Depuis 2015, annoncer la « chute imminente » de Donald Trump est devenu un sport national dans certains cercles intellectuels français. Un exercice de prophétie aussi prévisible qu’invariablement erroné. Ceux qui vous affirment aujourd’hui, avec la même assurance, que le Parti républicain est en train de se fissurer irrévocablement et que l’affaire Epstein pourrait terrasser Trump, sont les mêmes qui, en 2016, juraient qu’il ne serait jamais élu, puis en 2021, après le 6 janvier, qu’il finirait en prison sous six mois et n’aurait aucune chance de revenir au pouvoir.
Arrêtons-nous un instant sur les faits. Donald Trump n’a jamais été aussi puissant. À de rares exceptions près, le Parti républicain le suit aujourd’hui avec une discipline quasi-militaire. L’affaire Epstein, malgré le bruit médiatique, n’est qu’un incident de parcours. À moins de révélations véritablement dévastatrices — Trump avec une prostituée mineure, par exemple — susceptibles d’entraîner une procédure d’impeachment, il y a fort à parier qu’elle glissera sur lui comme tant d’autres avant elle. Quant à Marjorie Taylor Greene, sa rébellion passagère relève du folklore : tout leader autoritaire connaît ce genre d’épisodes. Ceux qui espèrent encore voir en elle l’embryon d’une fronde d’envergure au sein du Parti républicain feraient bien de changer de lunettes — ou de s’en acheter.
Le tort de Trump fut d’avoir promis durant sa campagne de rendre publics tous les dossiers Epstein, puis de s’y refuser une fois au pouvoir. Cette volte-face a naturellement alimenté tous les soupçons. Mais le vote bipartisan du Congrès – 427 élus à la Chambre et l’unanimité au Sénat – ne traduit pas un rejet de Trump par les républicains. Il révèle plutôt leur volonté de tenir une promesse de campagne face à des électeurs qui, depuis le printemps dernier, commençaient à se détourner du président en raison précisément de cette promesse non tenue. N’oublions pas que nombre de ces élus se présentent aux élections de midterm : ils ne voulaient pas que ce dossier se retourne contre eux.
Donald Trump a fini par retourner sa veste, il n’avait guère le choix. Reste à savoir si tout sera véritablement révélé. Il y a fort à parier que certains documents qu’il aurait préféré ne pas voir mis au jour le seront effectivement. Mais selon la plupart des observateurs américains bien informés, rien ne devrait le mettre véritablement en péril – des éléments gênants, certes, mais probablement moins graves que ce qui attend certaines figures démocrates. Trump sortira vraisemblablement renforcé de cette situation, les quelques tensions internes au Parti républicain s’effaceront rapidement.
Cessons de nous fixer sur l’instant. Regardons la big picture.
Je ne reviendrai pas ici sur les succès qu’a pu remporter le 47e président américain, du moins aux yeux de ses partisans, tant sur le plan intérieur qu’extérieur – j’ai suffisamment écrit sur le sujet. Bien évidemment, à moyen terme, sa politique conduira l’Amérique dans le mur et lui fera perdre une grande partie de son influence sur la scène internationale. Mais à l’heure actuelle, le régime autoritaire que lui et J. D. Vance mettent en place avec l’aide de personnes telles que Susie Wiles, la secrétaire générale de la Maison-Blanche, est bien parti pour s’ancrer.
En témoignent deux récents faits d’armes, emblématiques de la mainmise stratégique du milliardaire new-yorkais sur le jeu politique et médiatique. D’abord, le bras de fer du shutdown : les démocrates ont cédé sans la moindre compensation — c’est d’ailleurs plutôt au sein du parti de l’âne que l’on pourrait parler de véritables fractures. Ensuite, ce coup de maître en communication : recevoir avec chaleur Zohran Mamdani, le maire élu de New York, resté là comme un petit garçon, figé et tout sourire, comme complice, pendant que le maître des lieux annonçait non pas un plan de paix, mais un plan de capitulation pour l’Ukraine.
Il est fort à parier que Zelensky n’aura pas d’autre choix que d’approuver, plus ou moins, ce plan. Et si Trump obtient un cessez-le-feu, ou ce qui pourra être présenté comme tel, avant Noël — comme je le « prédis » depuis des mois —, il triomphera non seulement sur la scène nationale américaine, mais aussi sur la scène internationale auprès de nombreux acteurs.
Alors arrêtons de voir dans chaque turbulence au sein du Parti républicain ou chaque enquête d’opinion plus ou moins défavorable la fin annoncée de Trump. Ce régime est là pour rester. Et le plus dangereux, le plus inquiétant, c’est tout ce qu’il est prêt à entreprendre pour conserver le pouvoir. Les observateurs européens qui continuent à annoncer son implosion feraient mieux d’analyser comment résister à son influence croissante auprès des droites occidentales et à la normalisation d’un modèle politique qui fait fi des garde-fous démocratiques. Car c’est bien là le véritable enjeu : non pas la chute fantasmée de Trump, mais la consolidation d’un pouvoir qui transforme en profondeur les institutions américaines.
Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.