Le gel brutal du financement d’USAID par l’administration Trump est une catastrophe immédiate mais, en réalité, le modèle économique de la solidarité internationale est dépassé depuis bien longtemps.
Dès son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a suspendu pour une durée de 90 jours « l’aide au développement étrangère des États-Unis », y compris toutes les opérations de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), afin d’en « évaluer la pertinence ». Les conséquences de cette décision sont d’ores et déjà très lourdes.
L’effondrement des financements états-uniens destinés à l’aide internationale – celle de l’action humanitaire d’urgence, comme celle de l’aide publique au développement (APD) – constitue une déflagration aux conséquences désastreuses pour les populations délaissées.
L’obsolescence du modèle économique de la solidarité internationale éclate au grand jour, révélant à tous des fragilités structurelles qui avaient pourtant été clairement identifiées depuis des années. La brutalité et l’absence de négociation sur les modalités et les cibles des désengagements opérés rendent ces mesures particulièrement dramatiques. Pour autant, on aurait tort de penser que tout allait pour le mieux dans le domaine de l’aide internationale avant le retour au pouvoir du milliardaire new-yorkais.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
La catastrophe Trump
Les « quatre tentations » portées par le système financier jusqu’ici en vigueur désormais assumées sans complexe par le nouveau gouvernement des États-Unis sont patentes : occidentalo-centrisme des pays donateurs ; approche néo-libérale de l’aide internationale où chaque État contributeur choisit les pays aidés ; préoccupation sécuritaire, les versements financiers étant encadrés par de strictes procédures de contrôle pour éviter, sur les terrains de conflits, l’arrivée de ces sommes entre des mains ennemies des pays donateurs ; et tentation de la rétraction des transferts financiers à chaque convulsion que peuvent connaître les pays donateurs (Covid-19, crise économique, montée des sensibilités nationalistes et isolationnistes…).
Pierre Micheletti a notamment rédigé « 0,03 %, pour une transformation du mouvement humanitaire international ». Éditions Parole
La convergence de ces tendances aboutit à une insuffisance volumétrique et à une suspicion de plus en plus forte que, pour les pays contributeurs, l’aide vise avant tout à développer leur soft power.
Les récentes décisions prises par Washington constituent bien sûr une catastrophe pour les acteurs de la solidarité internationale. Des activités développées sur le terrain ont déjà dû être abandonnées et des plans sociaux ont déjà été mis en œuvre par les organisations les plus impactées. Un certain nombre d’entre elles ne survivront pas aux événements en cours.
Et même celles qui ne dépendent peu ou pas des financements de l’USAid seront potentiellement concernées par les conséquences en cascade du désengagement du leader des pays donateurs.
Une réduction de l’aide qui n’est pas le fait des seuls États-Unis
Avant même les décisions couperets prononcées par les États-Unis, d’autres pays avaient annoncé leur intention de réduire leur contribution à la solidarité internationale : France, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique pour n’en citer que quelques-uns déjà connus.
Les organisations pour lesquelles la « générosité du public », qui pèse environ 20 % des financements humanitaires annuels, est largement majoritaire dans la structure de leurs ressources n’échapperont pas non plus aux conséquences de la suspension de toute APD par les États-Unis, car les rééquilibrages économiques et les tensions politiques qui découlent de certaines décisions du gouvernement Trump annoncent des effets industriels et sociaux dans l’ensemble des pays autrefois partenaires privilégiés des États-Unis, en particulier parmi les pays membres de l’Union européenne.
Si ces craintes venaient à se confirmer, l’expérience montre que la dégradation des contextes nationaux a des effets directs sur les dons du grand public qui soutient l’action des ONG. Les donateurs individuels vont avoir à décider de leurs priorités dans un large panorama de crises devenues négligées par les fonds gouvernementaux, et la compassion sera alors empreinte de choix qui appartiendront à chacun.
En outre, les tensions qui s’annoncent partout en lien avec l’augmentation des barrières douanières pourraient entraîner des effets économiques et sociaux qui, à leur tour, peuvent créer une réorientation des dons vers des formes de solidarité de proximité immédiate, nationales et/ou familiales.
D’autant qu’émerge au sein de certains groupes politiques une petite musique qui remet en cause la légitimité et le bien-fondé en tant que tel de l’Aide publique au Développement, ce qui a récemment mené le directeur de l’Agence française de Développement (AFD) à des prises de parole explicites pour défendre les actions de l’organisation qu’il pilote.
L’illusion d’un monde cloisonné
Par touches successives, il s’initie ainsi, parmi les États les plus riches, une dynamique qui signe une folle indifférence face à la pauvreté, mais aussi aux dégradations environnementales et aux anthropozoonoses qui peuvent en découler du fait des dommages infligés aux forêts primaires. Aucune frontière ne saurait pourtant servir d’illusoire « Ligne Maginot » étanche et infranchissable pour contenir les dangers mondialisés qui caractérisent aujourd’hui les interdépendances d’un monde globalisé.
On ne peut être indifférents, en Europe comme en Amérique du Nord, aux multiples outrages portés à la planète, bientôt aggravés par la relance d’une industrie extractive mutilante et prédatrice, pas plus qu’on ne peut être indifférents aux stratégies de survie que traduisent les déplacements massifs de populations actuels et à venir, et aux conflits que peuvent générer ces différents phénomènes.
Deux chiffres disent d’emblée le fossé abyssal déjà en place face aux inégalités mondiales. L’enveloppe de l’APD mondiale alimentée par les pays de l’OCDE représentait 230 milliards de dollars de 2023, tandis que les « remises migratoires » – sommes transférées par les migrants vers leurs pays d’origine – se sont élevées cette année-là à 830 milliards, dont 650 à destination de pays à revenus faibles ou moyens. Ces sommes constituent la bouée de sauvetage des populations les plus déshéritées. Elles traduisent, de fait, l’indissociable équilibre de survie entre ici et là-bas.
On voudrait pourtant nous faire accepter l’idée que, face à ces interdépendances sans frontières, nous pourrions, dans les pays les plus riches, nous désintéresser des différents mécanismes qui détruisent l’égalité des chances partout dans le monde. Qu’une réaffirmation décomplexée du chacun pour soi, dans la consommation comme dans la solidarité mondiale, pourrait désormais servir de nouveau mantra politique décomplexé. Et que cela serait sans conséquences, à long terme, sur une paix durable…
Ainsi, dans un monde où, à horizon 2100, la population du continent africain pourrait représenter 40 % de l’humanité, il ne peut être question, sans séismes à venir, de détourner le regard des réalités en construction. Sur ce continent, comme ailleurs où existent des fragilités majeures, nous ne pouvons pas nous affranchir de cette attention à l’Autre, par réalisme si ce n’est par générosité.
Nous devons collectivement résister à la stratégie du chacun-pour-soi et à la loi du plus fort que promeuvent les nouveaux dirigeants des États-Unis et leurs affidés, et œuvrer à inventer un nouveau modèle de solidarité débarrassé des quatre tentations fondatrices du système existant, système occidentalo-centré issu de la Seconde Guerre mondiale puis des processus de décolonisation. Ce qui implique de créer les conditions d’un élargissement notable du nombre de pays contributeurs pour les fonds gouvernementaux, comme la diversification des sources pour les fonds privés. S’impose dès lors une nouvelle répartition du pouvoir de création et de décision au sein de la gouvernance d’un système à rebâtir. Il émerge, dans les prolongements du séisme en cours, de nouveaux combats pour refondre en profondeur les stratégies et modalités de la solidarité internationale.
Pour une version plus longue de cet article, lire ici.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.