La journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, nous offre l’opportunité de nous interroger sur nos propres pratiques.
“Le poids des mots, le choc des photos” : une époque révolue pour bien des rédactions. Le journalisme évolue au rythme de la société qu’il révèle. Certes, mais quel est ce “sous-programme” qui s’est lancé chez les journalistes? Quelle est cette petite voix qui dicte de la prudence, de la censure, de l’autocensure même ? , décryptons les moteurs de ce phénomène qui sclérose lentement notre métier, pour mieux résister, et retrouver notre liberté.
Février 2023 dans la rédaction d’un grand quotidien régional. Un jeune journaliste, encore en CDD, tombe sur une information peu banale. Elle concerne un bras de fer entre le géant planétaire des produits laitiers Lactalis et certains producteurs de lait de la filière du reblochon.
Le jeune journaliste enquête, recueille des témoignages, demande des explications aux cadres de Lactalis en charge de la production du fromage savoyard. Un dossier bien ficelé, parfaitement documenté, respectant la règle du contradictoire. L’info exclusive est soumise à sa hiérarchie, qui ne trouve rien à redire. Et pourtant…
Une semaine passe, puis un mois, puis deux. Malgré les relances du rédacteur, aucune parution n’est programmée. Jusqu’à ce qu’une pigiste propose au Monde un papier sur un bras de fer entre le géant planétaire des produits laitiers Lactalis, et certains producteurs de lait de la filière du reblochon. Et le Monde l’a publié. Alors seulement, le grand quotidien régional a accepté de publier le dossier du jeune journaliste, comme couvert par la publication du quotidien du soir. Deux mois après l’enquête du jeune journaliste . Pourquoi cette frilosité du quotidien régional ? Se sent-il illégitime à traiter de grandes affaires, qui seraient l’apanage de “vrais” journalistes d’investigation ? A-t-il peur de l’armée d’avocats des grands groupes ?
Une vision unilatérale
Toujours dans l’agroalimentaire, certains éléments de langage sont érigés comme des vérités incontestables. “Les agriculteurs ne peuvent plus vivre de leur métier” ; “le lait est vendu à perte par les producteurs” ; “l’Europe saigne les paysans français”… Des phrases entendues des centaines de fois, de la bouche d’agriculteurs, de la voix des syndicats agricoles, sous la plume de rédacteurs, devant l’objectif de JRI. Et pourtant parfois… Sur France TV, un jour, un couple d’éleveurs lance sans filtre qu’avec leurs trente laitières, ils se dégagent à deux un salaire de 80.000 euros par an.
Un journaliste spécialiste du monde agricole explique pourtant : « Les grands syndicats agricoles nous racontent une histoire qui n’a rien à voir avec la réalité du milieu. On est dans du “trumpisme”, purement et simplement. Un storytelling larmoyant alors qu’on sait très bien que les producteurs n’ont jamais vendu leur lait aussi cher. Même si quelques-uns ne s’en sortent pas, la plupart des agriculteurs vivent plutôt bien et surtout, leur patrimoine est souvent conséquent. Preuve que ça ne va pas si mal, la vente de machines agricoles a fait un bond, passant de six à neuf milliards d’euros de CA en deux ans. C’est de l’optimisation fiscale certes, mais on optimise quand on a de l’argent, non ? »
Alors pourquoi ce double langage ? « S’attaquer à ce milieu est compliqué, tout comme s’attaquer aux chasseurs, poursuit le spécialiste du monde agricole. Les journalistes ne s’y frottent pas trop. Les agriculteurs ont tant de moyens de nuisance, d’autant que les autorités les laisseront tranquilles. Regardez les locaux parisiens de l’Inra murés. Personne n’a été inquiété parmi ceux qui ont fait ça… J’aurais bien des choses à raconter mais je l’avoue, je n’ai pas envie de me retrouver avec deux tonnes de fumier devant ma porte… » Pourquoi cette absence de protection des journalistes ?
Mais il n’y a pas que les pressions extérieures qui influent sur le traitement des sujets par les journalistes. Réunion avec la direction dans un quotidien du groupe Ebra. L’ensemble de la rédaction est là ; le directeur général présente un plan d’action. Et parmi les différents points, une ligne qui fait bondir les délégués syndicaux CFDT : “Nous voulons plus de faits divers positifs.”
