Par Dr Githinji Gitahi
Directeur général du groupe Amref Health Africa
L’Afrique est à un tournant dans son parcours en matière de santé, pas seulement à cause des évolutions géopolitiques ou de la baisse de l’aide internationale, même si ce sont de réels défis, mais parce qu’il faut affronter un problème plus profond dans la manière dont nos systèmes de santé sont conçus.
Le continent, qui compte plus de 1,4 milliard d’habitants et devrait abriter un habitant sur cinq dans le monde dans les prochaines décennies, fait face à un paradoxe crucial. Malgré des progrès dans la lutte contre les maladies infectieuses, les systèmes de santé africains restent fragiles, sous-financés, surchargés, et prisonniers d’un cercle vicieux de soins curatifs. Ces systèmes privilégient des soins hospitaliers coûteux qui interviennent seulement quand la maladie est déjà là, au détriment de la prévention, de la promotion de la santé et de l’implication des communautés pour réduire la charge des maladies.
Ce modèle n’est ni durable ni équitable, il nous maintient dans ce « piège du soin curatif ». Il épuise des ressources déjà limitées, entretient les inégalités, et compromet notre rêve d’une couverture santé universelle.
Des systèmes centrés sur la communauté
Il est temps de passer d’un modèle réactif, centré sur l’hôpital, à un modèle qui investit dans la production de santé, des systèmes résilients, portés par les communautés, centrés sur les personnes, qui préviennent la maladie, responsabilisent les individus, et construisent un avenir plus sain pour tous les Africains.
Un calcul rapide montre que les pays riches dépensent environ 4000 dollars par habitant pour la santé, financés en grande partie par des fonds publics. En Afrique subsaharienne, ce chiffre tourne autour de 40 dollars, en supposant que les pays atteignent l’objectif ambitieux d’allouer 15 % de leur budget national à la santé, ce que peu font réellement.
Alors, l’Afrique peut-elle se permettre un système de santé tel qu’il est aujourd’hui ? Clairement non.
Ce modèle de consommation curative puise ses racines dans le passé colonial : il a été conçu pour les riches venus en Afrique, qui voulaient un système de santé ressemblant à celui de leur pays d’origine, renforcé par des incitations politiques qui favorisent les projets d’infrastructures visibles à court terme plutôt que des réformes durables et centrées sur les populations.
Lors de la récente Conférence internationale sur l’agenda santé en Afrique (AHAIC) 2025 à Kigali, il est apparu évident que beaucoup de systèmes de santé africains restent focalisés sur le traitement des maladies plutôt que leur prévention, un héritage qu’il faut impérativement dépasser.
Le cycle vicieux du piège curatif
Les hôpitaux et les cliniques sont souvent au cœur du système de soins, avec des ressources principalement orientées vers des interventions coûteuses de haut niveau, celles que les politiciens préfèrent mettre en avant pour séduire les électeurs. Cette préférence pour les soins curatifs se fait au détriment des mesures préventives indispensables pour réduire la charge des maladies, en particulier la montée alarmante des maladies non transmissibles (MNT) telles que le diabète, l’hypertension ou le cancer.
En 2019, les maladies non transmissibles représentaient 37 % des décès en Afrique subsaharienne, contre 24 % en 2000, et ce fardeau ne cesse d’augmenter. Nos systèmes de santé sont malheureusement mal préparés pour faire face à cette crise grandissante.
Le piège curatif repose sur trois piliers :
Premièrement, un héritage post-colonial qui privilégie les infrastructures lourdes et les spécialistes, alors que des solutions locales, communautaires et préventives seraient souvent plus efficaces.
Deuxièmement, une formation médicale tournée vers la maladie, pas vers la santé. En tant qu’étudiant en médecine, l’auteur explique avoir passé un mois seulement sur la santé communautaire, contre des années sur les diagnostics, la chirurgie et les médicaments.
Troisièmement, un système perçu comme distant et impersonnel. Les gens consultent souvent trop tard, uniquement lorsqu’ils sont déjà très malades, ce qui complique les soins et augmente les coûts.
Ce n’est pas seulement une question de santé, mais aussi une crise sociale et économique. Quand les systèmes se concentrent sur la guérison au lieu de la prévention, ils gaspillent des ressources humaines et financières rares, tout en ignorant les causes profondes comme l’eau insalubre, le manque d’assainissement, la malnutrition et la prolifération d’aliments transformés malsains remplis de graisses industrielles et de boissons sucrées.
Le résultat est un coût élevé des soins, qui pousse des familles entières dans la pauvreté à cause des dépenses catastrophiques à leur charge. C’est un cercle vicieux où la maladie perpétue la pauvreté, et la pauvreté perpétue la maladie.
Produire la santé plutôt que courir après la maladie
Pour briser ce cercle, il faut adopter un modèle de production de santé qui maintient les gens en bonne santé, responsabilise les communautés, et agit sur les déterminants sociaux de la santé. Ce modèle doit être proactif, équitable, centré sur les personnes et durable, garantissant à chaque Africain les moyens et les connaissances pour vivre en bonne santé, y compris l’accès aux services de santé reproductive pour les adolescents et les femmes.
Cela implique deux changements majeurs.
D’abord, il faut donner la priorité à la prévention et à la promotion de la santé. La prévention est la pierre angulaire de la production de santé.
