« Penser à mon avenir m’a toujours stressé, souffle Jaëson Fricher, 21 ans. J’ai toujours su que mon entrée dans l’indépendance serait une étape cruciale et qu’il fallait que je m’y prépare. J’ai lu les chiffres qui assurent qu’un sans domicile fixe sur quatre est un ancien de l’Aide sociale à l’enfance. J’ai toujours eu peur de ne pas m’en sortir, j’y pense encore régulièrement. » La situation de Jaëson est pourtant stable. Étudiant en deuxième année d’une école d’éducateurs spécialisés à Maubeuge, il est actuellement en contrat d’apprentissage au SAMU social de Douai.
Le jeune homme a été confié à la protection de l’enfance à ses 14 ans et a d’abord été accueilli dans une maison d’enfants à caractère social (MECS). « L’idée de devenir éducateur spécialisé m’est venue à mon entrée en foyer, raconte Jaëson. J’ai toujours aimé aider les gens. J’avais aussi envisagé de devenir infirmier. La carrière de journaliste m’aurait aussi beaucoup plu, mais je ne l’ai pas vraiment envisagée, mon niveau scolaire ne le permettait pas. »
Jaëson est arrivé tard au sein de SOS Villages d’Enfants, précisément lorsqu’en janvier 2023, il a intégré la Maison Claire Morandat (MCM), à Valenciennes. La MCM est un établissement intermédiaire entre la vie en maison familiale et l’autonomie. Ce dispositif est constitué de logements en ville et surtout d’une grande maison divisée en studios. Une soixantaine de jeunes âgés de 16 à 21 ans, le plus souvent issus de foyers, de familles d’accueil, d’hébergements chez un tiers, ou d’autres villages d’enfants SOS, viennent y apprendre l’autonomie sociale, financière, professionnelle, affective… Le tout appuyés par des éducateurs de l’association. « L’aide des éducateurs a été cruciale, insiste Jaëson, qui a vécu à la MCM jusqu’en août 2024. Ils m’ont aidé pour mon inscription à ParcoursSup, à préparer mon oral du bac, à rédiger mes lettres de motivation… Mais, le plus important, c’est le soutien qu’ils m’ont apporté lorsque mon moral baissait. Cette période de transition vers l’indépendance passe très vite. C’est un moment de la vie où l’on est censé pouvoir être un peu insouciant, sortir, profiter de la vie, pas avoir des problèmes de banque, de loyer, d’assurance ou de Sécurité sociale à régler. »
Si Jaëson a pu suivre une voie professionnelle qu’il a choisie et qui le motivait réellement, ce n’est pas le cas de tous les jeunes accueillis en protection de l’enfance. Contraints de quitter ce dispositif au mieux à 21 ans, parfois dès 18 ans, ils sont souvent encouragés à s’orienter vers des filières de formations courtes qui leur permettront d’avoir une autonomie financière précoce.
« La conseillère d’orientation que j’ai eue en troisième m’a clairement sous-estimé. J’avais 14 de moyenne et toutes les compétences poursuivre dans la filière générale », explique avec du regret dans la voix, Antonio Quehen 21 ans. À l’époque, le jeune homme n’est pas encore accompagné par SOS Villages d’Enfants. Lui qui rêvait de travailler dans le monde de la musique est aiguillé vers un bac pro en hôtellerie, formation qu’il trouvera trop facile et qu’il décrochera avec une mention « Très bien ».
Retiré de la garde de ses parents à ses 18 mois, Antonio a eu une histoire particulièrement tourmentée. Il a vécu en pouponnière, puis au sein de six familles d’accueil différentes. Il est arrivé au village de Calais à l’âge de 14 ans ; il y restera trois ans avant de rejoindre, lui aussi, la MCM. « J’ai quitté l’association à mes 18 ans. » explique-t-il. Depuis sa sortie du village, Antonio garde contact avec les professionnels qui l’ont accompagné et repasse les voir de temps en temps. Il mesure l’importance qu’ils ont eu sur son parcours. « Ils m’ont sauvé d’un enfer permanent » exprime-t-il.
SAVOIR CE QU’ON VEUT
La formation est au cœur de la question de l’insertion professionnelle des jeunes de l’ASE. Or, grâce aux recherches effectuées dans le cadre de notre programme Pygmalion, nous savons que la majorité d’entre eux connaît des difficultés scolaires avant même d’avoir rejoint un établissement de protection de l’enfance. Précarité, mal-logement, carences éducatives ou encore maltraitances expliquent qu’à leur entrée au collège, les deux tiers d’entre eux ont au moins un an de retard. Les adolescents de 15 ans, eux, sont trois fois plus souvent déscolarisés que les enfants de leur âge (voir l’encadré ci-contre). Moins d’études, moins ou pas de diplôme en poche à leur sortie des dispositifs ASE, et donc des difficultés à décrocher un travail.
