Ursula Von der Leyen et l’ensemble du collège des commissaires européens sont à New Delhi ces jeudi 27 et vendredi 28 février 2025 pour un sommet UE-Inde prévu de longue date. Mais si la rencontre relève d’un calendrier bien établi, les circonstances dans lesquelles se tient ce sommet n’ont rien de rituel du fait des bouleversements induits par les premiers pas sur la scène internationale de l’administration de Donald Trump.
UE-Inde : Un sommet à forte dimension politique et stratégique
Si l’on pouvait qualifier d’un mot la nature des relations entre l’Inde et l’Union européenne (UE) depuis un quart de siècle, celui de « langueur » viendrait aussitôt à l’esprit tant les objectifs affirmés, réaffirmés puis derechef affirmés s’étirent à travers les années.
Le premier sommet réunissant l’Inde et les dirigeants de l’Union européenne s’est tenu à Lisbonne en 2000. En principe, ces sommets devaient se tenir annuellement, alternativement en Europe et en Inde. En pratique, il y en a eu un peu plus d’une quinzaine, séparés d’une année, parfois de deux et parfois d’un intervalle bien plus grand, avec ou sans raison expliquée publiquement. Le Covid-19 a été invoqué au début, ce qui n’a pas empêché par la suite des réunions en visioconférence. Peu après son arrivée au pouvoir en 2014, Narendra Modi a snobé Bruxelles, irrité par les critiques du Parlement européen sur le respect des droits humains en Inde.
D’une manière générale, il préfère les relations bilatérales avec quelques États soigneusement choisis aux réunions multilatérales. La France, particulièrement choyée par l’Inde de Modi, n’a pas à s’en plaindre. L’Allemagne et l’Italie figurent également parmi ses partenaires de choix.
En 2007, l’Inde et le bloc européen ont entamé des négociations afin de parvenir à un accord de libre-échange. Assez rapidement, l’étendue des désaccords est apparue au grand jour. Aux difficultés intrinsèques de la négociation s’est ajouté un manque de volonté évident des deux côtés et ces négociations ont été suspendues en 2013. Elles ont cependant repris en 2022 avec un évident regain d’intérêt partagé par New Delhi et Bruxelles, bien que les difficultés objectives n’aient en rien disparu. Cependant, la volonté politique faisant, elles ne semblent plus insurmontables.
Entre-temps, l’Union européenne, s’inquiétant de la montée en puissance de la Chine, a redécouvert ce partenaire négligé qu’était l’Inde, la réciproque étant vraie, en partie pour les mêmes raisons. Cela explique ainsi qu’en avril 2021, à la suite de la France, l’UE ait adopté une stratégie pour l’Indo-Pacifique. L’année précédente, en juillet 2021, Inde et I’UE avaient également conclu un partenariat stratégique intitulé India-EU Strategic Partnership : A Roadmap to 2025. Autrement dit, ce document arrivant à échéance, il est temps de le renouveler et de le prolonger.
Ce sommet Inde-Union européenne a donc dès l’origine une dimension politique et stratégique allant bien au-delà des discussions commerciales qui marquent les contacts entre les deux ensembles depuis 25 ans.
Mais naturellement, l’actualité internationale marquée par l’entrée en fonction de Donald Trump pour son deuxième mandat et ce que ses premières décisions annoncent de bouleversements contraignent l’agenda de cette rencontre.
L’ombre portée des tarifs douaniers américains
Certes, la visite à Washington de Narendra Modi les 12 et 13 février semble s’être bien passée, les deux dirigeants faisant assaut d’amabilité l’un envers l’autre. Mais cela n’a pas empêché le président américain de répéter juste après le départ de son invité ce qu’il disait avant de le recevoir : « Voici ce que nous allons faire : réciprocité. Ce que vous facturez, je facture ». Or, les droits de douane indiens sont parmi les plus élevés au monde. L’Inde, qui a grandement bénéficié de la mondialisation, doit maintenant naviguer dans un monde de plus en plus morcelé.
La guerre en Ukraine
Après avoir refusé de condamner l’invasion russe depuis trois ans, tout en se disant prête à accueillir des discussions de paix, l’Inde découvre comme le reste du monde la propension de Donald Trump à s’aligner sur le discours de Moscou. Adepte habituelle de l’abstention aux Nations unies, l’Inde s’est abstenue à deux reprises le 24 février : sur la résolution ukrainienne et sur la résolution américaine (soutenue par les Russes). Plus largement, le rapprochement accéléré entre Moscou et Washington fait redouter à New Delhi de perdre sa relation unique avec la Russie.
La fragmentation du système international
La diplomatie indienne s’est construite depuis l’indépendance sur le « non-alignement », aussi appelé « neutralisme » ou « troisième voie » durant la guerre froide marquée par la bipolarisation, puis depuis une dizaine d’années, sur le « multialignement », avatar du non-alignement, mais plus pragmatique (ou opportuniste) que son prédécesseur, adapté à un monde multipolaire.
Mais la fragmentation du système international à laquelle on assiste actuellement, aggravée par l’unilatéralisme de la politique états-unienne sous Trump 2.0, risque de faire perdre à l’Inde les avantages de son équilibrisme perfectionné au fil des décennies à moins de recalibrer ce multialignement. C’est l’un des objectifs du regain d’intérêt indien pour l’ensemble que constitue l’Union européenne, malgré tous les défauts de celle-ci : divisions, lenteur du processus de décision, là où, côté indien, la décision d’un seul (le Premier ministre Modi) suffit le plus souvent à donner la ligne. Parallèlement, dans cette théorie des ensembles où l’Inde cherche à toujours se trouver à l’intersection, la très nette volonté de rapprochement avec la Chine depuis la fin de l’année 2024 est particulièrement notable.
L’Union européenne, dont les membres les plus réticents viennent de prendre conscience que le lien transatlantique était en voie de rupture et que l’alliance américaine n’était plus garantie, a besoin de solidifier les autres partenariats. Mutatis mutandis, la même réflexion est en cours à New Delhi, même si l’on y rejette par principe la notion d’alliance. Un partenariat fiable vaut mieux qu’une alliance douteuse.
Au fond, deux puissances géopolitiques moyennes, comparées aux poids respectifs de Moscou, Pékin et de Washington, peuvent, en coordonnant leurs initiatives, peser davantage à l’échelle mondiale que ce ne serait le cas séparément. C’est en tout cas le pari que font Indiens et Européens.