4 essais et 4 romans, conseillés par Jean-Christophe Latournerie, ancien planneur stratégique de l’agence, et Christelle Grelou, Directrice de clientèle chez Rumeur Publique et blogueuse lecture suivie par plus de 10K followers sur Instagram.
Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité – David Graeber et David Wengrow
Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines des sociétés humaines et des inégalités sociales une histoire très simple. Nos lointains ancêtres auraient vécu au sein de petits clans de cueilleurs-chasseurs. Puis l’agriculture serait apparue en même temps que la propriété privée puis les villes, les guerres, la bureaucratie, le patriarcat et l’esclavage.
Ce récit pose un gros problème : il est faux !
Au commencement était… fait partie des livres qui marquent l’histoire de l’histoire. Dense, parfois exigeant mais toujours surprenant il ouvre des portes insoupçonnées de réflexion en remettant en cause le récit hégémonique d’une humanité nécessairement soumise à une unique progression historique linéaire. Non, nous n’avons pas quitté le paradis idyllique d’un lointain passé pour errer d’erreurs en enfers terrestres avant que d’être sauvés par le Progrès et les Lumières. L’histoire des hommes est bien plus riche, diverse et passionnante.
Les exemples pris aux meilleurs auteurs et dans les travaux les plus récents des archéologues, préhistoriens et historiographes fourmillent et vous marquent. Vous y découvrirez parmi mille pépites, les discussions et débats entre les Jésuites du XVIIe siècle et des intellectuels indigènes américains (plus je réfléchis à la vie des Européens et moins je trouve de bonheur et de sagesse parmi eux. […] Je dis donc que ce que vous appelez argent est le démon des démons, le tyran des Français. » Vous apprendre aussi comme les hommes ont conçu une approche expérimentale et empirique de l’agriculture, etc.
A lire, picorer et relire sans se lasser.
COULÉE BRUNE – Comment le fascisme inonde notre langue – Olivier Mannoni
« J’ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote. Je dissous donc l’Assemblée. » Silence retentissant dans un pays sonné. Pourtant, l’écrasante victoire de l’extrême droite aux élections européennes n’est pas une surprise. Le glissement s’opère depuis longtemps dans notre langage. À quand cela remonte-t-il ? Au second tour de 2002 ? A la crise des Gilets jaunes ? A celle du COVID-19 ? Olivier Mannoni, qui a traduit Mein Kampf et qui connaît les pièges du discours et de la sémantique, sait, lui, qu’il faut creuser plus loin, jusque dans les entrailles de notre Histoire européenne.
Coulée brune est un essai d’une rare acuité qui explore avec talent et rigueur la maltraitance du langage et ses conséquences sur la démocratie. Il démontre, grâce à des exemples frappants et une analyse minutieuse, comment la généralisation de discours trompeurs, d’invectives et de simplification radicale s’infiltre dans nos médias, notre politique et nos interactions quotidiennes. Il ne se contente pas de dénoncer : il nous invite à réfléchir, à ressaisir notre puissance collective en tant que locuteurs et acteurs. Le style est vif, clair. Il s’agit autant d’un plaidoyer pour la langue que d’un cri d’alarme pour la démocratie.
Coulée brune s’impose comme une lecture essentielle — pour comprendre non seulement ce qui menace le langage, mais surtout la politique au meilleur sens du terme. Un manuel à garder à portée de main pour désarmer des techniques de manipulation, qui ont malheureusement et douloureusement fait leurs preuves par l’avènement des régimes fascistes les plus ignobles. Le langage est un outil, il se transforme facilement en arme, Olivier Mannoni démonte de façon implacable les techniques utilisées ad nauseam par toutes les extrêmes. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas.
L’ENTREPRISE ROBUSTE – Pour une alternative à la performance – Olivier Hamant, Olivier Charbonnier, Sandra Enlart.
S’inspirer du vivant pour construire des entreprises robustes, c’est notre seule chance de survie face à l’impasse du néolibéralisme écocidaire. À l’approche de violentes fluctuations socio-écologiques et géopolitiques, la course à la performance qui gouverne nos modèles économiques nous fragilise.
