Allemagne : quelles orientations politiques et stratégiques sous Friedrich Merz ? - IRIS

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Six mois après l’arrivée de Friedrich Merz à la chancellerie, l’Allemagne traverse une phase d’incertitudes politiques et stratégiques. Entre attentes déçues en matière de réformes économiques, affirmation plus visible sur la scène européenne, relation transatlantique devenue ambiguë et permanence – mais aussi inflexions – de la politique allemande vis-à-vis d’Israël, Jacques-Pierre Gougeon, professeur des universités et directeur de recherche à l’IRIS, propose un tour d’horizon de l’état des politiques intérieures comme extérieures de l’Allemagne.

Après 6 mois à la tête de la chancellerie, quel bilan peut-on dresser de la politique intérieure de Friedrich Merz ?

Officiellement, Friedrich Merz n’est chancelier de la République fédérale d’Allemagne que depuis le 6 mai 2025. Il est toujours délicat de porter un jugement après une période aussi courte. Néanmoins, certains axes se dégagent déjà. En matière de politique intérieure, le premier bilan ne correspond pas aux attentes d’une partie de ses électeurs et de la population en général. En politique intérieure, le chancelier s’était présenté pendant sa campagne, d’une part comme « le réformateur » qui allait permettre à l’Allemagne de relancer son économie et d’autre part, comme celui qui allait faire reculer l’extrême droite dans son pays, incarnée par l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Sur le premier point, les inquiétudes se manifestent déjà fortement, à tel point que le président de la Fédération des industries allemandes a récemment lancé cette mise en garde : « L’économie allemande est en chute libre et pourtant le gouvernement ne réagit pas avec la détermination nécessaire ». Il est vrai que l’industrie allemande, qui représente encore aujourd’hui 21 % du PIB (contre 10 % pour la France), traverse une crise qui a conduit l’ensemble du secteur à perdre 120 000 emplois sur les douze derniers mois, dont 50 000 dans l’industrie automobile. Cela touche de grands noms comme Thyssen-Krupp et Bosch. De manière générale, le taux de croissance allemande est faible : + 0,1 % pour 2025 et une prévision de + 0,8 %. Les milieux économiques reprochent au chancelier de ne pas réformer assez vite, en débureaucratisant, en allégeant le poids des charges sociales et plus globalement du coût du travail, notamment à travers une refonte de l’État providence. Au-delà des problèmes bien connus du coût de l’énergie, du manque d’œuvre qualifiée dans le domaine scientifique et des faibles investissements dans les infrastructures, c’est un décrochage structurel qui menace. En effet, le taux d’exportation de l’Allemagne à hauteur de 42 % du PIB, longtemps une force de son modèle économique, peut se révéler une grande difficulté en cas de retour d’une politique protectionniste chez certains partenaires. Or les deux partenaires commerciaux les plus importants de l’Allemagne sont les États-Unis et la Chine. Les premiers ont une politique douanière restrictive et la seconde inonde le marché allemand de produits relevant de secteurs qui ont longtemps fait la fierté du « made in Germany » : l’automobile et la machine-outil. Les effets du plan d’investissements publics de 500 milliards (1000 milliards en intégrant les investissements militaires) lancé par Friedrich Merz dès le début de son mandat ne portent pas encore leur fruit. Selon plusieurs économistes, les premières incidences seraient perceptibles seulement à partir de la mi-2026, notamment sur la demande intérieure.

Il faut souligner que dans une grande coalition avec les sociaux-démocrates, le chancelier n’est pas totalement libre de ses mouvements. En effet, le parti social-démocrate SPD veut affirmer son « profil social » et toute réforme dans le domaine social s’oppose à la résistance de ce parti qui a par exemple obtenu que le taux de remplacement soit de 48 % pour les retraites jusqu’en 2031 et que le salaire minimum soit progressivement porté à 15 euros/heure. La CDU du chancelier a réussi à faire adopter la réforme de l’allocation citoyenne, mais après de vives discussions, alors même que cela était prévu dans le contrat de coalition. L’aile libérale et une partie de la base du parti du chancelier estiment que les réformes sont trop lentes, que la baisse de la fiscalité et le soutien aux entreprises sont négligés. Ces débats internes laissent dans une partie de l’électorat un sentiment d’immobilisme (déjà reproché au prédécesseur de Friedrich Merz). L’extrême droite entend profiter de cette situation. À lire les sondages actuels, cela lui profiterait en effet puisqu’elle devance la CDU/CSU et se classe en première position en cas d’élections fédérales, à hauteur de 26 %, derrière la CDU/CSU à 24 %. Le parti social-démocrate reste loin derrière avec 15 %, tout comme les Verts à 12 % et la gauche radicale avec 11 %. Depuis la dernière élection fédérale où elle avait obtenu 20,8 % des suffrages, l’extrême droite est jusqu’ici en constante progression, sans compter que les sondages lui prédisent pour les élections régionales de septembre 2026 dans la partie orientale de l’Allemagne jusqu’à 38 % des voix.

Quels sont les positionnements de l’Allemagne dans le domaine de la politique européenne et dans la relation aux États-Unis ?

