La complémentarité et la coopération sont des principes essentiels de la Cour pénale internationale (CPI), qui vise à collaborer avec les autorités nationales chargées d’enquêter et de poursuivre les crimes internationaux commis sur leur territoire, plutôt que de les remplacer ou de s’y opposer. Le Procureur de la CPI actuel, Karim Khan, a davantage insisté sur ces principes que ses prédécesseurs, ce qui a conduit le Bureau du Procureur (BdP) à se désengager dans certaines situations tout en continuant à superviser les accords de coopération et autres formes d’engagement avec les autorités nationales. La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a suivi de près ce changement d’approche du Bureau du Procureur et offre ses réflexions et recommandations dans ce Q&A.
26 avril 2024. Les principes de complémentarité et de coopération sont profondément ancrés dans les textes fondateurs de la Cour pénale internationale (CPI). En vertu du principe de complémentarité, la CPI ne peut intervenir que lorsque les autorités judiciaires nationales sont dans l’incapacité ou n’ont pas la volonté de mener véritablement à bien les enquêtes ou les poursuites à l’encontre des responsables de crimes internationaux. Le statut de la CPI détermine également clairement les obligations des États parties en matière de coopération avec la Cour.
Alors que les précédents procureurs de la CPI auraient travaillé à l’amélioration de la coopération entre la CPI et les États, et à une application plus efficace du principe de complémentarité, depuis sa prise de fonction en 2021, M. Karim Khan, Procureur de la CPI, a mis davantage l’accent sur la coopération avec les États. Il a également présenté sa nouvelle approche de la complémentarité et de la coopération, justifiant une série de décisions relatives notamment à la clôture d’examens préliminaires, d’enquêtes, à la déhiérarchisation de certaines affaires, et à l’adoption de plusieurs accords de coopération avec les autorités nationales.
En octobre 2023, le Bureau du Procureur (BdP) a lancé une consultation publique sur une toute première politique générale relative à la complémentarité et à la coopération (Politique générale), mettant l’accent sur la nécessité pour la CPI d’agir comme un « rouage » au service d’un ensemble d’efforts destinés à établir les responsabilités des auteurs de crimes internationaux, plutôt que de se positionner en tant qu’instance suprême au « sommet » du système du Statut de Rome. En novembre 2023, la FIDH a soumis ses commentaires sur le projet de politique générale. Le BdP publie aujourd’hui sa Politique générale.
Le présent document analyse la nouvelle approche, en commentant les décisions prises jusqu’à présent par M. Karim Khan en matière de complémentarité et de coopération, en étudiant la nouvelle Politique générale et ses effets potentiels sur les victimes et les processus de justice.
1 - Pourquoi la complémentarité et la coopération sont-elles si importantes ?
2 - Qu’y a-t-il de nouveau dans l’approche de la coopération et de la complémentarité adoptée par M. Khan, Procureur de la CPI ?
3 - Quel a été, à ce jour, l’impact de la nouvelle approche du Procureur sur les examens préliminaires et les enquêtes ?
4 - Quels sont les enquêtes et examens préliminaires qui ont été clôturés dans le cadre de la nouvelle approche du Procureur ? Sur quelle base ?
5 - À quoi ressemble la coopération entre le BdP et les États parties dans la pratique ?
6 - Quel est l’objectif de la nouvelle Politique générale du BdP relative à la complémentarité et à la coopération ?
7 - Existe-t-il des préoccupations concernant la pratique du deux poids, deux mesures dans le cadre du soutien octroyé par le BdP aux autorités nationales
8 - Quel est le rôle de la société civile envisagé par la Politique générale du BdP et comment peut-on améliorer concrètement un dialogue constructif ?
9 - Quel est le point de vue général de la FIDH sur l’approche du BdP de la CPI en matière de complémentarité et de coopération, et quelles sont les préoccupations qui subsistent ?
10 - Quelles sont les perspectives de mise en œuvre et de promotion de la nouvelle Politique générale par le BdP en 2024 et au-delà ?
1 - Pourquoi la complémentarité et la coopération sont-elles si importantes ?