Entre l’effondrement et le mythe de la croissance verte, une troisième voie est possible : celle des organisations robustes. L’enjeu est d’intégrer l’impact de l’environnement dans nos activités. Croisant les regards d’un biologiste et d’experts des organisations, ce livre révèle les failles du dogme obsolète de la maximisation des profits et de certaines régulations environnementales.
Adaptabilité, circularité, coopération… le monde vivant montre qu’un autre chemin est possible. Des entreprises pionnières ont donné à leur business model un objectif premier : le respect du territoire écologique et social
La révolution commence par les marges, prenons nos responsabilités.
L’opposition entre robustesse et performance est féconde. Nourrie à partir des recherches d’Olivier Hamant sur le vivant, cette opposition démontre de façon implacable comment le vivant survit et évolue : par la sous-optimisation, la circularité, la richesse de ses interactions et la coopération. Les bouleversements climatiques et écologiques, la raréfaction d’énergies disponibles et peu onéreuses vont indéniablement bouleverser notre monde habitué à une certaine stabilité. Réfléchir sur les moyens d’y répondre pour les entreprises à partir d’une bonne compréhension du vivant est rafraichissant et porteur d’un espoir concret pour des dirigeants coincés entre la recherche de l’optimum et de la pérennité.
Un manuel à mettre entre toutes les mains pour réfléchir et agir.
Le roman national des marques – Le nouvel imaginaire français – Raphaël Llorca
Ce livre résume cinq ans de travail sur le rôle des marques commerciales dans la société Française qui ne se contentent plus de structurer la société de consommation et ses imaginaires. Les marques sont sorties de leur pré-carré commercial et économique pour investir le champ politique qu’elles contribuent à structurer en contribuant à l’écriture du « roman national » défini comme étant la narration romancée qu’une nation fait d’elle-même. La thèse essentielle est que les marques se sont engouffrées dans le vide béant laissé par les politiques. L’auteur souhaite lutter contre la privatisation du roman national au profit du politique qui devrait retrouver son rôle d’auteur du récit de la France.
L’auteur met en lumière une inversion des rôles : alors que les politiques peinent à articuler une vision cohérente de la nation, les marques s’emparent de cette vacance pour diffuser leurs propres narrations identitaires.
Llorca démontre que des entreprises telles que Renault, la SNCF ou McDonald’s ne se contentent plus de promouvoir des produits, mais véhiculent des visions de la France, façonnant ainsi l’imaginaire collectif. Ces marques, en utilisant des campagnes publicitaires évoquant des symboles nationaux, des figures historiques ou des valeurs républicaines, contribuent à redéfinir l’identité française aux yeux du public. L’ouvrage souligne également les risques inhérents à cette appropriation du récit national par des acteurs économiques. Llorca alerte sur le phénomène du « national-consumérisme », où la consommation devient un vecteur d’expression politique, notamment exploité par l’extrême droite pour diffuser ses idées identitaires. Il appelle ainsi à une réappropriation du récit national par les forces progressistes, envisageant un « social-consumérisme » qui intégrerait des valeurs écologistes et sociales dans les pratiques de consommation.
Et quelques romans choisis par Christelle Grelou, Directrice de clientèle à l’agence mais aussi blogueuse lecture suivie par plus de 10K followers sur Instagram :
Le Berger de l’Avent de Gunnar Gunnarsson (Editions Zulma)
Chaque année Benedikt, un berger, prend la route le premier dimanche de décembre en compagnie de son chien Leó et de son bélier Roc. Tous les trois partent sur les routes enneigées afin de regrouper les moutons égarés ayant échappé aux rassemblements d’automne et dont les vies peuvent être mises en danger par une météo peu clémente. Ce périple est le vingt-septième que Benedikt entreprend contre les éléments, le froid et la neige.