Jennifer Dahmani, 40 ans, est conseillère en insertion sociale et professionnelle à la Maison Claire Morandat. Le parcours de ces jeunes, elle le comprend parfaitement pour avoir elle-même connu une réorientation professionnelle. « J’ai été coiffeuse pendant 12 ans, alors que j’avais toujours rêvé de devenir éducatrice spécialisée, explique-t-elle. Malheureusement, je n’étais pas une très bonne élève et, en fin de troisième, on m’a ri au nez ! » Jennifer Dahmani finira par reprendre ses études à 26 ans et obtenir son diplôme. De cette expérience, la conseillère s’est forgé une conviction : il faut avant tout écouter et faire confiance aux jeunes. C’est en travaillant dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) qu’elle a découvert la situation socio-professionnelle des anciens enfants confiés à la protection de l’enfance. « Ils étaient particulièrement nombreux dans cette structure. Et, en 2015, ni les missions locales ni Pôle Emploi n’avaient le temps de les aider. Personne ne les regardait comme des potentiels talents. » À la fin de son CDD au CHRS, la jeune éducatrice choisit de se former à l’insertion professionnelle, puis exerce ses nouvelles compétences pour une mission locale de Valenciennes, avant de rejoindre SOS Village d’Enfants en 2019.
Aujourd’hui, Jennifer Dahmani organise pour les jeunes de la Maison Claire Morandat des ateliers qui s’appuient sur une méthode canadienne visant à « rétablir leur pouvoir d’agir ». Elle a accompagné 17 jeunes depuis leur mise en place en 2023. « Les enfants confiés à l’ASE vivent dans un cadre protecteur mais sclérosant, analyse-t-elle. Beaucoup de décisions sont prises pour eux sans même qu’on les consulte. Ils ne savent pas qu’ils ont le pouvoir d’agir sur bien des éléments de leur vie. Pendant mes ateliers, ces adolescents vont explorer leurs centres d’intérêt, en découvrir, réfléchir à leurs compétences, comprendre ce que sont les environnements de travail pour, enfin, réfléchir plus précisément à un métier à cibler. » Une avancée en douceur vers l’univers professionnel pour des groupes de trois à quatre jeunes, à raison de deux rencontres par semaine, sur deux mois. Des ateliers autour du bien-être et du prendre soin de soi sont aussi organisés avec des socio-esthéticiennes.
Pour la majorité des jeunes confiés à la protection de l’enfance, le monde du travail est d’abord un monde qui leur fait peur. Leur histoire familiale leur a rarement permis de découvrir des parcours professionnels diversifiés et ils ont une vision souvent étriquée des métiers et des entreprises qui existent, ou ne s’imaginent pas un instant y avoir leur place. À l’inverse, certains rêvent parfois un peu trop grand… Mais pour Jennifer, il est important de ne jamais les empêcher de viser trop haut, car « s’ils font ce travail, d’eux-mêmes, ils requestionneront leurs ambitions ».
Reste que, aussi bon cet accompagnement soit-il, pour qu’il soit efficace, il faut encore que les recruteurs regardent ces jeunes sans a priori. « Je constate malheureusement que les employeurs sont de plus en plus exigeants et ont, plus qu’autrefois, du mal à faire confiance à la jeunesse, en générale. Mon travail consiste aussi à entretenir un réseau de partenaires en allant présenter qui nous sommes aux entreprises de la région, den participent aux forums de l’emploi, en étant présente aux journées portes ouvertes… »
DES ENTREPRISES QUI TENDENT LA MAIN
Ce travail de partenariat avec les entreprises se fait au niveau de chaque village et, au niveau national, avec des entreprises comme la marque de prêt-à-porter française sœur, Vaillant, spécialisée dans les technologies de chauffage, de ventilation et de climatisation, ou encore Wipro. Cette dernière est un groupe de services informatiques, présent dans 65 pays et qui compte 230 000 employés. Créé par Azim Premji, fondateur indien du groupe, businessman et philanthrope, Wipro a sa propre fondation qui finance des actions de solidarité partout dans le monde. En 2022, la structure française a contacté SOS Villages d’Enfants pour lui proposer un soutien à la fois financier (qui a notamment financé des permis de conduire, des activités sportives et culturelles, et de l’aide à l’installation dans un logement), mais aussi, et surtout, un accompagnement humain. « Concrètement, depuis l’an passé, des salariés volontaires sont les mentors de jeunes de différents villages de l’association, explique Louise Ferré, directrice de cabinet de la direction de Wipro Europe du Sud. Nos collaborateurs ont fait de longues études et ont toutes les compétences pour faire découvrir à ces jeunes le monde de l’entreprise et ses codes, les aider à rédiger leur CV et leur lettre de motivation, les conseiller sur la manière de se présenter à un employeur, les comportements à adopter… » Pour les jeunes, c’est la découverte d’un univers qu’ils connaissent peu, d’autant que Wipro France est situé à Paris La Défense, un quartier emblématique du monde professionnel.
