Note Terra Nova "Collectivités locales et réduction des déficits publics : l’impossible débat" - APVF

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Depuis cet automne, les collectivités locales sont interpellées sur leur responsabilité dans l’aggravation mal anticipée du déficit public. Mais où sont les pièces du dossier ? Comment évaluer la contribution des collectivités locales à la dégradation des comptes publics ? Et quelle part de l’effort national doivent-elles porter ?

Introduction

La France est entrée depuis plusieurs mois dans une zone de fortes turbulences budgétaires.

Des erreurs de prévision à répétition ont conduit à un déficit largement supérieur à ce qui était prévu en 2023 et 2024. Dans un contexte politique par ailleurs instable, marqué par un changement de Premier Ministre en janvier, une dissolution en juin, une censure à l’automne, et plusieurs mois de gouvernements chargés des « affaires courantes », l’année 2024 aura vu le déficit public passer de –4,4 % du PIB en loi de finances initiales à –6 %[1].

Une telle absence de maîtrise interroge et inquiète légitimement. Elle appelle des mesures de redressement aux conséquences lourdes pour les contribuables, les services publics et les investissements publics. Elle a déclenché plusieurs commissions d’enquête parlementaires et des initiatives de court et moyen terme portées par les ministères concernés. Comprendre comment cette situation a pu se produire est nécessaire.

La présente note se propose d’analyser plus en profondeur la contribution des collectivités locales à ce déficit. D’une part parce que leur poids dans la dépense publique justifie une analyse spécifiquement adaptée à leurs particularités. D’autre part parce qu’elles ont été désignées comme responsables principales de la situation à de nombreuses reprises, notamment à la rentrée septembre 2024, par le ministre de l’Économie, alors chargé des « affaires courantes », Bruno le Maire.

Bien que le ton ait changé au sein des gouvernements Barnier et Bayrou, la question reste centrale de savoir quelle a été la responsabilité exacte des collectivités dans cette dérive et, par extension, comment elles pourraient contribuer, dans les années à venir, au redressement attendu des finances publiques.

Qu’en est-il exactement ? Que peut-on dire de la qualité de la prévision sur les finances des collectivités et des caractéristiques de l’exécution budgétaire des années 2023 / 2024 ? Est-il justifié de pointer une « dérive » ou un « dérapage » de la dépense locale ? Quelle est la portée exacte de la « règle d’or » qui encadre la gestion locale et comment s’articule-t-elle avec les règles et pratiques d’endettement des collectivités ?

Cette note vise, sur un sujet complexe et trop souvent mal traité dans le débat public, à alimenter les travaux d’analyse sur le pilotage des comptes publics en regardant le cas particulier des comptes locaux. De ce fait, elle met également en perspective les effets à anticiper des décisions prises dans le cadre du projet de loi de finances 2025 concernant les comptes des collectivités. Enfin, elle ouvre des pistes d’amélioration pour le pilotage des finances publiques locales à l’avenir[2].

« Règle d’or » des budgets locaux : quel déficit possible pour les collectivités locales ?

Avant même d’entrer dans la note, dissipons un malentendu fréquent :

  • Oui, les collectivités sont soumises à une « règle d’or » prudentielle spécifique, qui leur impose un équilibre budgétaire différent de celui applicable à l’Etat ou à ses opérateurs ;
  • Mais, oui aussi, elles peuvent être en déficit, au sens où l’entendent les règles européennes, c’est-à-dire voir leur endettement progresser[3].

Les grandes lignes de cette « règle d’or » sont assez simples à résumer : afin de garantir la soutenabilité financière des collectivités dans la durée et éviter les situations de surendettement, deux principes cumulatifs ont été introduits permettant de contrôler leur recours à l’emprunt :

  • l’emprunt ne peut en aucun cas venir financer leurs dépenses de fonctionnement, lesquelles intègrent l’essentiel des dépenses nécessaires à leurs missions de service public (masse salariale, subventions aux associations, achats courants) ;
  • il ne peut non plus financer le service de la dette (frais financier et amortissement annuel du capital).

Dès lors, les collectivités peuvent en effet se retrouver dans une situation de déficit, au sens « maastrichtien », c’est-à-dire d’un besoin de financement justifiant le recours à l’emprunt, mais uniquement pour financer des investissements, lesquels viennent nécessairement augmenter la valeur de leur patrimoine. Une collectivité se trouvant dans une situation de besoin de financement récurrent verra toutes choses égales par ailleurs sa situation se dégrader en raison de la charge de la dette au point de devoir, du fait de la « règle d’or », procéder à des efforts de rationalisation budgétaire.

Les mérites de cette « règle d’or » sont évidents : alors même que de nombreuses collectivités s’endettent tous les ans pour investir (cf. infra), très peu se trouvent de facto dans des situations de surendettement ou de faillite. Au global, la situation de la dette locale apparaît extraordinairement stable dans le temps du fait d’alternance de phases de besoins de financement (endettement) et de capacités de financement (désendettement).