L’un d’eux questionne ironiquement : “Qu’est-ce que vous entendez par faits divers positifs : il viole une inconnue puis l’épouse ? Ou bien vous voulez que les journalistes laissent de côté la réalité de notre société pour s’arrêter seulement sur des mièvreries dignes de Disney… En clair, vous aimeriez qu’on se censure ?” La direction est tout à coup mal à l’aise, s’offusque, parle de mauvaise interprétation de ses propos, jure par tous les dieux que jamais elle n’interviendra dans le travail de journalistes “qui font d’ailleurs un excellent travail !” Pourquoi ces tentatives d’ingérence ?
Les grains de sable qui grippent le métier
Pendant longtemps, les fondements du métier de journaliste se résumaient par deux phrases d’Albert Londres : “Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.” Et, à propos de la ligne politique : “Un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer !” Qu’en est-il aujourd’hui ? Le journalisme assure-t-il toujours sa fonction sociétale ; celle qui, par la mention fondatrice de “liberté d’expression” dans la Constitution, élève un simple métier en élément essentiel de démocratie ? Demeure-t-il cet atout majeur lui conférant le rôle indispensable de “clé de compréhension” de nos sociétés, par ses reportages, ses décryptages, ses révélations, ses analyses ?
Plusieurs facteurs ont sans doute contribué au délitement de la fonction journalistique, au… changement de ligne du métier. L’avènement des réseaux sociaux, l’érosion du lectorat de la presse écrite, le rachat de médias par des magnats des affaires, l’attentat contre Charlie Hebdo, la tentation des extrêmes, le retour du puritanisme…
Les réseaux sociaux ont offert aux plus paresseux comme aux plus crédules, une alternative facile, basique, souvent orientée – voire fausse -, à la recherche d’information. Et une formidable caisse de résonance aux idiots inutiles, aux complotistes et autres manipulateurs. L’information vérifiée et recoupée rabaissée à l’état de ragots et de communication.
La baisse du lectorat a rendu les patrons de presse fébriles, à la recherche de la pierre philosophale qui remontera les ventes, quitte à sacrifier l’information sur l’autel du buzz. On s’invente organisateur de festivals, de prix gastronomiques, littéraires, musicaux… Et les voyages de presse offerts par des enseignes touristiques ou des constructeurs automobiles finissent par remplacer les reportages. Dans le même temps, les annonceurs qui n’ont pas encore été captés par les géants du web, sont traités comme autant de prélats intouchables.
Le rachat des médias par des milliardaires autoritaires implique pour les directeurs de chaînes, de radios ou de journaux, une prudence servile et un marquage à la culotte des rédactions et de ces “foutues têtes brûlées” de journalistes. Sans parler des conditions posées aux gouvernements par lesdits magnats, comme la loi sur la protection du secret des affaires. Ou le regroupement des rédactions de plusieurs titres, radios ou chaînes, menant inexorablement à l’info commune, à la pensée unique.
Réflexe de protection
L’attentat contre Charlie Hebdo a aussi contribué à ce changement d’attitude des journalistes. En clamant « Je suis Charlie ! », une partie de la population n’exprimait pas en réalité son attachement viscéral à la liberté de la presse mais, par ce slogan inclusif, son aversion pour le massacre de gens désarmés – à qui on reconnaissait tout de même un certain talent – sur leur lieu de travail. Combien confiaient dans le même temps que “les journalistes de Charlie avaient quand même exagéré”… Un certain nombre de journalistes ne se sont-ils pas dit qu’il fallait un peu calmer le jeu ?
Quant à la tentation des partis des extrêmes – et en particulier de l’extrême-droite – pour beaucoup de Français, a-t-elle réveillé le désir, chez les journalistes, de conforter la place de l’information dans notre démocratie ? On a semble-t-il plutôt assisté à un nouveau coup de froid chez beaucoup de nos collègues, qui ont vu dans la haine des médias qu’entretiennent ces partis, une menace à venir. Et d’enclencher le réflexe reptilien de protection : “Si je ne fais pas de vague, je passerai peut-être entre les gouttes le moment venu…” Un réflexe d’ailleurs largement encouragé par les directions de médias.