En 2022-2023, cinq jeunes ont bénéficié de cet accompagnement en présentiel ou à distance, pendant six mois, à raison d’au moins une rencontre par mois. À la fin du programme, certains mentors ont souhaité rester disponibles pour les jeunes. Ils ont un réseau développé et pourront aider les jeunes à trouver du travail, un stage, une alternance ou un logement. L’an dernier, Wipro a aussi accueilli un stagiaire en informatique pendant plusieurs mois et a organisé une journée portes ouvertes pour une vingtaine de jeunes des villages d’enfants, qui ont pu découvrir les métiers, les cursus et les formations d’une dizaine de salariés, de la réceptionniste au directeur général.
Pour l’année 2024-2025, les mentors français du groupe suivent dix nouveaux jeunes. « Nous avons constaté à quel point celles et ceux que nous avons accompagnés l’an dernier ont évolué rapidement, souligne Louise Ferré. Lancer une visioconférence, écrire un e-mail, prendre un rendez-vous, employer une manière de parler adéquate… tout cela était compliqué pour eux au début du mentorat. Ces jeunes manquent d’abord de confiance en eux. Quand un adulte bienveillant leur donne un coup de pouce, ils se révèlent leurs propres compétences à eux-mêmes. »
LE SOUTIEN DES MÈRES ET des PÈRES SOS
Les ateliers de la MCM, le soutien en village de la part des éducateurs spécialisés et des éducateurs scolaires ou ces rencontres avec des ingénieurs de la Tech sont très complémentaires du rôle fondamental que jouent les éducateurs et les aides familiaux. Bien sûr, ces derniers ont toute leur place dans l’orientation des jeunes, mais ils leur apportent surtout, au quotidien, des trésors de patience, d’encouragement et d’affection.
« Trois des enfants que j’ai accueillis ont aujourd’hui débuté leur vie professionnelle, explique Michèle Bruna-Rosso, éducatrice familiale depuis 2017 au village de Digne-les-Bains. C’est une période intense pour eux. Ils sont avides de s’insérer, impatients d’avoir leur autonomie, de gérer leur vie. C’est commun à tous les ados. » Michèle Bruna-Rosso sait de quoi elle parle puisqu’elle a deux filles, aujourd’hui elles-mêmes mamans. « J’essaie d’ailleurs de faire avec les enfants de l’association comme j’ai fait avec les miens. Mais, pour ses propres enfants, on sait que s’ils tardent à finir leurs études, s’ils changent de filière, s’ils ne trouvent pas de travail, on sera là ». En effet, pour les jeunes en protection de l’enfance, le risque qu’il soit mis fin à leur accompagnement entre 18 et 21 ans est une véritable épée de Damoclès. Il est crucial de pouvoir les accompagner en amont de leur sortie du village, pour les préparer à l’autonomie, mais également après. Depuis quelques années, SOS Villages d’Enfants a mis en place les dispositifs Le Fil et Pause-toi, qui visent à aider les jeunes qui auraient besoin d’un soutien après la sortie des dispositifs de protection de l’enfance. Le premier vise à maintenir un lien pérenne entre les éducateurs et les jeunes après la sortie du village, le second offre la possibilité d’y revenir le temps de se stabiliser, de reprendre des forces physiques ou morales en cas de coups durs. L’association peut aussi les aider financièrement.
Réussir ce n’est pas toujours faire de longues études. La mère SOS cite Laure*, 19 ans, qu’elle a accompagnée depuis 2017. La jeune femme a passé un CAP Cuisine près de Digne avant de débuter un bac professionnel, à Marseille, afin de devenir barmaid. « Laure avait beaucoup de difficultés à l’école, était en sections Ulis et Segpa. Faire un bac, travailler pendant ses stages, ses congés, ses week-ends, c’est un vrai succès »
Michèle Bruna-Rosso ne s’en cache pas, elle vit ces périodes de début d’indépendance avec un peu d’angoisse. « Je participe forcément à leurs choix d’études, de métier, à leur début de vie professionnelle. C’est une grande responsabilité. » Les questions qu’elle se pose, les doutes qui l’assaillent parfois, la mère SOS les partage toujours avec les éducateurs, la psychologue et les cadres qui travaillent à la maison commune du village. « Cette maison commune, c’est la raison qui m’a fait rejoindre SOS Villages d’Enfants plutôt que de devenir famille d’accueil. Le soutien qu’on reçoit de ses collègues, leur disponibilité, c’est précieux. »
Précieux aussi, l’amour, la tendresse que les jeunes viennent encore chercher auprès de la mère SOS, comme le fait Laure qui est toujours accueillie à la « Villa 5 » du village, où vit encore un de ses plus jeunes frères. « Nos relations ont changé, je lui parle différemment, d’adulte à adulte, explique l’éducatrice. C’est une autre forme d’accompagnement éducatif. Je souhaite qu’elle sache que je suis toujours là pour elle. Pour être l’épaule sur laquelle elle pourra s’épancher, lui donner des conseils pratiques, mais, désormais, je la laisse gérer sa vie… comme une grande ! »