Carte d’identité des comptes locaux

APUL, ODAL, collectivités locales : de quoi parle-t-on ?

Les administrations publiques (APU) sont l’ensemble des organismes dont la fonction principale est la production de services non marchands, la redistribution des richesses nationales ou la régulation de l’économie. Le secteur des administrations publiques comprend l’État et les organismes divers d’administration centrale (ODAC), les administrations publiques locales (APUL) et les administrations de sécurité sociale (ASSO).

Par facilité, de nombreux observateurs associent les APUL aux collectivités locales, ce qui peut conduire à des lectures erronées.

Ce sous-secteur est en effet lui-même subdivisé entre collectivités locales (communes, départements, régions) et établissements de coopération intercommunale, d’une part, et des organismes divers d’action locale (ODAL), d’autre part. Ces derniers intègrent plusieurs centaines d’organismes publics locaux, plus ou moins contrôlés par les collectivités, dont certains très gros investisseurs (IDF Mobilités, Solideo, SGP…) dont le modèle est plus facilement déficitaire[4]. Au total, les ODAL pèsent pour près de 10% des investissements des APUL (données OFGL, 2024).

  • Les dépenses des administrations publiques locales (APUL) ont atteint 315,4 Mds€ en 2023 (après 294,9 Mds€ en 2022), soit 11,3 % du PIB ou encore 19,6 % des dépenses publiques[5].
  • Les dépenses d’investissement des APUL ont, quant à elles, atteint 64 Mds€ en 2023, soit 53 % des dépenses d’investissement des administrations publiques (58 % si on retire les dépenses militaires[6]). Cette part dans l’investissement civil est relativement stable dans le temps et oscille entre 52% et 60% sur les 30 dernières années connues.
  • Le déficit des administrations publiques locales s’élevait à 9,9 Mds€ en 2023, soit 0,4% du PIB et 6 % du déficit total des administrations publiques (voir schéma ci-dessous).
  • La dette des administrations publiques locales s’élevait à 250 Mds€ en 2023, soit 8,9 % du PIB, et 8,1% de la dette publique totale (voir schéma ci-dessous).
  • Le nombre total d’agents employés par les collectivités locales était de 1,94 millions en 2022, soit 34 % des effectifs totaux toutes fonctions publiques (5,7 millions d’agents publics).

Une opacité structurelle qui stérilise le débat sur les finances locales

La loi de programmation des finances publiques est un document prévu par la Constitution depuis 2008 qui vise à donner une vision pluriannuelle des dépenses et des recettes consolidées des administrations publiques. Il propose donc une vision agrégée de l’évolution des comptes de trois sous-ensembles : l’Etat et ses opérateurs, les collectivités locales et leurs opérateurs, les administrations de sécurité sociale.

Le vote de ce document par le Parlement permet à l’Etat de présenter ces orientations à la Commission Européenne, conformément aux engagements pris par la France dans le cadre des Traités européens. Cette trajectoire est actualisée sur une base annuelle dans le cadre des différents « programmes de stabilité » (PSTAB).

La loi de programmation en vigueur est actuellement celle du 18 décembre 2023, portant sur la période 2024–2027, adoptée à l’Assemblée Nationale sous le régime de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Ce document ainsi que le programme de stabilité publié en avril 2024 par le ministère de l’Economie et des Finances[7] servent de base aux analyses de la présente note.

S’agissant des finances publiques locales, ces documents programmatiques – les seuls qui offrent une vision à la fois prospective et consolidée des comptes locaux – souffrent de trois défauts majeurs :

  • leur opacité (pas de transcription en comptabilité budgétaire ni de précision par catégorie d’acteurs, qui rend incompréhensibles ces orientations pour la plupart des acteurs des finances publiques locales) ;
  • leur absence de traduction opérationnelle dans la mesure où leur mise en œuvre repose sur l’action conjointe de plus de 42 000 ordonnateurs différents[8] gouvernés par le principe de libre administration ;
  • la non prise en compte d’éléments exogènes structurants pour la dépense publique, comme le sont par exemple les enjeux financiers liés au réchauffement climatique et à la transition énergétique[9].

A l’origine d’un tel constat, une cloison trop stricte entre le monde de la prévision des finances publiques et celui des collectivités territoriales :

  • en dépit de consultations informelles, à aucun moment de la procédure d’élaboration des trajectoires prospectives des finances publiques il n’est pas prévu d’avis, consultatif ou conforme, des collectivités, par la voix des associations représentatives des élus locaux ou de l’expertise territoriale ;
  • Les hypothèses sous-jacentes à la construction des trajectoires sont très peu explicites au-delà de ce qui est indiqué dans les documents de la LPFP ou des PSTAB eux-mêmes[10], très pauvres en données précises concernant les collectivités locales ;
  • Les équipes chargées de cette modélisation n’intègrent bien souvent en leur sein aucune expertise issue du monde territorial ou des finances locales, dont les dynamiques et les règles de gestion sont pourtant différentes de celles de l’Etat ou de la Sécurité Sociale[11].

