"L’égalité salariale ne sera pas atteinte sans une révision en profondeur des règles du jeu"

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Enseignante à Science Po Paris et consultante en innovation sociale, Marie Donzel est spécialiste des politiques de transformation et d’inclusion, de prévention et gestion des risques psychosociaux ainsi que des souffrances et violences au travail. À la tête de son propre cabinet en innovation sociale pendant 8 ans, elle a rejoint AlterNego en 2018 comme directrice associée.  Son dernier essai est paru fin 2024 : “Les inégalités justifiées, comment moins payer les femmes en toute bonne conscience”.

Pourquoi avoir écrit Les Inégalités justifiées, comment moins payer les femmes en toute bonne conscience" ?

Marie DONZEL – Pour briser l’inertie d’un sujet trop souvent cantonné à des constats un peu simplistes. L’écart salarial de 4 % entre hommes et femmes, régulièrement mis en avant par l’INSEE, ne reflète qu’une fraction du problème. Derrière ce chiffre rassurant se cache une réalité bien plus brutale : dans le secteur privé, le revenu salarial moyen des femmes est inférieur de 24 % à celui des hommes.

Jusqu’à présent, l’analyse des écarts salariaux reposait largement sur le modèle Oaxaca-Blinder, une méthode statistique élaborée par deux économistes pour mesurer les différences de rémunération. Ce modèle distingue :

  1. Une part “expliquée” par des critères objectifs tels que l’expérience, le secteur d’activité ou le niveau de formation.
  2. Une part “inexpliquée”, souvent interprétée comme le résidu de discrimination ou d’autres facteurs invisibles.

En isolant uniquement la part “inexpliquée”, on ne retient finalement que ce fameux écart de 4 %. Une manière de raboter la réalité en excluant des paramètres pourtant essentiels, comme le temps de travail.

Et c’est là que le raisonnement devient glissant. On justifie l’écart en intégrant le fait que 80 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes. Or, si ces dernières réduisent leur activité, c’est souvent pour s’occuper des enfants. Un choix individuel ? Plutôt un système qui tourne à leur désavantage, au bénéfice des employeurs et de la société dans son ensemble. Moins disponibles pour leur carrière, elles freinent leur progression, tandis que leur conjoint – délesté des charges domestiques – peut se consacrer pleinement à son travail, améliorant ainsi sa productivité et ses opportunités d’évolution.

Il est temps de cesser ces justifications commodes. L’égalité salariale ne sera pas atteinte sans une révision en profondeur des règles du jeu. Tant que le monde du travail restera structuré autour d’un modèle historiquement pensé pour les hommes, l’écart persistera. La véritable question à poser est celle de la valeur du travail.

Sur la valeur du travail, vous évoquez la sous-valorisation des métiers exercés majoritairement par des femmes. Pourquoi ces professions restent-elles si peu rémunérées malgré leur importance sociétale ?

Marie DONZEL – Parce qu’elles sont majoritairement exercées par des femmes et qu’elles subissent une dévalorisation systémique. Longtemps perçues comme une prolongation de la fonction maternelle et domestique, ces professions sont indemnisées au temps passé plutôt qu’à leur réelle valeur.

Un constat s’impose : plus un métier se féminise, plus sa valeur marchande décline. À l’inverse, lorsque les hommes investissent un secteur, les salaires ont tendance à grimper. L’exemple de l’informatique est frappant : dans les années 1980, le domaine comptait une forte mixité. Avec sa masculinisation progressive, les rémunérations ont augmenté et les femmes en ont été évincées. Même phénomène dans l’enseignement, autrefois un métier d’hommes avec des salaires trois fois supérieurs à ceux d’un ouvrier. Aujourd’hui, la profession est féminisée… et les rémunérations stagnent, parfois proches du SMIC. On observe une évolution similaire en médecine générale, où la féminisation s’accompagne d’une moindre valorisation financière.

Il est temps d’ouvrir un véritable débat sur la valeur des métiers. Confier ses enfants à une assistante maternelle, c’est lui déléguer ce que l’on a de plus précieux, et pourtant les salaires sont dérisoires. À l’hôpital, les soignants qui rassurent, accompagnent et assistent les patients – sans qui les médecins ne pourraient exercer – sont mal payés et invisibilisés.

La question n’est pas seulement symbolique, elle est aussi économique. Qui est prêt à payer pour ces métiers ? Comment répartir la valeur créée ? L’impôt est un levier, mais pas le seul. Il faut aussi interroger le rôle des entreprises, qui, en perpétuant les inégalités salariales, contribuent à restreindre l’autonomie des femmes et contribue aux violences conjugales. Cela coûte en termes de santé, sécurité à la société et freinent la création de richesse. Un système qui bénéficie à certains… mais pénalise l’ensemble de la société.

