Alors que l’Amérique s’apprête à célébrer le 4 juillet, une autre célébration se joue en coulisses, plus inquiétante : celle d’un pouvoir personnel de plus en plus affirmé. Car à presque mi-parcours de sa première année de retour à la Maison-Blanche, Donald Trump ne fait pas qu’avancer à grands pas : il fonce, pied au plancher.
Après une « victoire » facile et surtout politique en Iran (voir ma correspondance précédente), après un sommet de l’OTAN qui s’est apparenté à une session d’hommages au nouvel empereur d’Occident, voilà que la Cour suprême, à majorité conservatrice, lui offre dans la même semaine un cadeau inespéré : une jurisprudence sur mesure pour neutraliser l’un des derniers freins à son autoritarisme et à celui de son très ambitieux dauphin JD Vance.
Par six voix contre trois — les six juges ultraconservateurs contre les trois progressistes —, la plus haute juridiction des États-Unis a estimé vendredi 27 juin que les juges fédéraux n’avaient plus à bloquer à l’échelle nationale les décisions de l’exécutif qu’ils jugeraient illégales. En clair : un juge fédéral ne pourra plus suspendre une mesure présidentielle pour tous, mais seulement pour les quelques plaignants concernés par son tribunal. L’époque où une seule décision judiciaire pouvait faire reculer le président est donc terminée.
L’affaire du moment, celle qui a servi de prétexte à cette décision, concerne un décret signé dès le 20 janvier, jour de l’investiture de la nouvelle administration. Un décret qui revient sur le droit du sol, consacré par le 14ᵉ amendement, vieux de plus de 150 ans, garantissant que tout enfant né sur le sol américain est citoyen états-unien. Désormais, les enfants nés de mères sans papiers ou présentes temporairement — si le père n’est ni citoyen ni résident permanent — ne pourront plus obtenir passeport ni certificat de citoyenneté. Une rupture majeure, un coup porté à un pilier historique du droit américain.
Mais ce n’est pas tant le contenu du décret, déjà vertement critiqué par une majorité de juristes et retoqué par plusieurs juridictions inférieures, qui importe ici. C’est l’architecture du pouvoir. Ce que la Cour suprême a validé, c’est un changement profond de la dynamique institutionnelle américaine : le président agit, les juges s’indignent — mais désormais, sans pouvoir empêcher quoi que ce soit. Le bras armé de l’exécutif passe, et les contre-pouvoirs lèvent mollement la main, pour la forme.
Évidemment, Trump a salué sur son réseau Truth Social une « gigantesque victoire ». Et il a raison. C’en est une. Une victoire sur les garde-fous, sur les mécanismes de contrôle et sur l’idée même que la loi puisse ralentir la volonté présidentielle.
J’en ai vu, j’en ai entendu, à l’automne dernier, répéter à l’envi que Donald Trump, revenu au pouvoir, serait plus modéré. Les mêmes, il y a encore quelque temps, soutenaient que jamais le 47ᵉ président américain n’oserait envoyer la Garde nationale en Californie, que jamais il ne s’en prendrait à un amendement aussi fondamental que le 14ᵉ et que la Cour suprême serait un garde-fou. On voit ce qu’il en est.
Je repense à tous ces débats, sur les plateaux ou ailleurs : « non, Trump ne s’en prendra pas aux universités. Jamais Columbia n’acceptera de mettre certains départements sous tutelle », « Trump n’osera pas fermer les médias publics, les agences de santé, le ministère de l’Éducation », « il ne pourra pas aller aussi loin », « le système l’en empêchera ». Mais le système, c’est lui désormais. Ou du moins, c’est lui — entouré de membres de la droite la plus radicale — qui en tient les manettes principales : la Maison-Blanche, le Congrès, une Cour suprême alignée, et bientôt, peut-être, encore plus d’États sous contrôle républicain.
La prochaine étape : les élections de mi-mandat. Et là encore, ainsi que je l’ai également expliqué dans une précédente correspondance, tout est prêt. Une offensive sur le droit de vote est en cours et la cartographie électorale est reconfigurée dans de nombreux États. Tout ce qui faisait de la démocratie américaine un modèle est lentement démantelé, pièce par pièce.
Trump ne se contente plus d’agir dans les marges. Il réécrit le cadre. Il impose sa lecture. Il transforme les exceptions en règles. Et chaque nouvelle victoire renforce cette dynamique. Nous ne sommes plus dans la dérive. Nous sommes dans la consolidation — et qu’on ne vienne pas encore me dire que je suis trop alarmiste.
En cette veille de 4 juillet, alors que l’Amérique s’apprête à célébrer son indépendance, sa liberté, sa Constitution, peut-être mes concitoyens américains devraient-ils s’interroger sur ce qu’il est en train d’advenir de tout cela. Une présidence forte, déterminée, capable d’imposer son rythme, désormais presque hors de portée des contre-pouvoirs — ce n’est plus une fiction. C’est notre réalité. Et elle s’enracine, jour après jour, dans un pays qui, en grande partie, préfère détourner le regard.