Les principes de coopération et de complémentarité énoncés dans le Statut de Rome sont indispensables au fonctionnement de la CPI. La coopération (articles 86 à 88) impose aux États parties de la CPI de soutenir le travail d’enquête et de poursuites de la Cour, y compris les opérations de première importance telles que l’arrestation et la remise de suspects. La complémentarité (préambule, articles 1 et 17) prévoit que la CPI agit en tant que juridiction de dernier ressort, n’intervenant que lorsque les juridictions nationales sont dans l’incapacité ou n’ont pas la volonté de mener à bien des enquêtes et des poursuites à l’encontre des responsables des crimes relevant du Statut de Rome. Ces principes sont déterminants pour l’efficacité de la CPI, car ils garantissent qu’elle travaille aux côtés des systèmes juridiques et des autorités judiciaires à l’échelle nationale et qu’elle ne se substitue pas à ces derniers.
La FIDH a toujours plaidé pour une meilleure coopération des États et des organisations intergouvernementales (y compris le Conseil de sécurité des Nations Unies) avec la Cour, en soutenant la CPI dans son travail d’enquête et de poursuite, en fournissant à la Cour les moyens nécessaires pour accomplir son mandat de manière significative, et en mettant en œuvre ses décisions, qu’il s’agisse de l’exécution des mandats d’arrêt, des peines ou des ordonnances de réparation. La FIDH a également souligné la nécessité que la CPI joue un rôle plus proactif en coopérant avec les autorités judiciaires nationales et en soutenant concrètement les efforts de justice nationale visant à l’établissement des responsabilités des auteurs de crimes internationaux, en application du principe de complémentarité.
2 - Qu’y a-t-il de nouveau dans l’approche de la coopération et de la complémentarité adoptée par M. Khan, Procureur de la CPI ?
Alors que les précédents procureurs de la CPI ont privilégié la coopération avec les États et les autres parties prenantes, et tenté de mettre en œuvre une « ligne de conduite positive » de la complémentarité, en encourageant et en soutenant les autorités nationales dans leur obligation première consistant à mener à bien les enquêtes et les poursuites concernant les crimes internationaux, l’approche du Procureur Khan marque un changement par rapport à celle de ses prédécesseurs. Cette approche met l’accent sur le renforcement de la coopération avec les États et prévoit une intensification des efforts visant une mise en œuvre plus proactive du principe de complémentarité, afin d’utiliser les ressources de la CPI pour encourager les États à s’acquitter de leurs obligations en vertu du droit international. Cette nouvelle approche aurait conduit à la clôture de nombreux examens préliminaires et enquêtes pour des raisons diverses, souvent fondées sur le principe de complémentarité, qui accorde la priorité aux enquêtes et aux poursuites relatives aux crimes internationaux conduites par les juridictions nationales plutôt que par la CPI. Le Procureur Khan cherche également à institutionnaliser son approche en adoptant la toute première Politique générale relative à la complémentarité et à la coopération du BdP de la CPI, qui va bien au-delà des stratégies en matière de poursuites précédemment adoptées par la CPI.
3 - Quel a été, à ce jour, l’impact de la nouvelle approche du Procureur sur les examens préliminaires et les enquêtes ?
Selon le Procureur Khan, « l’application de stratégies de clôture peut donner vie aux principes fondamentaux de coopération et de complémentarité, qui sont au cœur du système établi par le Statut de Rome ». Le Procureur a clôturé quatre enquêtes (Géorgie, République centrafricaine (RCA) II, Kenya et Ouganda) depuis sa prise de fonction en 2021, apportant quelques précisions sur ses stratégies de clôture, mais ces stratégies doivent encore être étoffées sur le fond et faire l’objet d’une clarification publique. Ses prédécesseur⋅seuses n’en ont clôturé aucune. Conformément à cette approche, le Procureur a également annoncé récemment qu’il espérait achever les activités d’enquête concernant la Libye d’ici la fin de l’année 2025.
En outre, il a clôturé trois examens préliminaires (EP) depuis 2021 (Colombie, Bolivie et Guinée), dans des conditions que la FIDH et ses organisations membres ont critiquées en raison de leur manque de justification et de transparence (voir question 4 ci-après). Son prédécesseur, la Procureure Fatou Bensouda, a été la première à fermer des EP, en clôturant cinq EP entre 2012 et 2021 (République gabonaise, Honduras, République de Corée, Comores, et Royaume-Uni/Irak). Dans son rapport publié en septembre 2021, la FIDH avait déjà mis en lumière les pratiques du BdP, ainsi que ses réussites et les possibilités d’améliorer ses méthodes de travail, sa transparence et sa communication avec la société civile au stade de l’examen préliminaire.