Les écarts de rémunération entre hommes et femmes sont-ils uniquement le fruit de biais inconscients ?

Marie DONZEL – Pas seulement. Une part du phénomène est parfaitement consciente, et certaines entreprises en ont bien pris la mesure. Pour y remédier, elles mettent en place des budgets de rattrapage salarial, permettant aux managers d’ajuster certaines rémunérations. Mais tant que la transparence sur les salaires ne sera pas de mise, la négociation restera déséquilibrée. Demain, si les employées ont accès aux grilles de rémunération pour des postes équivalents, elles pourront mieux se positionner et renégocier à armes égales.

Quels sont, selon vous, les freins les plus puissants aux inégalités professionnelles ?

Marie DONZEL – Si les inégalités persistent, c’est avant tout parce que le monde du travail fonctionne encore sur un modèle patriarcal. Le principal frein à l’ascension professionnelle des femmes réside dans le déséquilibre des responsabilités domestiques et familiales, particulièrement marqué avec l’arrivée des enfants. Malgré des évolutions, les femmes assument encore entre 60 % et 73 % du travail domestique, selon les études.

Dans l’univers de l’entreprise, la situation n’est guère plus favorable. Les critères de promotion ont été établis par des hommes, pour des hommes, à une époque où le modèle du travail était fondé sur une “course de vitesse”. Inspiré des années 1960, ce modèle hiérarchique pyramidal reposait sur un principe simple : pour progresser, il fallait faire preuve d’une loyauté sans faille, d’une disponibilité totale et d’une ambition sans limites – autrement dit, ne pas avoir d’autres responsabilités sociales ou familiales.

Aujourd’hui, ce schéma est en décalage avec la réalité. Pourtant, il demeure un obstacle majeur pour les femmes, qui doivent jongler avec des exigences professionnelles pensées pour une époque où les rôles étaient nettement différenciés. Tant que ces critères de progression ne seront pas remis en question, l’égalité réelle restera un horizon lointain.

Comment les entreprises peuvent-elles réellement faire bouger les lignes ?

Marie DONZEL – L’un des grands enjeux reste la réduction du temps partiel subi, qui concerne majoritairement les femmes et freine leur progression professionnelle. Mais ce défi ne peut être relevé par les entreprises seules : c’est un sujet de société. L’État a un rôle clé à jouer en renforçant le cadre légal, en instaurant des obligations et des sanctions, mais aussi en développant des structures et des emplois permettant un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle.

Les entreprises doivent également agir collectivement. Partager les bonnes pratiques et les compétences en matière d’égalité professionnelle, c’est accélérer la transformation. L’impact d’une société plus égalitaire ne se limite d’ailleurs pas aux seules femmes : une étude révèle que dans les pays où l’égalité est plus avancée, l’espérance de vie augmente de 10 à 15 ans. Moins de stress, une meilleure qualité de vie au travail, une diminution des maladies chroniques comme le diabète… Les bénéfices sont globaux, pour les hommes comme pour les femmes.

Construire un monde du travail plus équilibré ne fera pas disparaître tous les problèmes. Mais il sera plus juste, plus régulé et plus sain, pour toutes et tous.

La législation actuelle est-elle suffisante pour lutter contre les inégalités salariales ?

Marie DONZEL – Non, plus aujourd’hui. Il y a vingt ans, la réponse aurait sans doute été différente, mais le monde du travail a profondément évolué. La montée du freelance, la transformation des structures économiques et les nouvelles dynamiques sociétales rendent les dispositifs actuels obsolètes.

L’histoire des inégalités de genre est une succession de rendez-vous manqués. Déjà, au siècle des Lumières, Condorcet alertait sur la nécessité d’inclure les femmes. À la révolution industrielle, certaines élites éclairées posaient la question de leur place dans le travail. Puis, lors des Trente Glorieuses, la femme devient consommatrice, mais sans accès à de véritables opportunités d’émancipation économique. À chaque époque, le sujet est soulevé… sans qu’une véritable égalité ne soit instaurée.

Que conseiller aux jeunes femmes qui entrent aujourd’hui sur le marché du travail ?

Marie DONZEL – Négocier dès le départ et s’appuyer sur la sororité.

Développer un réflexe de négociation, et ce, dès la sphère privée. Ne pas assumer seule certaines dépenses, ne pas se laisser enfermer dans des schémas déséquilibrés. Dans l’entreprise, s’appuyer sur les femmes plus expérimentées est aussi essentiel. Les séniores ont souvent des regrets de ne pas avoir osé réclamer davantage. Elles peuvent aujourd’hui jouer un rôle clé en soutenant et en aidant la nouvelle génération à ne plus reproduire les mêmes erreurs.

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