Lundi 23 juin 2025, le Cigref et l’ANRT ont organisé leur seconde « Rencontre Cifre » autour du sujet de l’éthique du numérique.
Placée sous la présidence de Thierry Ménissier, professeur de philosophie politique à l’Université Grenoble Alpes, la rencontre a permis de croiser les regards de jeunes chercheurs avec des professionnels du numérique, membres du Cigref et membres de l’ANRT.
Deux doctorants Cifre ont présenté leurs travaux :
- Adrien Tallent (Sorbonne Université / SNCF Réseau) a analysé la manière dont les technologies numériques influencent nos modes de gouvernance et de décision. Loin d’être neutres, ces technologies participent à une délégation croissante de la démocratie aux algorithmes. Il plaide pour une éthique du numérique qui redonne aux individus un réel pouvoir d’agir et replace l’intérêt général au cœur des choix technologiques. La technologie paraît toujours en dehors de la société. Elle est très peu discutée démocratiquement et par la population.
- Elisabeth Leblanc (Université Lumière Lyon 2 / GRePS / Anact) a proposé une plongée dans le quotidien des livreurs de rue. À partir d’une approche de psychologie du travail, elle a mis en lumière leur mètis — cette intelligence pratique faite de ruse, d’adaptation et de résistance — face à la plateformisation du travail et aux nouvelles formes de précarité.
Voici ci-dessous une synthèse de leurs interventions respectives.
Repenser le contrat social à l’ère numérique
Adrien Tallent, doctorant en philosophie à Sorbonne Université (laboratoire SND, UMR 8011), en contrat CIFRE avec SNCF Réseau.
L’ère numérique redéfinit les fondements des organisations modernes, faisant de la donnée non seulement une ressource stratégique pour les entreprises, mais aussi un objet de tension éthique. Dans une entreprise, comme au niveau de l’État, la donnée est utilisée à des fins de gouvernance, d’optimisation, d’efficacité… Si l’utilisation des données et de leur traitement par des systèmes fondés sur de l’intelligence artificielle promettent d’ouvrir les possibles, cela soulève également des questions cruciales : comment garantir une gouvernance transparente et respectueuse des droits des individus ? Quels mécanismes mettre en place pour équilibrer intérêts économiques, enjeux démocratiques et responsabilités éthiques ?
Dans le cadre de ma thèse CIFRE en philosophie menée au sein de SNCF Réseau, je m’intéresse à la manière dont les technologies numériques transforment nos modes de gouvernance et questionnent les fondements du contrat social. Mon objectif est d’articuler l’innovation technologique à l’intérêt général, en développant une éthique appliquée au sein de l’entreprise.
Le contrat social est le cadre éthique et politique de nos sociétés occidentales. Dans un monde où les données sont partout et où de plus en plus de décisions sont déléguées à des systèmes fondés sur de l’intelligence artificielle, l’espace politique du contrat se réduit.
Les données ne sont pas neutres et constituent des objets de pouvoir, de modélisation, de rationalisation et de prédiction du réel, et deviennent la matière première d’un nouveau mode de gouvernement. Cette « gouvernance par les nombres », devenue gouvernance par les données et l’IA, tend à automatiser les processus de décision, déplaçant la légitimité politique vers des critères d’efficacité technique. Dans ce contexte, les individus sont souvent réduits à leurs comportements prédits, et la sphère publique se trouve privatisée par les grandes plateformes numériques, renforçant ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance ».
Face à cette centralisation du pouvoir, je m’intéresse aux promesses de décentralisation portées par certaines technologies numériques. Ces outils peuvent permettre une réappropriation locale du pouvoir et une revitalisation démocratique, à condition d’être accompagnés d’une réflexion éthique et politique. C’est pourquoi je défends une éthique qui ne se limite pas à la régulation mais qui permette de questionner les finalités des technologies, leurs effets sociaux, et les modalités d’inclusion des citoyens dans les choix technologiques. Des exemples concrets comme Pol.is à Taïwan ou Decidim à Barcelone montrent que les technologies peuvent soutenir la délibération citoyenne. À l’inverse, certains projets, tels que la « machine Habermas », incarnent une dérive technocratique visant à lisser les conflits plutôt qu’à soutenir la pluralité démocratique.