4 - Quels sont les enquêtes et examens préliminaires qui ont été clôturés dans le cadre de la nouvelle approche du Procureur ? Sur quelle base ?
La nouvelle approche du Procureur de la CPI en matière de complémentarité et de coopération a manifestement conduit à la clôture des six EP et enquêtes suivants, afin de renforcer le soutien et l’accent mis sur les véritables procédures nationales, bien que l’authenticité de ces actions nationales reste sujette à caution :
1. Colombie (EP clôturé le 28 octobre 2021) : Dix-sept ans après l’EP sur les crimes contre l’humanité et des crimes de guerre en Colombie, le Procureur de la CPI a décidé de ne pas ouvrir d’enquête, indiquant qu’il mettait en œuvre le principe de complémentarité, et de conclure un Accord de coopération avec le gouvernement colombien. Le BdP a établi que les autorités nationales enquêtaient activement sur les crimes relevant de la compétence de la CPI et poursuivaient les responsables de ces crimes. Le 27 avril 2022, la FIDH et le Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CAJAR) ont déposé une demande de révision et d’annulation de la décision du Procureur de ne pas ouvrir d’enquête, en raison de l’absence systématique d’enquêtes visant les principaux responsables de crimes relevant du Statut de Rome, et ont demandé une explication complète des raisons qui ont motivé cette décision. En juillet 2022, les juges de la CPI ont décidé d’examiner la demande et, bien que rejetant la demande d’annulation, ils ont ordonné au Procureur de fournir les motifs justifiant la clôture de l’EP, ce qu’il a fait plus de deux ans après sa décision, dans un rapport final sur la situation publié le 30 novembre 2023. Malheureusement, de nombreuses interrogations subsistent quant aux perspectives d’établissement des responsabilités pour les atrocités commises en Colombie et la complémentarité reste hors de portée.
2. Guinée (EP clôturé le 29 septembre 2022) : Treize ans après les crimes et l’ouverture de l’EP de la CPI, le procès relatif au massacre du stade de Conakry du 28 septembre 2009 s’est ouvert en Guinée le 28 septembre 2022, mettant en accusation 11 personnes pour leur rôle présumé dans les violences, au cours desquelles 156 à 200 personnes auraient été tuées ou auraient disparu et 109 femmes auraient été victimes de viols ou de violences sexuelles. Le Procureur de la CPI a assisté à l’ouverture du procès et a annoncé la clôture de l’EP en Guinée, concluant que les autorités nationales guinéennes ne sont ni inactives, ni réticentes, ni incapables de mener véritablement à bien des enquêtes et des poursuites en ce qui concerne les crimes qui auraient été commis au stade de Conakry. Le Procureur a déclaré qu’il s’agissait d’une « journée qui illustre le bon fonctionnement de la complémentarité », au cours de laquelle un Mémorandum d’accord a été signé avec la Guinée en vue de renforcer la coopération future. Le procès en Guinée se poursuit. La FIDH a soutenu et représenté les victimes dans ce procès, appelant également à la mise en œuvre effective du principe de complémentarité.
3. Géorgie (enquête clôturée le 16 décembre 2022) : L’enquête sur la Géorgie a été ouverte en 2016 et a conduit à trois mandats d’arrêt pour des crimes de guerre présumés lors du conflit entre la Russie et la Géorgie en 2008, impliquant la détention illégale, le mauvais traitement et l’utilisation de civils géorgiens comme outils de négociation en Ossétie du Sud. La société civile géorgienne, y compris l’organisation membre de la FIDH, Human Rights Center (anciennement Human Rights Information and Documentation Center – HRIDC), a salué les mandats d’arrêt et a exhorté le Procureur de la CPI à poursuivre sérieusement l’enquête en allant plus loin que les trois mandats d’arrêt en cours, de manière à établir également les responsabilités des fonctionnaires de haut grade de la Fédération de Russie, et la Cour à consacrer les moyens nécessaires et adopter des stratégies de poursuite et de sensibilisation significatives dans le cadre de l’enquête concernant la Géorgie. Le Procureur n’a pas fourni de motifs clairement établis justifiant