Question�: est-il encore possible de garder secr�te l'existence d'une ��cath�drale industrielle�� aux dimensions d�mesur�es situ�e � 30 minutes � pied du p�riph�rique�? L'exploration urbaine (ou ��urbex��) �tant devenue une pratique � la mode, et l’�le-de-France abritant depuis des d�cennies plusieurs milliers de graffeurs et street-artistes avides de murs vierges et de lieux abandonn�s, quelles sont les chances d'y faire encore des d�couvertes qui bouleversent, et se posent comme de nouvelles pages de l'Histoire du graffiti parisien�? Contre toute attente, ces chances existent, et lorsque les bonnes personnes se retrouvent � ��g�rer�� un lieu unique, par sa taille comme par l'atmosph�re qui y r�gne, de grandes choses peuvent advenir, encore aujourd'hui.
Les usines Babock-Wilcox, une cath�drale du graffiti � deux pas du centre de Paris
Un rapide r�sum� de l'histoire s'impose. D�but 2020, trois graffeurs Parisiens, Sto, Zkor et Namaste, sont en train d'arpenter les diff�rentes salles des anciennes usines Babcock et Wilcox, � la Courneuve. Ces usines, construites au d�but du si�cle dernier, ont servi � la construction de chaudi�res industrielles, mais aussi d'armement (pendant les deux guerres mondiales), avant d'�tre frapp�es par la d�sindustrialisation et de fermer petit � petit, puis de finalement rendre l'�me dans les ann�es 2000.
Les immenses halles en briques qui la composent (plus d'une quinzaine de m�tres sous plafond) couvrent plusieurs hectares. Apr�s avoir r�ussi � y p�n�trer par les toits gr�ce � un ami de Zkor organisateur de soir�es techno clandestines (et donc friand de lieux abandonn�s et �loign�s des coins habit�s), les trois amis y sont retourn�s, et n'en croient toujours pas leurs yeux�: de leur point de vue de graffeurs, le lieu est intact, presque virginal. On y d�nombre �� et l� � peine une poign�e de graffitis, laiss�s ici une dizaine d'ann�es auparavant par des grandes figures du milieu.
La situation est surr�aliste�; ces salles dantesques, surplomb�es par un toit tout de b�ton et de verre, devraient en toute logique avoir l'apparence des nombreuses autres usines abandonn�es qui pars�ment le territoire Fran�ais�: un fouillis bigarr� regroupant d'innombrables signatures plus ou moins abouties, des milliers de tags et de graffitis qui se chevauchent, se recouvrent, se g�chent et se contredisent, sur plusieurs m�tres de haut, partout. On devrait y trouver des perles dans chaque style, et ce que le mouvement graffiti peut offrir de pire comme de meilleur, � outrance. Mais ici, rien, ou presque. Juste d'immenses murs aussi ��propres�� que possible, et quelques panneaux et inscriptions datant de l'�poque o� l'usine �tait en activit�. C'est � peu pr�s � ce moment-l� que na�t chez nos amis une �bauche d'id�e, qu'ils d�velopperont sur les deux ann�es suivantes.
Les gardiens des clefs
En effet, d�s lors que les lieux ne semblent �tre connus que d'eux et de leurs proches, ils ont la possibilit� de choisir ce qui s'y d�roulera, et comment. Rejoins quelque temps plus tard par Thomasine Zoler, guide conf�renci�re et fine connaisseuse du milieu graffiti parisien, ils ont un autre regard sur l'ampleur de ce qu'ils peuvent accomplir. Et devant la beaut� de ces halles, Zkor, Sto, Thomasine et Namaste d�cident tr�s t�t de ne laisser rentrer de nouveaux artistes qu'au compte-goutte, en leur intimant de respecter l'endroit : plut�t que d'y laisser sa signature partout, ce qui est la base du graffiti traditionnel, chaque nouvel arrivant est encourag� � choisir avec soin l'endroit (ou les endroits) qu'il souhaite investir, et � prendre autant de temps qu'il le d�sire pour ce faire. Ainsi, mois apr�s mois, des femmes et des hommes ayant marqu� l'histoire du graffiti et du street-art fran�ais s'y succ�deront, tout autant que d'illustres inconnu(e)s qui y laisseront leur marque, leur personnage culte, leur patte.
