Sophie, 50 ans :
« Je me sens de plus en plus souvent en souffrance et exténuée »
« Le service pour lequel je travaille depuis 10 ans, le seul pour qui ma collaboration est régulière, ne répond pas à mes mails. Pas de « bien reçu », encore moins de « merci » à mes envois d’articles. Évidemment aucun retour sur mes papiers, guère de réponse à mes propositions (ou aucune, selon les personnes contactées). Un seul donneur d’ordre occasionnel, ancien pigiste lui-même, déroge à ces règles et coche toutes les bonnes cases (« merci », retours, qui plus est positifs, réponses aux propositions).
Un autre peut me commander un sujet proposé à faire vite, puis je n’ai ensuite aucune réponse quant à sa programmation pendant des semaines. Un autre encore m’a dit que j’ai de la chance parce que je suis payée en salaire et que je cotise pour la retraite, alors que c’est simplement le respect de la loi.
Les formats sont toujours de plus en plus courts, donc il faut travailler de plus en plus pour gagner autant. Les pigistes sont désavantagés dans certains droits, comme la prime d’ancienneté qui n’est pas calculée sur la totalité de notre salaire, à la différence des permanents. Les quelques contacts que j’ai eu ces derniers temps avec de nouvelles rédactions me mettent face à une réalité terrible : les piges sont payées à des tarifs bien inférieurs à tout ce que j’ai vu dans mon parcours et, trop souvent, payées en facture – des conditions que je refuse. Je me sens de plus en plus souvent en souffrance et exténuée. »
Caroline, 30 ans :
« Je me suis mis une pression monstrueuse »
« Du jour où j’ai pris la décision d’être journaliste, je n’ai pas arrêté de travailler. Je suis passée par une prépa privée pour passer les concours d’entrée des écoles de journalisme. C’était intense. Mais ce n’était pas terminé ! À la fin de l’école, on nous a encore fait passer des concours pour entrer dans de grandes rédactions avec, pour les plus chanceux, un CDD de trois mois à la clé… J’ai commencé par un CDD d’été dans une grande rédaction nationale qui m’a mise le pied à l’étrier mais ça n’a pas débouché sur une embauche. Je suis rapidement « tombée » à la pige : je subissais ce statut. Je devais rembourser le crédit que j’avais contracté pour la prépa, je n’avais pas le luxe de pouvoir galérer, même quelques mois. J’ai donc enchaîné les contrats. Je me suis donnée à fond – je voulais faire mes preuves. Je ne comptais pas mes heures à me coucher parfois après minuit et à me lever avant 6h pour finir un papier et l’envoyer en urgence avant de rembaucher en début d’après-midi. Mais là encore, mes efforts n’ont pas payé. Après une année de CDD consécutifs je suis « retombée » à la pige. J’étais épuisée, un peu démoralisée mais déterminée à m’en sortir. J’ai commencé à piger pour de la presse magazine et à alterner encore une fois la pige et les CDD. Mes collaborations se passaient bien mais je me suis mis une pression monstrueuse. Je courais après la rentabilité.
Ma relation au travail s’est détériorée petit à petit. Je travaillais seule depuis chez moi, je ne voyais plus grand monde. J’avais de plus en plus de mal à accomplir mes tâches. Je pouvais passer des heures à essayer d’écrire dans mon lit, jusqu’à minuit s’il le fallait, sans y arriver. Je pleurais énormément mais il fallait que je tienne bon. Je n’avais pas le choix. Et puis un jour, mon principal employeur m’a envoyée faire une interview : je l’ai préparée pendant des heures mais je ne comprenais plus rien. C’est comme si mes neurones avaient court-circuité. J’avais de la fumée dans le cerveau. J’y suis allée en pleurant. Je me suis retrouvée face à cet homme qui répondait à mes questions mais je n’entendais pas ce qu’il me disait, je ne comprenais pas. J’étais terrorisée de ne plus savoir faire mon métier. Je ne sais même pas par quel miracle j’ai réussi à rendre mon papier. Après ça, j’ai passé une semaine entière à pleurer sans savoir pourquoi.
Mon médecin m’a mise en arrêt d’un mois pour burn-out. J’ai envoyé un SMS à ma rédactrice en cheffe qui m’a tout de suite proposé un café et m’a soutenue. Elle m’a dit de prendre soin de moi et de prendre le temps qu’il faudrait pour me reposer, qu’elle m’attendrait. Ça m’a fait un bien fou. C’est d’ailleurs grâce à cette rédaction que j’ai pu toucher une partie de mes indemnités journalières de la Sécurité sociale. Je lui dois beaucoup. La question financière et la peur de perdre ses collaborations sont intimement liées au surmenage, surtout quand on est pigiste !
Depuis, j’ai changé beaucoup de choses dans ma vie. Je suis allée voir une psy. Je me suis autorisée des activités en dehors du boulot, ce que je n’avais jamais fait car je n’avais pas les moyens. Je me suis mise à la danse et au fitness, alors que je n’avais jamais été sportive : j’avais besoin de lâcher le stress et la colère, de me détendre. Ça m’a fait du bien de rencontrer des personnes qui n’étaient pas du milieu journalistique, de boire un verre et de discuter de tout et n’importe quoi. Je me suis aussi investie dans des associations.
Deux ans plus tard, j’ai repris du plaisir à vivre et à travailler. Le brouillard dans le cerveau a disparu. J’ai aussi revu mon « modèle économique » : je fais ce que j’appelle des « piges alimentaires » en télé – c’est du desk bien payé et surtout régulier avec une visibilité sur plusieurs mois -, ce qui me laisse plus de temps pour des piges plus enthousiasmantes (reportage, enquête) mais précaires. J’ai accepté de ne plus me battre sur tous les plans.