Publié dans les années 1930 et paru en 2019 aux Editions Zulma ce court récit (70 pages) recèle tout un univers poétique qui se dévoile tout au long du chemin que nous suivons avec Benedikt et ses animaux. Hymne à l’harmonie entre les êtres, à la beauté et à l’implacabilité de la nature, à l’entraide, à la contemplation, ce roman est une véritable parenthèse enchantée que nous ouvre Gunnar Gunnarsson.
La mort frappe aussi les gens heureux de Sophie Hannah (Editions Le Masque)
A l’approche de ce Noël 1931, Hercule Poirot et son acolyte, l’inspecteur Edward Catchpool, sont sollicités par la mère de ce dernier pour se rendre dans le Norfolk où un homme a été assassiné dans un hôpital. Elle leur impose de loger à Frellingsloe House, demeure située à proximité de l’hôpital mais menacée de sombrer dans la mer à cause de l’effritement de la falaise au bord de laquelle la maison est construite. Elle envisage très sérieusement de les retenir là jusqu’à Noël pour que Poirot puisse enquêter à loisir. Cela d’autant plus que le propriétaire de la bâtisse en question doit bientôt se faire admettre dans cet hôpital et que son épouse est persuadée que le meurtrier va de nouveau frapper et a pris son mari pour prochaine cible.
Hercule Poirot, le héros emblématique d’Agatha Christie, revit sous la plume de Sophie Hannah. Il s’agit ici du cinquième tome des « nouvelles » enquêtes du détective belge moustachu. On y retrouve tous les codes qui font le charme des livres de la reine du crime et c’est plutôt réussi.
Vous descendez de Nick Hornby (Editions 10/18)
La nuit du réveillon du nouvel an, Martin monte sur le toit d’un immeuble londonien, prêt à mettre fin à ses jours. Présentateur télé vedette, sa vie a basculé avec une accusation de viol sur mineure et son passage en prison. Depuis sa femme l’a quitté en emmenant leurs deux filles et il présente une émission de seconde zone sur une chaîne que personne ne regarde. Mais ce que Martin n’avait pas anticipé, c’est que cette nuit de passage entre deux années, est propice au suicide. Et ils sont bientôt quatre en haut de cette tour, prêts à en finir avec la vie. Il y a Maureen, mère célibataire d’un enfant de 20 ans handicapé, Jess en plein drame amoureux et JJ qui se rêvait chanteur de rock et qui livre des pizzas. De discussion en discussion, ils vont finalement remettre leur projet à plus tard et entamer une relation amicale, certes un peu bancale, mais qui aura des répercussions pour chacun d’entre eux.
Avec un sujet pareil on pourrait s’attendre à quelque chose d’assez mélodramatique. Mais ce serait mal connaître Nick Hornby, roi anglais de l’ironie mordante et du cynisme. C’est donc drôlissime, plein de dialogues piquants entre ces quatre personnages qui n’ont absolument rien en commun. Les passes d’armes entre Martin et Jess sont particulièrement savoureuses. On les suit ainsi dans leur tribulations, comme un cinquième membre de cette équipée improbable. Et on s’amuse beaucoup.
L’Exception d’Audur Ava Ólafsdóttir (Editions Zulma)
Maria et Floki sont mariés depuis une dizaine d’années et parents de jumeaux de bientôt trois ans. En pleine soirée du Réveillon du nouvel an, Floki annonce pourtant à Maria qu’il la quitte et qu’il part s’installer avec l’homme dont il est amoureux. Une déflagration pour Maria qui va heureusement pouvoir compter sur sa voisine Perla, co-autrice de romans policiers et conseillère conjugale qui du haut de son un mètre vingt va faire en sorte d’aider Maria à panser ses plaies et à avancer.
Audur Ava Ólafsdóttir fait alterner avec brio l’émotion et l’humour pour raconter la fin de ce couple. Le petit grain de folie est amené par cet incroyable personnage de Perla, truculente, un peu envahissante et très clairvoyante, qui va accompagner Maria au fil des étapes de la rupture. Un récit tout à la fois léger et d’une grande profondeur sublimé par la plume de cette fantastique autrice islandaise.