Étrangère ou sourde, une frontière fine

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L’amoureuse de mon cousin est Tunisienne. Une jeune femme brillante, vive, souriante, qui parle un français impeccable – pas une once d’accent ne perce sa voix. Elle manie la grammaire avec aisance, utilise un vocabulaire parfois très soutenu, sans jamais hésiter. Mais le jour où je lance un enthousiaste « Je suis refaite ! », ses sourcils se froncent. Elle croit que je parle de chirurgie esthétique. Pour elle, ce genre d’expression, c’est du chinois. Ou plutôt, un français peu littéraire, celui qu’on n’apprend pas dans les manuels. À ce moment-là, je suis loin d’imaginer ce qui se passe en elle. Pour moi, c’est évident : elle comprend tout.  

Je la vois souvent impassible, parfois un peu en retrait lors des conversations de groupe. Elle rit parfois avec un temps de retard. Elle quitte une soirée dans un bar bruyant plus tôt que les autres – je mets ça sur le compte de la fatigue, ou peut-être de la timidité. Trouver sa place dans notre grande famille, avec une culture différente de la sienne, ce n’est sans doute pas simple. On l’invite à dîner, juste entre nous quatre. Je me dis qu’elle se sentira peut-être plus à l’aise dans ce cadre plus intime.  

Et là, elle lance, mi-amusée, mi-agacée, en parlant de mon cousin : « Il fait exprès d’utiliser des expressions que je ne comprends pas ! » Je me tourne vers elle, étonnée. « Comment ça ? » Elle m’explique alors que le français n’est pas sa langue maternelle, mais une langue qu’elle a apprise à l’école. « On apprenait à dire “Brian est dans la cuisine”, tu vois ? », me dit-elle avec un petit sourire. Et son absence d’accent ? « C’est inconscient, mais j’imite beaucoup à l’oreille. » Une oreille musicale, donc. Et là, tout s’éclaire dans ma tête. Son regard en quête de sens, sa fatigue, ses silences, ce que j’avais pris pour de la réserve. Elle scrutait nos visages, à l’affût d’un indice pour savoir si ce qu’on venait de dire était une blague, une référence culturelle ou simplement une de ces bizarreries de la langue française. 

Elle n’osait pas demander. Par peur de déranger ? De paraître encore plus étrangère ? Je ne sais pas. Mais immédiatement, j’ai pensé à ma propre expérience de personne sourde. Et dès que j’ai compris, je l’ai rassurée. Je l’ai sentie se détendre, se relâcher. Pendant le reste du repas, nous avons pris soin de lui expliquer les expressions les plus en vogue du moment. 

Elle n’est pas sourde, mais elle écoute comme quelqu’un qui entend mal. Elle tend l’oreille au-delà des mots, pour capter des nuances, comprendre les codes d’un monde dont elle ne possède pas toutes les clés. Tout comme moi, qui lit sur les lèvres, décrypte la communication non-verbale, observe les attitudes… elle lit entre les lignes, analyse les tons et traque les sous-entendus. 

Sa barrière ne se trouve pas au niveau des sons, mais dans les couches invisibles de la langue : les références implicites, les allusions culturelles, les évidences qui n’en sont pas pour elle. Et c’est là que je vois la ressemblance entre les personnes sourdes et celles qui parlent une langue étrangère : ni les unes ni les autres n’ont un accès immédiat à un monde dont les codes leur échappent. Moi, je suis de l’autre côté de cette barrière, en terrain connu. Mais en la regardant, j’ai eu l’impression de me voir, comme dans un miroir. Et j’ai compris aussi comment les autres me perçoivent. Ce qu’ils peuvent deviner, ou pas. Ce qu’ils ne peuvent pas savoir si je ne le dis pas. 

« Cela me fatigue de demander à chaque fois ce que je ne comprends pas », m’a-t-elle confié. J’ai acquiescé en souriant. Moi aussi, je n’ai pas toujours l’énergie de signaler quand j’ai compris ou pas. Je n’ai pas envie d’être en permanence ramenée à ma différence, aussi riche soit-elle. Et pourtant, j’ai remarqué que lorsque les gens comprennent ce qui me rend différente – ma surdité, invisible à cause, ou grâce c’est selon, de ma bonne diction et de ma compréhension orale – ils deviennent bien plus attentifs, plus bienveillants. À l’inverse de ceux qui ne savent pas, mais sentent que « quelque chose cloche » dans mon attitude, dans mes silences, mes réponses à côté, les malentendus, les « vents » que j’ai pu mettre malgré moi. 

Parfois, je me demande si je ne devrais pas porter une pancarte : « Attention, personne sourde ici ! » Mais non. Je cherche encore le meilleur moyen de faire comprendre, avec délicatesse et sans avoir à me justifier en permanence. 

Aliénor Vinçotte – 15 avril 2025

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