettons toutes les forces de notre côté dans l’instrumentalisation de ce corpus juridique pour nous défendre face à cette attaque contre les valeurs européennes via ces pratiques sur les réseaux.

Oui, parce qu’il y a déjà plusieurs enquêtes et certaines sur X (ex-Twitter) qui regardent la façon dont est effectuée la modération, l’efficacité des outils, l’efficacité des communautés… Et puis va aussi se poser très vite la question de savoir si Elon Musk va utiliser cette plateforme (si ce n’est pas déjà fait) pour amplifier ses opinions politiques. Avec toutes ces questions, quand la Commission Européenne pourra-t-elle être amenée à rendre ses conclusions ?

La régulation des plateformes en Europe est une régulation très ambitieuse et qui fait l’objet d’un assez grand consensus.

Et il y a eu une impulsion, notamment de l’ancien commissaire européen Thierry Breton, pour la mise en œuvre de ces textes. Une première enquête contre X est en cours et a été complétée suite aux annonces récentes sur les politiques de modération de Meta, mais aussi l’implication d’Elon Musk dans la campagne de Donald Trump. Cette enquête est renforcée par des demandes d’information complémentaires et la demande de la Commission Européenne de documenter tous les changements de modération qui vont avoir lieu sur X sur la période qui vient, pour justement voir ce qui va se passer avec ce contexte politique qui évolue et pouvoir prononcer des amendes ou des sanctions si nécessaire.

Donc c’est en cours ; cela pourrait-il aller plus vite ? La question peut se poser. Évidemment, ces procédures sont complexes et demandent beaucoup de travail, pour récolter l’information, pour la traiter, et ensuite, une volonté politique pour y répondre. Ce qui est sûr, c’est que j’ai le sentiment aujourd’hui que…

les valeurs de l’Union Européenne sont attaquées, la régulation européenne est mise au défi,

c’est comme un « stress test » (comme tester la résistance des téléphones portables, par exemple, en les mettant sous pression et voir s’ils cassent ou non. Sinon, la norme est respectée et ils sont considérés comme suffisamment solides). C’est un peu ce qui est en train de se passer avec la régulation européenne puisque des choix faits par des réseaux sociaux sont pour certains vraiment incompatibles avec la régulation européenne.

Finalement, cela teste notre capacité de réponse et notre volonté politique à mettre en œuvre ces réglementations.

Irons-nous jusqu’à infliger de fortes amendes, voire même des restrictions d’utilisation ou des blocages des applications qui ne respecteraient pas les valeurs européennes sur le territoire européen ? Nous sommes au moment où il va falloir définir une vraie stratégie européenne de mise en œuvre de ces réglementations.

Comment cela s’articule-t-il avec l’AI Act qui va entrer en partie en vigueur cette année, et dont les régulations vont se déployer par niveau de risque ? Ne sommes-nous pas, dans la gestion de l’IA appliquée aux réseaux sociaux, situés en haut risque démocratique et qui devrait à ce titre être régulé de façon prioritaire et spécifique ?

L’AI Act est un règlement qui vise la sécurité des produits au sein de l’Union Européenne. Sa destination première n’est pas de réguler le comportement ni des grandes plateformes ni des réseaux sociaux, ce qui est vraiment l’objet du DSA et du DMA. Sur la question des réseaux sociaux et de leur modération, de la protection des utilisateurs de ces grandes plateformes, c’est plutôt le DSA qui est concerné. Néanmoins, l’AI Act va réguler un certain nombre de systèmes en fonction de la façon dont ils sont utilisés, le cas échéant dans des réseaux sociaux.

Typiquement, parmi les pratiques interdites tout en haut de la pyramide de risques, se retrouve l’exploitation des vulnérabilités de certains groupes de personnes pour arriver à des effets néfastes à leur encontre.