De leur c�t�, nos trois comp�res graffeurs (en quelque sorte les � gardiens des clefs � improvis�s de ce lieu avec leur ami artiste Panzer, tr�s pr�sent sur les murs d'�le-de-France), n'ont pas attendu pour s'y livrer � une v�ritable �tude sur ce que peut-�tre le graffiti au sens large. Des plus petites salles jusqu'au toit, avec quelques amis dont le graffeur 3615, ils multiplient les peintures en changeant de style constamment, exp�rimentent les lettrages � quatre mains, tendent vers l'abstrait comme vers la peinture classique... Il devient par moment impossible, si l'on ne trouve pas leur signature, de savoir qui a fait quoi, et c'est en partie le but.
Les anciennes usines Babcock et Wilcox ont �t� rachet�es en 2016 par Emerige et la Compagnie de Phalsbourg, qui souhaitent en d�truire une partie en 2023 et transformer le reste en quartier � artistique � baptis� � La Fabrique des Cultures �. Gr�ce au travail de m�diation de Thomasine, la mairie de la Courneuve s'est aussi int�ress�e � l'endroit et le maire est venu visiter, accompagn� d'autres �lus. Tous s'extasient devant le fourmillement de talent pr�sent dans chaque salle, et saluent la bonne tenue des lieux. Les relations avec Zkor, Thomasine, Namaste et Sto sont bonnes, et c'est � leur demande que les �boueurs passent plusieurs fois par mois r�cup�rer les d�chets (bombes de peinture en majorit�), aidant ainsi l'int�rieur de l'usine � rester pr�sentable.
Un floril�ge unique
En deux ans, la "Babcockerie", surnom d�sormais "officiel" des lieux, est devenue, comme on le disait plus haut, une cath�drale du graffiti fran�ais.
En se perdant dans ses entrailles, entre les bosquets qui se d�veloppent au milieu d'une halle, les �chelles menant vers ses toits vallonn�s et le petit � jardin � qu'elle renferme en son sein, on peut croiser des �uvres d'artistes tr�s c�t�s, mais aussi des signatures des plus grands vandales de l'histoire de France (comment ne pas citer "Azyle", qui a fait le bonheur des � tenanciers � en investissant un coin de salle). Une multitude de styles, de m�diums et d'intentions, qui pour une fois ne se g�nent pas : la r�gle initiale a �t� presque unanimement respect�e.
Dans la quasi-totalit� des salles accessibles, chaque artiste s'est appropri� une partie de mur (de plafond ou de sol) bien d�finie, et n'en est pas sorti. En r�sulte un endroit � mi-chemin entre l'usine vandalis�e et la galerie d'art, o� nombre d’�uvres peuvent � respirer �, bien d�tach�es de celles qui les entourent.
Pour finir en beaut�, dans la plus grande salle, aux murs jusqu'alors immacul�s, une directive a �t� donn�e aux artistes : obligation d'utiliser uniquement du noir, du rouge et du blanc. "Le Boss Final", comme cette halle est appel�e depuis (en r�f�rence aux adversaires les plus coriaces des derniers chapitres de jeux vid�os) est aujourd'hui un exemple rare de salle o� des vandales en tout genre acceptent de suivre des r�gles strictes, tout en gardant leur propre style. On y retrouve du graffiti pur et dur, de l'illustration, une fresque tr�s os�e, de la calligraphie, de l'abstrait port� sur les imitations de texture... � couper le souffle, d'autant que c’est par cette salle que les visiteurs entrent dans l'usine.
Gr�ce � la bonne entente entre le collectif et le Service Patrimoine – Art et Culture de la mairie de la Courneuve, des visites p�dagogiques du lieu (donn�es par Thomasine elle-m�me, et effectu�es en respectant les normes de s�curit�) ont aussi pu avoir lieu, y compris � l'occasion des Journ�es du Patrimoine.
Entre temps, l’usine Babcock a �t� le th��tre du "drift" (d�rapages contr�l�s en voiture), de la danse, de la boxe, des performances... Tous les photographes de street art s'y pressent r�guli�rement, pour ne rien rater des derniers arrivages d'artistes. En tout, ce sont pr�s de 140 graffeurs, street-artistes et autres qui s'y sont succ�d�.
La fin approche, avec le d�but des travaux de r�novation en 2023, mais d'ici l�, il est encore possible de visiter, de s'extasier, et d'admettre que, oui, aujourd'hui, aux portes de Paris, on d�couvre encore des cath�drales, et des sensations d'une �poque qu'on croyait r�volue.
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