Qu’est-ce qui t’a donné le goût des mathématiques ?
Le début de l’histoire était forcément scientifique. J’ai toujours été très douée en mathématiques, beaucoup moins dans les autres matières. J’aimais chercher, raisonner et j’aimais aussi la formalisation et l’abstraction. J’étais de la génération des maths modernes, qui me convenaient parfaitement.
Même si j’étais comme « destinée » à faire des maths, je trouvais ça presque trop « amusant ». Je ne voyais pas clairement ce qu’on pouvait en faire à part enseigner et le métier de professeure ne me tentait pas du tout.
Mes parents étaient marchands forains, issus d’un milieu modeste, et pas du tout issus du monde scientifique. Ils croyaient beaucoup dans les études, sans doute parce qu’eux-mêmes regrettaient de ne pas avoir pu en faire à hauteur de leurs capacités, à cause de la guerre.
Comment s’est faite ton orientation vers la recherche ?
Après la terminale, j’ai hésité entre Médecine et Mathématiques. La médecine ne m’attirait pas pour soigner en cabinet, mais plutôt pour faire de la recherche, j’avais dû voir des exemples dans des films et contrairement aux mathématiques, je percevais clairement l’utilité du métier. Les voies pour faire de la recherche en médecine n'étaient pas très bien documentées. J'avais appris que c'était possible en rentrant à l'Ecole Normale Supérieure (par un concours), après deux ans de Médecine. Sauf qu’il n'y avait que 4 places ! J'ai donc choisi une classe préparatoire scientifique (Maths-Sup), avec l'idée que je pourrais bifurquer vers des études de médecine, si j’estimais avoir peu de chance d'obtenir une place dans une grande école menant à la recherche.
Quel chemin t’a menée vers les mathématiques appliquées ?
J’ai intégré en 1982 « Sèvres », l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles. J’y suis entrée en section mathématiques et j’ai demandé tout de suite à changer pour la biologie. Les professeurs m’ont parlé d’une troisième option qui m’a enthousiasmée : les maths appliquées à la biologie. Tout en suivant le cursus des élèves en Mathématiques, je suivais des cours de biologie et j’ai fait un stage en biologie. Mais j’ai rapidement constaté que c'était trop tôt, les biologistes n'étaient pas encore très ouverts aux mathématiques, et par ailleurs très peu de mathématiciens s'intéressaient à la biologie. J’ai donc pensé qu’il me fallait attendre d'en savoir plus en maths.
C’est comme cela que je suis partie dans la voie des maths appliquées pour ma thèse. Ensuite, prise par le jeu des mathématiques et ne trouvant pas rapidement de moyen d'appliquer les mathématiques à ce qui m'intéressait vraiment en biologie (la génétique et le fonctionnement du cerveau), j'ai continué mon chemin dans la voie des maths appliquées.
Et comment es-tu arrivée chez Inria ?
En DEA (Master 2), j'ai suivi les cours d’Alain Bensoussan, qui était professeur à l’université Paris Dauphine et qui devenait président de l'INRIA*. Son cours et ses travaux de recherche combinaient plusieurs domaines des mathématiques appliquées : la modélisation, les équations aux dérivées partielles (EDP), les probabilités, le tout pour la prise de décision dans des contextes incertains (contrôle stochastique). Je lui ai demandé un sujet de thèse et il m'en a proposé un en contrôle stochastique avec une application en finance. Ce qui me plaisait, c’était l’idée de relier plusieurs domaines des mathématiques ainsi que le potentiel applicatif.
J’ai réalisé ma thèse à l’INRIA Rocquencourt, co-encadrée par Jean-Pierre Quadrat, et peu à peu mes travaux de thèse ont évolué, incluant analyse numérique, algorithmes et code que j'insérais dans un “système expert” en contrôle stochastique, une forme d’intelligence artificielle avant l’heure. C'est durant cette période que je suis devenue chargée de recherche à l’INRIA.
Par la suite, je me suis tournée vers un nouveau domaine que Jean-Pierre Quadrat étudiait alors : l’algèbre max-plus, que l’on appelle aujourd’hui l’algèbre tropicale.