Mark Zuckerberg a annoncé le retour de la communication politique sur les réseaux sociaux. Si demain est avérée la preuve que le système de publicité ciblée de Meta est instrumentalisé pour cibler des minorités afin d’altérer leurs votes ou avoir des conséquences négatives pour elles, cela concernerait potentiellement cette exploitation des vulnérabilités de groupes de personnes. Donc cela va vraiment dépendre des applications et des systèmes précis qui vont être mis en œuvre qui pourraient être ici régulés par l’AI Act.

Peut-être y a-t-il aussi une question de rapport de force ? L’Europe, ce sont 450 millions de consommateurs sans compter les entreprises et beaucoup d’utilisateurs des réseaux sociaux, peut-être même plus qu’aux États-Unis de X d’Instagram. Alors pouvons-nous peser et quel est le rapport de force ?

Ce rapport de force est justement toute la question puisque, comme je l’ai dit, nous avons les moyens. Ce qui va être déterminant est la volonté politique et la stratégie politique à adopter. Je donne un exemple très précis : si jamais les pratiques de modération s’avèrent instrumentalisées à des fins politiques et aboutissent à des discriminations, il serait tout à fait possible de bloquer l’accès sur le territoire européen.

Cela aurait des effets très positifs pour l’Union Européenne puisqu’elle « montrerait ses muscles », non seulement par la menace mais par le fait qu’elle est vraiment en capacité de mettre en œuvre les textes qu’elle a adoptés, qui seraient alors un vrai instrument géopolitique.

De plus, un espace serait libéré pour que des entreprises européennes puissent se développer puisqu’un marché serait ouvert. Les réseaux sociaux, aujourd’hui, ne sont pas une technologie très compliquée : nous savons faire. Le problème est que les acteurs en face sont trop gros pour venir leur faire concurrence. S’il y a des restrictions dues à des pratiques antidémocratiques ou en tout cas non compatibles avec nos régulations, il existe aussi un effet économique positif. En revanche, le risque est d’entrer dans une véritable guerre économique avec les États-Unis. N’est-ce pas déjà le cas avec un certain nombre d’acteurs au niveau international ? Mais sommes-nous prêts à bloquer l’accès aux réseaux sociaux si en face, nos droits de douane sont augmentés sur nos relations commerciales avec les États-Unis dans d’autres secteurs qui auraient potentiellement des effets économiques aussi importants ? Ce sont les arbitrages face auxquels nous allons nous trouver.

L’Europe paraît divisée à cause de certains pays qui ne sont pas forcément alignés avec ces valeurs démocratiques et qui souhaiteraient se rapprocher des États-Unis ou d’autres grandes puissances ?

Oui, nous sommes à un moment où il y a besoin d’une volonté politique extrêmement forte pour prendre des décisions dures et qui auront des effets à la fois potentiellement positifs mais aussi négatifs, et en parallèle le système politique est aujourd’hui très affaibli avec cette fragmentation que vous évoquez.

L’IA peut-elle être soutenable ?

Parlons maintenant d’un autre enjeu considérable touchant l’intelligence artificielle, sa soutenabilité. Avec la montée en puissance des IA génératives, a lieu une prise de conscience de l’empreinte carbone de l’IA et notamment des serveurs qui font tourner les modèles de machine learning. Les géants de la tech ont ainsi besoin de nouvelles capacités de calcul pour alimenter leurs modèles et ont multiplié les annonces d’investissement dans le nucléaire ces derniers mois aux États-Unis. Alors pourraient-ils également investir en Europe ?

Oui, ils pourraient investir en Europe et c’est déjà en projet. L’Europe a des atouts en termes énergétiques. La France bénéficie aujourd’hui du plus haut niveau de capacité de production d’électricité connue sur les dernières années en dépassant les 360 TWH, pour l’énergie nucléaire notamment. Le réseau électrique est relativement stable et donc pourrait accueillir de nouvelles capacités de production ou de nouvelles installations. Et surtout l’énergie est décarbonée à 95% et repose en grande partie sur l’énergie nucléaire et, pour une autre partie, sur les énergies renouvelables.

Tout cela constitue autant d’arguments qui font de la France un pays accueillant ou en tout cas un bon choix pour implanter des nouveaux data centers, comme déjà annoncé.

Recapiti
Stéphane Boucart