Si je devais donner un conseil, ce serait de ne pas rester seul.e. Ça m’a minée, j’ai fait des erreurs de débutante. Il existe des collectifs de pigistes pour briser l’isolement ! Et quand on rame sur un papier, rien ne sert de s’acharner. Il vaut parfois mieux prendre une pause et s’accorder une après-midi dehors que de rester planté.e toute la journée devant son ordi. C’est contre-intuitif mais ça aide à repartir. »
Camille, 42 ans :
« Avoir l’impression d’être un spam »
« Correspondant en région, à la pige, je n’ai jamais véritablement eu peur du lendemain : j’ai des collaborations régulières. Je parle bien d’une insécurité permanente, de deux ordres : la culpabilité, et l’inexistence.
La culpabilité, de ne jamais en faire assez, de ne pas s’y connaître sur tous les sujets (demande-t-on aux permanents, eux, d’être spécialistes de tout, d’avoir un réseau sur tous les sujets ?), avec son corollaire, la peur d’être « démasqué » comme non expert. La culpabilité d’être passé à côté d’une info, d’une actu que j’aurais pu proposer, de privilégier un temps une collaboration et d’en délaisser une autre, de ne pas assez peaufiner l’écriture… Cette culpabilité est celle que je ressens, et celle que l’on me fait ressentir.
Par défaut, le pigiste est toujours coupable. En cas de différend, s’il y a une baisse de piges générale pour des raisons budgétaires par exemple, la rédaction et la RH laisseront toujours entendre que les propositions sont sans doute moins fréquentes, moins qualitatives…. En clair : vous êtes responsables de votre condition. Le pigiste n’a pas non plus droit à l’erreur. Il sait qu’un papier un peu en-dessous peut lui être reproché longtemps. En tient-on à ce point rigueur à des journalistes en pied ?
L’inexistence, c’est le sentiment d’être un spam. Quand on envoie des propositions de piges, pourtant à des personnes qui nous connaissent bien, avec qui on collabore depuis des années, et que l’on doit relancer deux, trois fois pour avoir une réponse, et parfois renoncer, c’est vraiment le signe que l’on ne compte pas. Et cela, même quand la demande vient de la rédaction ! Le pigiste est traité comme un fournisseur extérieur, comme les attachés de presse qui harcèlent les journalistes pour décrocher leur attention, pas mieux lotis, tous au même rang de messages qui gonflent leurs boites mail et qu’ils n’ont pas le temps de lire. « N’hésite pas à m’appeler ! », disent-ils tous. Oui, mais quand ? Et pourquoi est-ce à moi de « faire la manche », alors qu’ils ont besoin de mes sujets ? Eux, doivent-ils supplier leur N+1 pour travailler, pour avoir des réponses, savoir quand leur sujet passera ?
L’inexistence, c’est aussi devoir supporter que des sujets que l’on maitrise (sa région, son thème de prédilection) soient faits par d’autres sans jamais être consulté, associé, surtout quand le sujet est jugé important. Alors le pigiste bien pratique d’ordinaire pour sortir des sujets originaux, pour des rubriques difficiles à renouveler, n’existe plus : le sujet majeur qui tombe tout cru, ce n’est pas pour lui. Chercher à placer une pige dans une rubrique vue comme prisée (un grand reportage, une enquête) alors que l’on répond à des attentes plus classiques d’ordinaire relève quasiment de l’impossible : le pigiste porte une étiquette, rentre dans une case, et même après des années de collaboration, on ne se demande pas ce dont il est capable d’autre. Le pigiste est un éternel débutant. In fine, comment se sentir « bon journaliste », quand on ressent surtout d’être l’objet de mépris ?
Une bonne santé mentale nécessite de se sentir reconnu, légitime, d’avoir une place, de ne pas se sentir sans cesse sur un strapontin. Dans le cas contraire, c’est souvent la colère, ou l’abattement, qui prend le dessus.
Heureusement, il y a les collègues, les autres pigistes d’une même rédaction, avec qui il est possible de partager ses joies et ses peines. Des pairs dans l’adversité, qui aident à déculpabiliser, à se valoriser, s’encourager. Avec qui la confiance existe, pour qui on n’est pas qu’un mail à traiter mais une personne. Heureusement, il y a les personnes que l’on interroge et les lecteurs, qui nous voient autrement, nous expriment souvent leur reconnaissance. Et puis, heureusement, il y a d’autres espaces où exister pleinement, dont le syndicalisme. Là, il est possible de se sentir acteur, autorisé à prendre des initiatives, là on peut monter en compétences et les utiliser sans avoir à batailler. Là, les batailles sont choisies et pas subies.
Je voudrais que les managers de pigistes prennent conscience de tout cela et se sentent responsables aussi de construire une relation satisfaisante avec eux. Il suffirait de changer des petites choses, mais qui peuvent considérablement améliorer la qualité de vie au travail, et le moral. »
Désignée Grande Cause nationale en 2025, la santé mentale se trouve aujourd’hui au cœur des enjeux de santé publique alors qu’un Français sur quatre sera confronté à un trouble mental au cours de sa vie. Dans le cadre de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées dédiée cette année à la santé mentale, CFDT-Journalistes prend l’initiative d’ouvrir ses colonnes à plusieurs témoins avec pour objectif premier de libérer la parole. Mais pas seulement. Des ressources sont également proposées pour mieux connaître la santé mentale, sa prise en charge et la manière dont on peut s’en sortir.