La conséquence de cette situation est l’absence de visibilité réelle des finances publiques locales par les autorités nationales. Il en résulte un risque d’erreur manifeste dans les « prévisions », erreur qui se répète dans le temps faute de volonté collective d’améliorer l’exercice.

Dans l’hypothèse où la situation constatée s’avère plus favorable ou proche de celle prévue en LPFP/PSTAB, cette erreur passe alors inaperçue. En revanche, dans le cas où des tensions apparaissent sur l’exécution des finances locales, ces erreurs conduisent à des polémiques récurrentes dans lesquelles Etat et représentants des collectivités locales se renvoient la balle sur la responsabilité de la situation. C’est la situation à laquelle nous assistons depuis fin 2024.

La prévision 2024–2027 : entre ambition sans moyen et fable budgétaire

L’objectif d’évolution des finances locales pour la période 2023–2027 a été construit selon ces méthodes. Faute d’autre document plus technique, cet objectif fait office de document de prévision officielle de la France pour l’ensemble des comptes publics[12].

Déconnectée de l’action publique réelle, cette « prévision » a diffusé dans les esprits une vision de l’évolution des comptes publics qui faisait reposer l’atteinte d’une partie des objectifs nationaux de dette et de déficit sur une contraction de la dépense locale et de la dette locale.

L’atteinte de ces objectifs peut être qualifiée d’ « ambitieuse », comme le dit la Cour des Comptes dans son rapport sur les finances publiques locales de 2024, ou de dangereuse si l’on cherche à matérialiser les effets concrets sur les services publics ou sur l’accélération des investissements indispensables à la transition écologique.

Cette trajectoire repose, selon les données collectées par la Cour des Comptes[13], sur le fait que les APUL passent d’un solde équilibré en 2022 à un excédent de 0,4 % du PIB en 2027 grâce à la baisse de leurs dépenses rapportées au PIB à hauteur d’un point sur la période. Faisant abstraction des contraintes budgétaires, cette amélioration du solde obligerait les collectivités et leurs opérateurs à un fort désendettement (de 9,3% du PIB en 2022 à 7,6% en 2027), après des décennies de stabilité.

Que signifie concrètement une telle trajectoire ? Nul ne le sait vraiment, puisque ce sujet n’a fait l’objet d’aucune évaluation sérieuse ni d’aucun travail approfondi relatif à sa mise en œuvre.

Tout juste peut-on préciser quelques points :

  • Une première hypothèse forte de cette prévision est la contraction en volume des dépenses de fonctionnement (hors dépenses d’action sociale) des collectivités locales, qui évolueraient tous les ans sur la période à un rythme inférieur à 0,5 % à celui de l’inflation. Outre que cette évolution n’a été que très rarement constatée par le passé (seule l’année 2018 sur les dix dernières), aucune information n’est donnée sur les modalités de mise en œuvre d’une telle évolution qui, dans ces proportions, ne peut être conduite sans une interrogation structurelle, mais peu explicite et pas assumée, de l’offre de services publics assurée par les collectivités locales ;
  • Une seconde hypothèse forte (mais peu explicite) est la stabilité – voire la légère baisse – des investissements des collectivités. Ces derniers obéissent à une logique cyclique, qui connait des exceptions, mais qui veut que les premières années des mandats municipaux et intercommunaux (ces deux échelons portant 70 % des investissements locaux totaux) correspondent à des années de reflux, et les dernières années à des périodes de fort investissement. Si les prévisions de la LPFP rapportées par la Cour des Comptes semblent conformes à cette tendance récurrente, il faut signaler qu’elles sont en revanche incompatibles avec les besoins d’investissements nécessaires à l’atteinte de la neutralité carbone tels que définis dans la stratégie nationale bas-carbone[14] ;
  • Une troisième hypothèse sous-jacente aux deux précédentes est celle d’une préférence attendue des collectivités pour le désendettement. A supposer que les économies espérées se matérialisent sur les dépenses de fonctionnement, cela suppose que les collectivités réussiront à dégager d’importantes marges pour autofinancer de nouveaux investissements. Le fait qu’elles consacrent une bonne partie de cette marge à la réduction de leur stock de dette plutôt qu’à des investissements ou à d’autres orientations politiques (réduction de la pression fiscale) ne correspond pas à la pratique passée des collectivités, qui ont eu tendance à maintenir un niveau d’endettement stable en longue période. Sans outil incitatif nouveau, et alors que de nombreux acteurs étatiques poussent pour l’endettement local au service de la transition écologique, il n’y a aucune raison pour qu’une telle hypothèse se matérialise à l’avenir ;
  • Enfin, il convient de ne pas omettre le caractère incertain des prévisions de la LPFP en matière de recettes. D’après la Cour des Comptes, les recettes des APUL progresseraient tout au long de la période, et de façon de plus en plus rapide (de +0,8 % en 2024 à + 1,5 % en 2027). Outre que cette prévision ne semble plus être cohérente avec les ponctions opérées sur les recettes locales dans le projet de loi de finances pour 2025, elles reposent en général sur des hypoth
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Emma Chenillat