« Nouveau drame en Méditerranée avec une soixantaine de migrants portés disparus » : cela fait près de dix ans que des migrants meurent en Méditerranée et ce titre d’un article de France 24, en date du 14 mars 2024, ne surprendra personne. Et à chaque naufrage correspond un nombre de décès – comme s’il s’agissait d’indiquer la gravité de l’événement : qu’il s’agisse de terrorisme, de guerres ou du Covid-19, l’évocation de la violence du monde est toujours chiffrée, quelque illusoire que puisse être la précision du nombre de victimes. Mais dans un monde hyper-numérisé et gouverné par les chiffres, ces estimations documentent peut-être moins la réalité que notre besoin de quantification.
Pour ce qui est des morts aux frontières, le Missing Migrant Project, lancé en 2013 par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), s’est imposé comme la principale autorité sur ce sujet, et comme la principale source de données pour les médias, pour les chercheurs – et même pour les activistes, comme l’indique la carte ci-jointe.
Et peu importe si le projet de l’OIM est discutable, aussi bien quant à la fiabilité de ses chiffres que dans l’utilisation qui en est faite. En Tunisie par exemple, le service de médecine légale de Sfax note qu’en raison d’un manque de moyen les chiffres disponibles sous-estiment le nombre de décès. En Europe, l’OIM tend aussi à minorer les chiffres, mais cette fois pour épargner les États occidentaux en sous-estimant le nombre de morts qui relèveraient de leur responsabilité.
Cette situation n’a rien d’étonnant. Il existe plusieurs définitions possibles des morts aux frontières : comme l’indique la carte de Nicolas Lambert, les décès surviennent dans les zones frontières, comme entre la Tunisie et l’Italie, mais aussi à l’intérieur de la zone Schengen, comme entre l’Italie et la France, ou dans les aéroports. En fonction de la manière dont on définit la frontière, les estimations varient donc beaucoup. Par ailleurs, ces décès surviennent dans des situations d’urgence, marquées aussi bien par la volonté des migrants de se soustraire au regard des États que par la forte politisation de leur mobilité. Il est donc logique que les chiffres soient aussi contestables que manipulés.
Mais quelle que soit leur imprécision, c’est aussi l’existence même de ces chiffres qu’il faut interroger. Les États ne comptent que ce qui compte à leurs yeux – et ce sur quoi ils comptent agir. Il s’ensuit que ce qui n’est pas compté ne compte pas et reste politiquement invisible. A l’instar des morts du tabac, longtemps passées sous silence sous la pression de l’industrie, aucun État ne compte les morts à ses frontières. Avant l’intervention de l’OIM, seule la société civile recensait ces décès avec l’objectif de rendre visible ce qui était laissé dans l’ombre par l’inaction des gouvernements. Au caractère récent et encore incertain des chiffres correspond donc l’absence de véritables politiques de prévention des morts aux frontières.
C’est là toute l’ambiguïté des chiffres. En l’absence de données, un problème n’existe pas et ne peut faire l’objet de débats ou de mesures politiques. Mais dès que les données existent, elles font l’objet de désaccords et chacun les apprécie en fonction de son propre agenda. Loin de permettre une politique « fondée sur les faits », les chiffres des morts aux frontières font donc l’objet de divergences qui ne sont que le reflet des désaccords qui entourent les politiques migratoires elles-mêmes.