Sans mettre tous les facteurs sur le même plan, il y a aussi ce satané puritanisme qui s’installe partout. Un Coluche aujourd’hui, se retrouverait “cloué à la porte d’une grange la tête en bas”. Second degré, cynisme, ironie… Ces subtilités-là ne sont plus de mise. Elles ne sont d’ailleurs quasiment plus comprises. X, Facebook, TikTok et autre Instagram, ont oublié le style. On diffuse du brut, du cru, du violent ; du raccourci ravageur, de l’à peu près destructeur, du basique lobotomisant. Alors forcément, quand on est journaliste, on finit par se poser des questions : vont-ils comprendre ce titre humoristique, cette périphrase, ce jeu de mot à double sens ? Vont-ils tenir compte du contexte qui rend telle figure de style délicieuse, tel trait d’humour subtil ?
Et si nous revenions aux fondamentaux ?
Le terreau est là, chaque jour enrichi d’un lisier épandu par des hommes d’État et des hommes d’affaires manipulateurs, des animateurs et des influenceurs sans honneur. La graine de médiocrité peut se développer à l’envi. Et elle ne s’en prive pas.
Ici un journaliste qui se demande s’il est bien opportun d’enquêter sur telle enseigne de grande distribution qui malmène ses salariés mais se paye des pages entières dans le journal. Là un JRI qui coupe au montage le geste déplacé d’un personnage politique de haut vol, par ailleurs “ami de la chaîne”. Ailleurs un rédac’ chef qui conseille un bien meilleur angle, plus optimiste, plus de solution, plus lisse. Là, une station qui suspend un célèbre éditorialiste, pour des propos pourtant corroborés par les historiens, sur les horreurs commises pendant la conquête de l’Algérie. « Parce que tu comprends, c’est ça que les auditeurs veulent entendre sur nos ondes. » Sans parler de ce directeur général, plus souvent le nez sur les lignes comptables que les pieds dans les salles de rédaction, mais qui demande à ses journalistes de donner du bonheur aux gens « parce que c’est ça qu’ils attendent de nous, de vous. »
Et pourtant qu’attendent-ils vraiment, nos lecteurs, nos auditeurs, nos téléspectateurs ? Les sondages lancés par nombre de médias arrivent tous à la même conclusion : les gens veulent plus d’enquêtes, plus de révélations; notamment sur ce qui se passe près de chez eux, sur ce qui les concernent directement. On est bien loin des affirmations des directeurs généraux…
Les délices de la rugosité
Qui sait si Albert Londres jette de temps à autre un œil sur ses confrères, depuis là où il est. Mais si c’est le cas, il doit être affligé à bien des égards, le père du journalisme d’investigation qui dénonça l’ignominie du bagne, les affres du colonialisme, les prisons d’Afrique du Nord… Des maux de son temps, rendus invisibles par des discours bien rodés, empreints d’une bienveillance teintée d’une suffisance apte à éteindre toute tentation de contestation. Ils se nomment aujourd’hui multinationales véreuses, monopoles décomplexés, annexions brutales…
Pour notre grand malheur, nous sommes nombreux à avoir perdu ce mordant, cette intrépidité, cette curiosité même qui fait toute la beauté de notre métier. Il ne faut certes pas blesser, mais révéler une malversation blessera fatalement quelqu’un. Il faut respecter les autres, mais à respecter chaque individu dans son individualité particulière n’interdit-il pas toute analyse d’un groupe, d’une situation, d’une société ? Rester correct oui, mais jusqu’à devenir politiquement correct ? Être hagiographe plutôt que fin portraitiste ? Devenir audible et lisible par tous certes, mais faut-il le faire au détriment du style, du vocabulaire, de la vérité ?
Arrêtons d’être lisses pour à nouveau goûter aux délices de la rugosité, stoppons dans son élan notre excès de prudence, cessons d’avoir peur pour savourer le bonheur de vivre pleinement notre métier.
Réapprenons à tremper la plume dans la plaie !
Philippe Cortay
Cet article est issu d’un dossier sur la liberté de la presse, paru dans notre magazine Profession Journaliste d’avril 2025, dossier que vous pouvez lire en intégralité ci-après.
Nous avons également développé un outil d’autoévaluation de notre propre restriction de libertés : le « Libertomètre ». A faire circuler !