Les preuves montrent que les soins de santé primaires, avec un accent sur la prévention, l’engagement communautaire et des approches multisectorielles, améliorent la santé, renforcent l’équité, et rendent le système plus efficace. Pourtant, seulement 48 % des Africains ont accès aux soins primaires, laissant 615 millions de personnes sans services adéquats.
Pour changer cela, il faut investir dans les systèmes de santé communautaires, notamment les agents de santé communautaire (ASC), qui sont la colonne vertébrale des soins primaires. Ces ASC sont souvent le premier et seul point de contact pour des communautés mal desservies. Ils offrent des services préventifs comme les vaccinations, éduquent sur les bonnes pratiques de santé, et détectent les premiers signes de maladie. Pourtant, beaucoup sont mal rémunérés, insuffisamment formés, et peu intégrés dans les systèmes officiels.
Les gouvernements doivent s’engager à financer et intégrer ces programmes dans les systèmes nationaux, comme le recommande l’OMS depuis 2018, pas comme solutions temporaires, mais comme piliers centraux de la stratégie nationale de santé.
La promotion de la santé passe aussi par la lutte contre les déterminants sociaux, pauvreté, éducation, eau potable, assainissement, nutrition et environnement. Il faut aussi des politiques qui réduisent les facteurs de risque. Taxer les produits nocifs comme les graisses industrielles, le tabac, l’alcool et les boissons sucrées peut réduire les maladies non transmissibles tout en générant des revenus pour la santé. Ces fonds peuvent soutenir des initiatives communautaires pour l’eau propre, l’assainissement et la nutrition, s’attaquant aux racines des maladies.
Ensuite, il faut responsabiliser les communautés pour qu’elles deviennent actrices de leur santé. Les systèmes de santé ne réussiront pas sans la confiance et la participation des populations qu’ils servent.
Trop souvent, les systèmes africains sont conçus autour des institutions et des maladies, pas des personnes. Certains plaisantent en appelant nos ministères de la santé des « ministères des maladies », ce qui montre à quel point le système peut sembler déconnecté des réalités vécues.
Les communautés — y compris les jeunes, les femmes et les groupes marginalisés, doivent avoir une place à la table des décisions. Les politiques de santé doivent être co-construites et gouvernées par ceux qu’elles concernent.
Il est temps de revoir le cadre actuel de l’OMS et de reconnaître « les personnes » comme le septième pilier des systèmes de santé, aux côtés de la prestation des services, la main-d’œuvre sanitaire, les systèmes d’information, le financement, l’accès aux médicaments et technologies, ainsi que le leadership et la gouvernance.
Responsabiliser les communautés signifie aussi encourager la transparence. Les mécanismes dirigés par la société civile peuvent tenir les gouvernements, le secteur privé et les partenaires responsables de leurs engagements pour la couverture santé universelle, garantissant que les politiques soient justes socialement. En donnant aux communautés une part dans leurs systèmes, on construit la confiance, on encourage la recherche précoce des soins et on réduit la dépendance aux soins curatifs.
Par ailleurs, les gouvernements africains doivent combattre les inefficacités et la corruption, pour optimiser l’usage des ressources limitées. En adoptant les technologies numériques et l’intelligence artificielle, ils peuvent améliorer les systèmes d’information sanitaire, renforcer la prestation des soins et mieux cibler les interventions. La technologie doit être déployée au niveau communautaire, pas seulement dans les hôpitaux, pour garantir un accès équitable, notamment dans les zones les plus reculées.
Construire les systèmes de santé de demain
Le piège du soin curatif est un héritage des systèmes coloniaux et des priorités mondiales décalées. Mais ce n’est pas une fatalité. L’Afrique a l’opportunité de redéfinir son agenda santé, en tirant parti de sa population jeune, de sa riche culture et des innovations technologiques croissantes. Cela demande du leadership audacieux et une action collective.
Les gouvernements africains doivent accorder la priorité à la santé dans leurs budgets nationaux, reconnaissant que la santé n’est pas un coût, mais un investissement dans le capital humain pour le développement socioéconomique.
Les donateurs et partenaires mondiaux doivent tourner la page des interventions à court terme, spécifiques à certaines maladies, pour soutenir durablement le renforcement des systèmes de santé, conformément à l’Agenda de Lusaka, qui appelle à renforcer les systèmes, promouvoir un financement pérenne et améliorer l’équité via une coordination nationale.
Chez Amref Health Africa, nous sommes engagés dans cette vision. Notre travail avec les agents de santé communautaire, les jeunes et les leaders locaux dans 35 pays depuis plus de 67 ans montre que la production de santé est possible quand les personnes sont au cœur du système.
À l’approche de 2030, date butoir pour atteindre la couverture sanitaire universelle, il faut choisir : continuer sur la voie des soins curatifs coûteux et réactifs aux résultats limités, ou adopter un modèle qui produit santé, dignité et opportunités pour tous ?
Le piège curatif est l’héritage que nous avons reçu, mais la production de santé est l’héritage que nous devons construire.
Dr Githinji Gitahi, directeur général du groupe Amref Health Africa et ardent défenseur de la couverture santé universelle en faveur des populations les plus pauvres.
Publié sur Health Policy Watch intitulé « Time for Africa to Replace the Curative Consumption Trap with Health Production Model ».