Retours sur les Entretiens de Royaumont - Rumeur Publique

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Catherine Dedieu, Directrice Associée chez Rumeur Publique, revient sur les Entretiens de Royaumont de décembre dernier. Avec de nombreux et prestigieux intervenants, les Entretiens faisaient le point sur un sujet brûlant : vivre avec l’Intelligence Artificielle.

PRISMES :

Bonjour Catherine, vous avez assisté les 5 et 6 décembre derniers aux Entretiens de Royaumont sur le thème « Vivre avec l’Intelligence Artificielle ». Quelles sont les idées maîtresses que vous avez retenues des différentes interventions ?

Catherine Dedieu :

Tout d’abord, j’ai été frappée par les divergences d’opinions des intervenants. L’IA ouvre-t-elle des perspectives comparables à la Renaissance comme le pense Yann Le Cun de Meta où est-ce un jeu dangereux comparable à une roulette russe avec lequel nous exposons nos enfants comme le croit Stuart Russel ?

Est-ce que l’IA générale est une perspective réaliste après laquelle court toute l’industrie ou un enfumage de haut vol comme le pense Luc Julia inventeur de Siri et maintenant chez Renault ?

Autres divergences de points de vue : l’emploi. Certains comme Eric Schmidt (ex CEO de Google) pensent que les entreprises utiliseront l’IA à bon escient pour créer de la croissance, de la valeur et de l’emploi. D’autres comme Jean-Louis Constanza, créateur de Wandercraft qui associe IA et robotique, voient la plupart des emplois disparaître d’ici 20 ans. Assisterons-nous à une substitution des emplois au profit de l’IA ou à une augmentation grâce à une hybridation intégrant l’IA dans des tâches existantes et nouvelles ?

Par ailleurs, j’ai été marquée par les interventions sur la géopolitique de l’IA. Eric Schmidt a décrit une course à la puissance exacerbée entre les Etats-Unis et la Chine. Il a accusé l’Europe, malgré ses 10 000 ingénieurs, de perdre la bataille cruciale de l’IA pour quatre raisons : la préférence pour la régulation aux dépens de l’innovation, une absence de gouvernance, l’incapacité à financer son écosystème technologique et des prix de l’énergie trop élevés pour entraîner les IA. Une intervention très offensive qui a le mérite de nous inciter au sursaut, comme le préconise Cédric O. Selon lui l’IA représente une question existentielle pour notre continent. Il alerte sur le précédent de la Chine qui, pour avoir refusé l’innovation technologique à partir du 18ème siècle, a disparu pendant plus d’un siècle du concert des nations. J’ai également envie de mentionner le propos d’Elisabeth Moreno qui a élargi la focale en rappelant que l’Afrique reste le dernier continent à développer et que d’ici 2050, un être humain sur trois en sera originaire. Selon elle, l’IA doit suivre le modèle de l’explosion de l’usage du mobile sur le continent, en apportant non pas des améliorations comme dans les pays du Nord, mais en répondant à des besoins cruciaux.

De façon inattendue, j’ai aussi vraiment apprécié l’intervention de Frédéric Rose d’IMKI (comme Augmented Creative AI for Luxury & Fashion industries)

qui met l’IA au service de l’artisanat, en particulier dans la mode. Pour lui, les données des secteurs d’excellence sont le pétrole français et l’IA une source considérable de créativité et de libération de tâches ingrates.

Ces entretiens étaient très denses. Difficile de les résumer en quelques phrases.

PRISMES :

Quelle a été la prise de parole la plus significative ?

Catherine Dedieu :

C’est compliqué de choisir. J’ai clairement été frappée par l’opposition entre le brutalisme d’un Eric Schmidt pour qui l’IA s’impose sans restriction comme un vecteur de pouvoir voire de soumission… et la pensée fine et riche de Monique Canto-Sperber qui établit un parallèle entre la bascule vers l’IA générative de 2022/2023, avec ce sentiment d’irréversible, la pression de cette course à la puissance, le souci d’être parmi les premiers, la rapidité de cette évolution. Elle parle même d’intimidation. Pour ma part, je constate un phénomène de sidération des sociétés. Ce que questionne la philosophe, c’est notre degré de conscience et de préparation face à l’IA. J’ai été sensible à son inquiétude, et à son appel à renouer avec la pratique des exercices intellectuels fondamentaux qui sont indispensables à l’esprit critique.

Pour elle, il faut une grande capacité intellectuelle pour garder du recul, et du sang froid pour ne pas se laisser manipuler. Or l’éducation que nous avons reçue ne nous a pas préparés à l’IA. Pire, nous ne développons aucun des outils pour former les générations qui vont vivre avec l’IA. C’est pourquoi Monique Canto-Sperber prône la pratique du doute, du questionnement, de la découverte, de l’apprentissage… Serons-nous capables de nous poser les vraies questions, et de nous battre pour faire respecter les valeurs fondamentales comme la vie privée ou la propriété intellectuelle ? Serons-nous capables de défendre les normes qui créent la confiance, et sont à ce titre le meilleur terreau pour l’innovation ? C’est un enjeu gigantesque pour notre avenir collectif.

Ce mélange entre les témoignages des représentants d’entreprises et des penseurs et universitaires à la parole libre et critique fait partie des richesses des Entretiens de Royaumont.

Donc, si je ne devais retenir qu’une seule intervention, ce serait celle de Monique Canto-Sperber.

PRISMES :

Qu’est-ce qui vous a le plus étonnée ?

Catherine Dedieu :

L ’éléphant géant dans la pièce qui a été insuffisamment abordé, c’est l’enjeu énergétique et environnemental de l’IA. Comme si l’intelligence artificielle devait nécessairement s’imposer quel que soit son impact sur le climat, l’eau, les écosystèmes, à une époque où l’on ne peut plus consommer l’énergie sans réfléchir. Comme si la déferlante de l’IA balayait toute autre considération par ses effets de puissance. Alors qu’il est vital d’articuler révolution technologique et révolution écologique au service du vivant et de l’humanité.

Dernier point, j’ai été un peu déçue du faible nombre d’intervenantes spécialistes de l’IA. Le respect d’un équilibre des genres est très important parce que sur le sujet de l’IA la parole masculine, je l’ai encore constaté à cette occasion, a un effet de puissance, d’autorité, d’intimidation alors que le sujet mérite réflexion, pratique et ouverture.

Catherine Dedieu, Directrice associée chez Rumeur Publique
catherine.dedieu@rumeurpublique.fr

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