Sur le plan européen, le chancelier Merz est incontestablement plus présent que son prédécesseur. Il s’inscrit là dans la tradition européenne de son parti, la CDU, et de grands noms comme Konrad Adenauer et Helmut Kohl qui, chacun avec ses différences et un contexte historique propre, a apporté une contribution importante à l’histoire de la construction européenne. Friedrich Merz est d’ailleurs plus respecté à Bruxelles que son prédécesseur. Une forme de leadership de l’Allemagne se manifeste, notamment du fait de la faiblesse politique de la France, toujours tourmentée par les conséquences de la dernière dissolution de l’Assemblée nationale, un niveau d’endettement très élevé (qui inquiète toujours l’Allemagne) et le fait qu’en 2027 l’exécutif sera renouvelé avec une réelle incertitude sur l’issue des élections présidentielles. Tout cela laisse un espace à l’Allemagne qui est – et cela compte évidemment – la première puissance économique européenne et la troisième mondiale. Avec la première contribution nette de 13 milliards d’euros au budget de l’Union européenne (loin devant la France avec 5 milliards), elle pèse évidemment aussi en terme financier. Cela compte lorsqu’il s’agit de porter les intérêts de son propre pays, clairement dans le recul de la Commission européenne sur la vente des voitures à moteur thermique à partir de 2035 et dans le débat autour du traité avec le Mercosur, mais aussi de manière plus générale, par exemple sur la question ukrainienne. Sur ce dernier sujet, on a assisté à un renversement des équilibres dans la galaxie européenne. Alors qu’au début de la guerre en Ukraine, la France était à l’initiative, c’est l’Allemagne qui depuis peu assume le leadership, comme l’a montré la tenue à Berlin le 15 décembre sous l’égide du chancelier de la réunion au sujet de l’Ukraine, certes non conclusive, mais qui a tout de même permis de dégager des lignes sérieuses. Le président Trump a même souhaité se manifester par visioconférence lors du dîner à la chancellerie, alors qu’il n’avait eu de cesse précédemment de critiquer la réunionite inutile des Européens. Berlin a également été très actif dans les négociations sur l’utilisation des actifs russes présents à Bruxelles, se disant prêt à garantir à hauteur de 25 % un prêt de réparation prélevé sur ces mêmes actifs et destiné à aider l’Ukraine. Certes, l’Allemagne a, comme deuxième fournisseur d’aides bilatérales à l’Ukraine derrière les États-Unis, un poids particulier. Mais sur ce sujet, le rapport aux États-Unis n’est pas sans incidence.

Comme tous les leaders européens, Friedrich Merz est choqué de la manière dont les États-Unis, en premier leur président, traitent l’Europe. Il fait le même constat que ses homologues européens et le répète volontiers, comme le 14 décembre lorsqu’il a affirmé : « La pax americana telle que nous l’avons connue, c’est terminé ». De la même façon, lors de la publication de la stratégie de sécurité nationale américaine, il a considéré que certaines parties de ce document étaient « inacceptables » et que si la démocratie devait être sauvée en Europe « les Européens y arriveraient tout seuls ». Mais une autre phrase de son propos du 9 décembre définit sans doute un autre aspect de la pensée du chancelier. S’adressant aux États-Unis, il précise : « Vous avez besoin de partenaires dans le monde et l’un de ces partenaires peut être l’Europe, et si vous n’arrivez pas à vous entendre avec l’Europe, alors faites au moins de l’Allemagne votre partenaire ». Cela traduit une forme d’ambiguïté de l’Allemagne dans sa relation avec les États-Unis. D’un côté, un regard sincèrement critique, de l’autre côté une difficulté à s’émanciper, tant la relation transatlantique apparaît essentielle, d’un point de vue commercial bien sûr puisque les États-Unis sont le premier partenaire commercial de l’Allemagne qui y réalise un excédent de 73 milliards d’euros, mais aussi sous le prisme d’un partenariat politique et géostratégique. Plus que chez son prédécesseur, Friedrich Merz est davantage marqué par l’idée que l’Allemagne a, même avec le changement de situation qu’implique le retour de Donald Trump au pouvoir, un rôle et un statut particulier. Or, cela n’est possible qu’avec une relation transatlantique la plus saine possible.

Quelle analyse historique et contemporaine peut-on faire de la politique allemande vis-à-vis d’Israël ?

Évidemment, la relation avec Israël est la relation la plus délicate et la plus sensible que connaisse l’Allemagne, du fait de la Shoah. Ce n’est pas une relation diplomatique comme une autre. En 1952, le chancelier Adenauer a signé avec l’État d’Israël un accord de réparation qui a contribué à ce que l’Allemagne fédérale de l’après-guerre puisse devenir « fréquentable », après l’horreur dont elle s’était rendue coupable. D’ailleurs, peu de temps après, la République fédérale a consenti un soutien militaire à Israël qui perdure et qui conduit à ce qu’aujourd’hui en Israël 30 % des armes importées proviennent d’Allemagne, ce qui fait du pays le deuxième contributeur derrière les États-Unis. Ce lien avec Israël se fonde d’abord sur une responsabilité historique de l’Allemagne. L’ancienne chancelière Angela Merkel a même affirmé en 2008 que cette responsabilité était « une partie de la raison d’État » en Allemagne. Lors de sa visite en Israël les 6 et 7 décembre 2025, Friedrich Merz a repris cette analyse en affirmant que « se tenir au côté de ce pays faisait partie du noyau essentiel, immuable de la politique de la République fédérale d’Allemagne ». Il reprenait là les « fondamentaux » de la diplomatie allemande, alors même que l’été précédent il avait provoqué une crise entre les deux pays et au sein de son propre parti en suspendant une partie des livraisons d’armes en provenance d’Allemagne du fait de son incompréhension de l’action militaire israélienne menée à Gaza et face au nombre de victimes civiles. Cette suspension a été levée en novembre mais elle montre que les choses peuvent aussi bouger. Concernant la reconnaissance de l’État palestinien que le gouvernement fédéral refuse aujourd’hui de reconnaître, certains parlementaires sociaux-démocrates de la coalition et certains diplomates ayant exercé des fonctions importantes demandent d’aller de l’avant sur cette question et de reconnaître cet État, estimant que la simple proclamation de « la solution à deux États » avait atteint ses limites.

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