Depuis le début de l’année 2024, au moins 70 personnes sont mortes à la frontière franco-britannique. À Calais, les membres des associations craignent chaque jour de nouveaux naufrages. Au-delà des drames, au quotidien, salariés et bénévoles gèrent l’urgence, l’extrême précarité, les démantèlements de camps, la détresse et les traumatismes des personnes exilées, les deuils, les départs. Une mission rendue toujours plus difficile par des politiques migratoires toujours plus répressives.
Conscientes des impacts potentiels sur la santé mentale de leurs membres, les associations locales s’organisent pour créer des espaces d’écoute et d’échanges de pratique. Une commission santé mentale, interassociative, a même été montée grâce à un partenaire du CCFD-Terre Solidaire.
Il prend le temps. Le temps d’accueillir chaque personne. Le temps de se présenter : “Félix“, avec son léger accent britannique, et en donnant son pronom offrant ainsi la possibilité aux autres de le mentionner aussi. Il prend le temps de traduire pour les quelques francophones du groupe.
Le temps de précautions préliminaires : “Nous allons aborder des contenus sensibles : violences policières ou sexuelles, harcèlement, naufrages. Si vous avez besoin d’une pause, je vous invite à sortir un instant et à prendre soin de vous.“ Sa voix est posée, son regard doux. Le ton est à la confidence et le temps à l’écoute. La formation peut commencer.
En ce matin pluvieux de novembre à la Maison d’entraide et de ressource (MER), au centre de Calais, Félix, membre de Calais Appeal, un consortium d’associations, organise une session de formation à destination des bénévoles et salariés des associations locales. En tant que responsable du réseau Safeguardingà Calais, il anime toutes les deux semaines ces formations autour de la santé mentale et du bien-être. Safeguarding. Le mot n’a pas vraiment de traduction. “Protection“ serait le terme le plus proche. La formation déploie ainsi deux volets : “la protection des communautés avec lesquelles nous travaillons“; “et la protection de nous-même“, résume Félix.
Dans la salle, 17 femmes, la plupart dans la vingtaine, en fin ou sortie d’études, la plupart depuis peu à la frontière.
Je suis déjà touchée par ce que j’ai vu à Calais alors que je n’ai pas commencé ma mission.
Dans une grande écoute de l’autre, les jeunes femmes sont invitées à partager les émotions déjà ressenties à Calais.
“De la frustration, car on ne peut pas tout faire“, estime l’une ; “de la colère car il y a des blocs de pierre dans la ville pour empêcher les gens de s’installer”, assène une autre ; “de la tristesse, mais aussi beaucoup de reconnaissance à voir autant de personnes venir en aide“.
Pour Félix, ce petit exercice introductif permet de “normaliser les émotions“, “rappeler que l’on peut vivre une même situation avec une autre personne et ne pas ressentir la même chose“.
Des mises en situation sont proposées : que faire si une personne demande notre numéro personnel ?, des notions sont posées sur la table : syndrome du sauveur, burn-out, traumatisme vicariant ou le fait d’éprouver des émotions à travers le récit de l’autre. Toutes sont en demande de conseils avant de plonger dans Calais. Car Calais, de l’avis des travailleurs locaux, on y plonge comme dans un monde parallèle.
Faire face aux décès dans la Manche
Dans un petit hochement de tête, Félix nous parle brièvement du “groupe décès“. “C’est un collectif informel. Ils aident à l’identification des corps, cherchent les familles des défunts, organisent des commémorations et trouvent des financements pour les rapatriements des dépouilles“, énumère-t-il. Une commémoration le 14 novembre. Une autre le 23. De brefs instants de communion pour ne pas oublier, ne pas banaliser les morts. Comment oublier ? “La violence d’État crée un sentiment d’impuissance“, indique Lou Einhorm, membre de la Commission santé mentale, soutenue par le CCFD-Terre Solidaire.
70
personnes sont décédées en traversant la manche en 2024.
Safeguarding
Félix, on l’avait rencontré la veille, à la Warehouse, l’entrepôt, un espace interassociatif composé d’un hangar gigantesque et de petits préfabriqués où siègent six associations qui composent L’Auberge des migrants. Il faisait beau, et tout ce petit monde travaillait au soleil.
Et soudain, le froid glacial s’est abattu sur le hangar et ses abords, comme pour rappeler qu’à Calais, c’est le froid qui transperce les os, la boue ou la terre gelée. Au choix. Dans un coin, des bénévoles du Woodyard coupent du bois pour en faire des ballots qui seront distribués aux personnes pour se chauffer. 10 tonnes par semaine en hiver. “Quand mon père est venu ici, raconte Félix, il n’arrivait pas à y croire : en 2024, des bénévoles coupent du bois pour que d’autres puissent se chauffer sur des campements.“ À l’entrepôt, c’est connu, quand une personne externe au Woodyard coupe du bois à la hache, c’est qu’elle a besoin d’évacuer ses nerfs, sa tristesse, sa colère. Aux choix. Ou tout à la fois. À l’intérieur du hangar, des vêtements entassés. Des jouets pour enfants. Et la cuisine qui fournit 2 000 repas par jour grâce aux travailleurs du Refugee Community Kitchen.