Nous avons formé un collectif de chercheurs et chercheuses, “Max Plus”, et publié ensemble plusieurs travaux. En 2003, cette collaboration a donné naissance à une équipe-projet de recherche Inria. J’ai ensuite passé mon Habilitation à diriger des recherches (HDR) en 2007, puis en 2008 l’équipe-projet a rejoint le Centre de mathématiques appliquées de l’École polytechnique (CMAP), où j’ai pu diriger mes premières thèses.
As-tu ressenti la différence d’être une femme dans un milieu très masculin ?
Au départ, comme je le disais, je pensais qu’il fallait que je fasse un métier utile. Sans doute parce que je suis une femme et qu’on associe souvent les femmes à des métiers tournés vers les autres comme la santé, l’enseignement, le soin. J’ai compris ensuite qu’on pouvait choisir d’autres voies professionnelles (pour moi les mathématiques) pour le plaisir intellectuel qu’elles procurent.
C’est vraiment un message que j’aimerais faire passer aux jeunes filles : n’ayez pas peur de faire un métier qui vous amuse. On peut aimer les maths pour les maths, sans devoir leur trouver une utilité immédiate. L’utile vient souvent plus tard. Si les mathématiques vous plaisent, lancez-vous !
Quand j’étais à l’ENS, il y avait encore deux établissements séparés : Sèvres pour les filles, Ulm pour les garçons. La mixité est arrivée en 1986, et à partir de là, le nombre de filles a fortement baissé.
Je n’ai jamais rencontré d’obstacles directs, mais j’ai souvent été la seule femme dans une salle de conférence. On en riait même entre collègues féminines. Mais c’est un fait : les femmes sont toujours aussi peu nombreuses aujourd’hui dans la recherche en Mathématiques ou en Informatique, et c'est pire dans les domaines plus théoriques.
Tes recherches portent aujourd’hui sur l’algèbre tropicale et le contrôle stochastique. Peux-tu les décrire simplement ?
Le contrôle stochastique vise à modéliser et optimiser des situations où une part d’aléatoire intervient. C’est un domaine très vaste avec de nombreuses applications : économie, finance, gestion des barrages, gestion de ressources, modélisation des comportements humains…
L’algèbre tropicale est une structure abstraite, qui peut se révéler très utile pour résoudre des problèmes réels. C'est comme si on était dans un autre monde : on y remplace les opérations usuelles, par exemple le “+” devient un “max” et la multiplication devient une addition. Cela peut sembler amusant, mais cette approche permet de résoudre autrement certains problèmes complexes, notamment en optimisation dynamique (contrôle optimal).
L’algèbre tropicale permet aussi de voir le monde avec des lunettes logarithmiques et ainsi de formaliser les raisonnements sur les ordres de grandeur ou les phénomènes asymptotiques. Cette formalisation peut s'appliquer dans divers domaines des mathématiques : modélisation, probabilités, optimisation, systèmes dynamiques, EDP...
En mathématiques pures, elle a conduit à l'émergence d'une nouvelle branche des mathématiques appelée "géométrie tropicale", reliée à l'étude des équations polynomiales, et qui peut elle-même s'avérer très utile dans les applications.
Ce que j’aime particulièrement, c’est : faire des liens entre des domaines mathématiques très différents, travailler sur plusieurs domaines d’applications, et faire progresser en parallèle les mathématiques fondamentales et les mathématiques appliquées.
Et aujourd’hui, quels sont tes défis de recherche ?
Je continue à explorer les liens entre algèbre ou géométrie tropicale et contrôle stochastique ou jeux stochastiques, afin en particulier de concevoir des algorithmes performants. Il reste beaucoup de défis : la résolution des problèmes en grande dimension, les problèmes d'information en contrôle stochastique et surtout en jeux stochastiques.
Ces défis sont aussi importants pour traiter des applications industrielles. Par exemple, à l’occasion de deux thèses successives en collaboration avec des chercheurs d’Orange, nous avons appliqué des outils très récents de géométrie tropicale, à des problèmes de tarification de données mobiles et plus récemment d’enchères de spectre.
Ce que j’aime avant tout, vous l’aurez compris, c’est la diversité. Et les mathématiques permettent ça, c’est un domaine où on s’ennuie jamais.
*L’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) est devenu Inria (Institit national des sciences et technologies du numérique) en 2011, découvrez l’histoire de l’Institut