Finalement, je défends une refondation du contrat social à l’ère numérique : un numérique au service de la démocratie, qui renforce les capacités réflexives et délibératives des citoyens, plutôt qu’un numérique qui les remplace. Rien n’est une fatalité : c’est à nous de politiser les choix technologiques et de construire collectivement les institutions capables de les encadrer.
Livreurs des rues : la mètis à l’épreuve de la plateformisation du travail
Elisabeth Leblanc, Dr. en psychologie du travail et des organisations.
« La psychologie du travail définit la plateformisation du travail comme une transformation numérique des environnements de travail dont l’organisation du travail favorise la gestion intensive de services applicatifs via Internet » (Leblanc, 2024, p.346).
Mètis, déesse grecque de la mythologie représente l’intelligence rusée, créatrice et inventive, l’astuce, le bricolage, etc. Elle est présente dans toutes les tâches de l’activité de travail et prend des libertés avec les règles (Detienne & Vernant, 2009 ; Dejours, 1993/b). Comment les livreurs de repas des plateformes font-ils pour réguler leur activité de travail afin de répondre à leurs motivations de départ et à leurs buts, face aux prescriptions de l’organisation du travail ? Que devient la mètis, moyen d’équilibre, d’accomplissement de soi et de santé des travailleurs, sur leur parcours d’expérience de la livraison ?
Ce phénomène nouveau lié aux plateformes numériques de travail a rapidement montré les limites des cadres conceptuels habituels en sociologie ou en psychologie du travail et des organisations, la plupart prenant racines sur les situations de travail et des entreprises classiques. Notre démarche a fait abstraction des cadres théoriques préexistants, tout en les gardant sources d’inspiration, et s’est laissée guider par l’objet d’étude en construction à partir du terrain (méthode de recherche appelée « enracinée », « ancrée » ou « grounded theory »).
Ce cheminement épistémique de démarche clinique va donc au-delà de l’analyse d’une interaction entre un opérateur et ses conditions de travail. Nos données issues de modes de recueil différents (entretiens, récits de vie du travail, observations, analyses d’échanges sur les réseaux sociaux, traces, etc.), répondent de façon empirique à quatre études. Ces données construisent l’objet de recherche tout en faisant émerger un modèle théorique original d’une régulation écologique. Les profils des livreurs de repas ont évolué en quelques années, passant de jeunes étudiants, de travailleurs occasionnels, sportifs à vélo, à des travailleurs de quartiers populaires puis à une population sans papier dont le travail est essentiel pour (sur)vivre. On évoque 3 générations.
Les plateformes, qui ne se considèrent pas comme des employeurs, organisent le travail et fixent le prix à des indépendants-économiquement dépendants, oxymore inscrit dans le Code du travail depuis la Loi El Khomri de 2016. Les modèles d’affaires des plateformes et leur état d’esprit montre une tendance à rompre avec les règles habituelles y compris les règles du travail, ou bien à les contourner.
Les résultats de nos quatre études montrent une configuration originale des espaces habituels de régulation et une faible représentation du livreur (étude 1). Quels sont alors les moyens de régulation de son activité de travail ? Les prescriptions du travail de la livraison des plateformes dépendent de quatre sources comprenant celle de l’entrepreneur lui-même (étude 2). Ces sources de règles mises en confrontation dans la réalité d’un travail managé algorithmiquement, s’affrontent, se confrontent et sont le plus souvent en contradiction au détriment du livreur et de son travail (étude 3). Ce dernier a de faibles marges de manœuvre et peu de pouvoir d’agir (Clot, 2008). Le livreur est maintenu dans une entropie permanente où il exprime fortement son intelligence mètis pour combler l’écart entre le prescrit et le réel, mais principalement pour tenter de comprendre l’organisation du travail et les règles du travail. Le livreur est précarisé, isolé, désorienté et aliéné à l’organisation par l’absence de compréhension de son fonctionnement.
Dans ce cadre, l’intelligence pratique rusée, cette tricherie à caractère pulsionnel, reflet de la santé de tous les hommes (Dejours, 1993) est récurrente (étude 4). Cependant, leur mètis les dessert en poussant les livreurs à l’illégalité, à l’illusion, à la désorganisation et à l’invisibilité et n’est plus source de santé. Elle s’épuise et les épuise. L’organisation du travail est aliénante pour le travailleur. Sur la base d’une réalité de terrain, nos apports ont vocation à alimenter une réflexion sur les plateformes de travail comme pharmakon, ayant un pouvoir de guérison ou d’empoisonnement (Stiegler, 2007 ; 2023).