Il faut bien l’admettre, sa stratégie aura été gagnante. De bout en bout. Donald Trump, que l’on disait acculé, brouillon, aura parfaitement su orchestrer cette séquence avec l’Iran — et cela pour le plus grand bonheur de son électorat MAGA. Il aura campé jusqu’au dernier moment le rôle du président anti-guerre, celui qui refuse l’engrenage, qui veut éviter l’erreur fatale. Il aura prétendu tout tenter pour éviter l’escalade. Il aura laissé les diplomates parler, les alliés tergiverser et les journalistes spéculer. Puis, au moment qu’il avait lui-même choisi, il aura frappé.
Trois frappes chirurgicales, coordonnées avec Israël, sur les installations nucléaires d’Ispahan, Natanz et Fordo. Une opération éclair, sans pertes humaines — ou du moins, officiellement. Et immédiatement après, une déclaration solennelle : « Les États-Unis ne sont pas en guerre avec l’Iran. » Tout était dit. L’Amérique avait agi, puni, neutralisé. Mais elle ne souhaitait pas aller plus loin. Pas cette fois. Pas sous Trump.
La suite aura été écrite d’avance. Téhéran, contraint de réagir, aura lancé quelques salves sur des bases américaines en Irak et dans le Golfe. Mais des frappes mesurées, annoncées à l’avance. Pas de morts. Pas d’escalade. Et Trump, triomphant, de remercier presque les Iraniens pour leur « modération », d’affirmer que « le pire avait été évité », et d’annoncer dans la foulée un cessez-le-feu entre Israël et l’Iran « dans les 24 heures ». C’était le 23 juin. Moins de 48h heures après les premières frappes.
Victoire militaire, donc. Mais surtout victoire politique. Trump apparaît désormais comme celui qui a mis fin au programme nucléaire iranien sans entraîner les États-Unis dans une guerre interminable. Ce que ni Obama, ni Bush, ni même Biden n’ont réussi à faire. Une opération rapide, nette, sans répercussion, ni sur les troupes, ni sur l’économie. Pour une Amérique vaccinée par l’Irak, épuisée par l’Afghanistan, c’est une démonstration de force idéale : montrer les muscles sans envoyer les boys.
C’est aussi un tournant dans la perception internationale. Après des mois d’hésitations, d’échecs en Ukraine, de blocages à Gaza et de chaos dans les discussions avec l’Iran, Trump reprend la main. Il incarne, enfin, cette image d’un président « efficace » , capable d’agir seul, au bon moment, et avec résultat. Sur le plan intérieur, à un peu plus d’un an d’élections législatives qui s’annoncent difficiles, cette séquence pourrait bien consolider son socle et renforcer son emprise sur l’appareil républicain.
Car il ne faut pas s’y tromper : cette opération militaire, aussi courte fût-elle, n’est pas un simple épisode géopolitique. C’est aussi un instrument de légitimation politique. Elle renforce la figure du chef, de l’homme d’ordre, du « protecteur ». Et elle alimente, en creux, le récit autoritaire qu’il déroule depuis des mois sur le plan domestique. Moins de chaos, plus de fermeté. Moins de débats, plus de décisions. Moins de compromis, plus de verticalité.
Si le programme nucléaire iranien est réellement mis en sommeil — et il faudra le vérifier — c’est évidemment une bonne nouvelle. Mais à quel prix ? Ces frappes n’ont pas été autorisées par le Congrès. Elles n’ont pas été validées par l’ONU. Elles s’inscrivent dans une logique d’unilatéralisme assumé. Une fois encore, les États-Unis ont mené une attaque préventive, hors du droit international, contre un État souverain.
Et demain ? Que dira-t-on à Poutine s’il frappe à nouveau un voisin en affirmant qu’il y percevait une menace ? Que dira-t-on à d’autres puissances si elles décident, à leur tour, de définir elles-mêmes ce qui constitue un danger « intolérable » ? Comme je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises, le droit international, tout comme le système multilatéral, ne sont plus que des ruines qu’on visite par habitude. Les frappes du 21 juin en offrent une illustration limpide. Et il serait naïf de croire qu’elles n’auront pas de suites.
Mais pour Trump, si le cessez-le-feu annoncé entre Israël et l’Iran tient, c’est une séquence parfaite. Il a frappé fort, vite, sans pertes, sans riposte majeure. Il a contrôlé le récit, désamorcé la crise, proclamé la paix retrouvée. Il apparaît comme le seul capable de conjuguer force et prudence, brutalité et contrôle. Et il vient d’offrir à son électorat une image dont il rêvait : celle d’un président fort, mais pas fou. Stratège, mais pas va-t’en-guerre. Rassurant à l’intérieur, redouté à l’extérieur.
Ce n’est pas seulement une victoire tactique. C’est une victoire narrative. Et à l’heure où la politique se confond de plus en plus avec la dramaturgie, c’est peut-être la plus décisive.
Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.