Dans ce hangar, tout le monde connaît Félix, et il connaît tout le monde. Outre la formation donnée toutes les deux semaines aux nouveaux venus et à tous ceux qui en ressentiraient le besoin, le jeune Britannique assume deux autres missions : une mission de gestion des signalements de problématiques internes ; et une mission “bien-être“ qui consiste à accompagner les associatifs. La seconde consiste notamment en l’animation de groupes de parole – deux par semaine à la demande – et la mise en place d’un protocole particulier en cas de naufrage ou d’événement potentiellement traumatique. “Même si ma mission est d’acculturer les coordinateurs, je suis vu comme le psy interasso“, plaisante-t-il.
Et qui prend soin de lui, alors qu’il prend soin de tous ? Son sourire doux, encore. “Je suis accompagné par un psy et très soutenu par le réseau.“ Car le Safeguarding fait partie de la Commission santé mentale.
Une commission pour la santé mentale
Annoncer les morts
“La prise en charge des femmes endeuillées, c’est nouveau”, raconte Louise Borel du Women’s Center, une association en non-mixité créée en 2016 après avoir constaté que les femmes, pourtant présentes à la frontière, ne venaient pas aux distributions alimentaires.
L’association, également membre du réseau Safeguarding, a mis en place un protocole pour annoncer les morts aux bénévoles. Là aussi, des groupes de parole sont proposés. Et deux séances avec un psychologue par mois en individuel, financées par l’association. “Ici, c’est dur, mais c’est beau aussi”, poursuit Louise.
Quand un enfant décède, les équipes sont confrontées à la détresse de la mère.
Un hélicoptère survole l’entrepôt. “C’est pas bon signe. C’est jamais bon signe.” Il passe. Le lendemain, on apprendra que deux corps ont été retrouvés sur la plage. Probablement deux disparus du terrible naufrage du 23 octobre dernier qui a fait trois morts et treize disparus. Texto. C’est Marianne Bonnet, cofondatrice du réseau Toiles, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Elle avance le rendez-vous prévu l’après-midi à La Margelle, une des maisons accueillantes du réseau , car à 15 heures, elle doit accompagner un résident au commissariat. Sans nouvelles d’un proche depuis le naufrage, il devra identifier les effets personnels recueillis sur les dépouilles. Calais. Et sa réalité parallèle.
La Margelle
La Margelle accueille des hommes qui souhaitent rester en France et les aide quelques semaines dans leurs démarches administratives. Deux chambres d’urgence accueillent les familles. Dans la pièce chaleureuse, malgré le froid, des dessins, des photos, des drapeaux.
Et une fillette emmitouflée dans un polaire rouge qui berce un chaton. “Les animaux participent au bien-être des personnes accueillies et des bénévoles”, sourit Malou, 28 ans, bénévole depuis trois semaines. “Nourrir les poules et ramasser leurs œufs avec les enfants, ça lève les barrières.”
Le réseau Toiles propose aux membres des trois maisons accueillantes présentes dans le Calaisis des sessions d’analyse de pratiques. “On y parle notamment de l’attachement envers les personnes accueillies et avec lesquelles on vit au quotidien, des limites, des temps de repos.” Malou part le lendemain. Mais reviendra à La Margelle dans deux mois. “C’est nécessaire de faire une pause.” Marianne acquiesce.
Pour elle, si le psychisme des bénévoles est atteint, c’est le projet d’accueil qui est mis en danger. Les deux jeunes femmes pointent du doigt la violence institutionnelle : “Quand on accompagne une personne reconnaître un proche décédé et que la police propose de passer par Google trad plutôt que de faire appel à un traducteur, forcément, ça nous atteint.” Toiles va proposer une écoute individuelle. “Les bénévoles pensent aux gens dans les maisons, mais ne pensent pas à eux. C’est donc à nous, en tant que structure, de leur permettre de prendre soin d’eux.” Mais comme beaucoup ici, l’urgence prime toujours, sur tout.
Quant à l’après ? Longtemps resté un impensé du passage à Calais, le départ des bénévoles est de plus en plus préparé par les associations. “C’est difficile de partir sans culpabiliser“, a constaté Félix. Partir alors que les autres restent, partir alors que les besoins sont immenses. Pour Lou, de la PSM, “à Calais, l’arrivée et le départ sont violents. Les familles et les amis ne comprennent donc pas que le retour à la vie normale est souvent difficile“. Un protocole est en cours de construction dans lequel Félix souhaiterait ajouter un appel post-départ.
Texte : Audrey Chabal
Photos : Pauline Gauer
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