Conscientes que les réseaux sociaux constituent des partenaires plus qu'imparfaits, les rédactions se sont, ces dernières années, lancées dans un projet ambitieux : construire un lien direct et durable avec leur audience, malgré un Internet dominé par une poignée de firmes. Pour contourner les filtres opaques des plateformes, elles ont multiplié les efforts : investir les newsletters, développer leurs sites, tester WhatsApp ou les SMS… autant de tentatives pour reprendre la main sur la distribution.
Mais avec l’essor de l’intelligence artificielle, ces canaux supposément « alternatifs » passent à leur tour sous contrôle. Résumés automatisés, notifications reclassées, contenus reformulés : l’automatisation généralisée rebat les cartes. Effet de mode ou transformation durable, l’IA bouleverse une fois de plus les stratégies éditoriales. Les rédactions doivent, encore, se réorganiser.
Newsletter : la fin d'un bastion
Longtemps, la newsletter a été le canal de prédilection des rédactions en quête d’indépendance. Libérées des contraintes du SEO, elles y voyaient un outil direct, fiable, capable de créer une relation privilégiée avec leur lectorat. Pour certains médias, elle a même servi de tremplin : comme Vert en France, ou les médias canadiens, qui l’ont adoptée massivement après le blocage de la presse sur les plateformes par Meta.
Mais cette relative autonomie est aujourd’hui remise en cause. Selon Adweek, les médias revoient déjà leur stratégie newsletters pour s'adapter à l'intégration massive de l'IA dans les services de messagerie. Google et Apple déploient des outils qui résument, trient et hiérarchisent automatiquement les emails. Résultat : les logiques algorithmiques que les rédactions tentaient d’éviter s’invitent dans les boîtes mail.
Notifications : l'illusion du contrôle
Certaines rédactions ont misé sur leur propre application mobile. En plus d’un espace de lecture dédié, elle permet d’envoyer des notifications « push » non filtrées, directement sur l’écran de verrouillage. Une manière de court-circuiter les intermédiaires.
Mais là encore, l’IA s’est invitée. Les constructeurs de smartphones proposent à leur tour des systèmes de résumé de notifications automatisés, censés simplifier la vie des utilisateur·ices submergé·es. Apple en faisait partie… avant de faire brutalement marche arrière, et pour cause. La firme américaine avait été interpellée par la BBC, furieuse que l'IA d'Apple ait généré des notifications annonçant (à tort) la mort de Luigi Mangione ou le coming out de Rafael Nadal, tout en créditant le média britannique et en affichant son logo.
WhatsApp, autre canal récemment investi, n’y échappe pas. De nombreux médias y ont créé des groupes pour transmettre directement de l’information à leur communauté. Mais Meta, qui tente désespérément de rattraper son retard sur OpenAI, compte bien mettre tous ses services au pas de l'IA et son application phare n’y échappe pas. La firme a récemment annoncé qu'elle y testera les résumés de conversations avec l'IA.
Jouer avec l’IA, sans la subir ?
Face à cette vague d’automatisation, certains médias cherchent à ne plus seulement résister, mais composer avec l’IA — à condition d’en garder le contrôle. Le Washington Post a par exemple lancé « Climate Answers », une IA conversationnelle permettant d’explorer ses contenus climatiques. En France, Le Monde a conclu un accord avec Perplexity pour intégrer l'IA dans son moteur de recherche, tandis qu'Ouest-France a développé « Topo », conçu pour répondre aux questions des lecteur·ices sur les 24 Heures du Mans afin de « conserver sa souveraineté numérique ».
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Retour au site web et au physique : le dernier refuge ?
Pour de nombreux médias, le véritable défi reste de redevenir leur propre plateforme de distribution — et non de simples producteurs dépendants de tiers pour atteindre leur lectorat.
C’est ce qui motive un retour en force au site web, dans un contexte d'« apocalypse du trafic » comme l’écrit Charlotte Klein dans New York Magazine. Facebook, Google, Twitter (désormais X)…Toutes redirigent désormais beaucoup moins de visiteur·ices vers les sites de presse.
Face à cette réalité, certains médias repensent entièrement leur présence en ligne. The Verge en est un exemple emblématique : son patron, Nilay Patel, présente le média — avec une pointe d'ironie — comme « le dernier site du monde ». En mettant en place de nouvelles fonctionnalités inspirées des réseaux sociaux, The Verge se positionne ainsi comme un concurrent direct aux plateformes comme X et une destination saine au milieu d’un web pollué et frénétique. Objectif : inciter les lecteur·ices à taper theverge.com dans la barre de recherche plutôt que de compter sur les recommandations d’un algorithme.
Ce réflexe de réappropriation se décline aussi hors ligne. Une tendance illustrée par exemple par WIRED et sa récente initiative de proposer à ses lecteur·ices de télécharger et imprimer eux-mêmes un micro-magazine en papier ou par Marsactu et sa mise à disposition d’un accès à ses contenus via le Wifi de cafés et de bibliothèques dans Marseille.
Sans pour autant abandonner totalement le web, d’autres explorent des territoires numériques plus inattendus. Prenez Poetical, un projet éditorial qui consiste à insérer directement dans l'agenda numérique des utilisateur·ices des textes choisis : essais, poèmes, citations ou fragments d'articles, transformant le calendrier personnel en véritable espace de lecture. L'avantage de cette stratégie ? Elle détourne un outil purement utilitaire en support de diffusion, échappant ainsi aux filtres des plateformes traditionnelles pour s'immiscer naturellement dans le quotidien des lecteur·ices.
Les rédactions pourraient aussi jouer un rôle pédagogique en expliquant à leur audience comment désactiver certains filtres, utiliser des outils alternatifs ou configurer leurs appareils pour recevoir l’information telle qu’elle a été pensée.
Mais est-ce suffisant ?
Ces alternatives, aussi inventives soient-elles, restent marginales. Prenons l'exemple des calendriers : bien moins pratiques que les boîtes mail, ils ne peuvent absorber le même volume d'informations. Là où un·e utilisateur·ice peut s'abonner à des dizaines de newsletters, il paraît impensable qu'autant de médias encombrent son agenda personnel.
Et surtout : demander aux rédactions de repenser entièrement leur modèle de distribution revient à leur faire porter seules le poids d’un déséquilibre structurel. Comment rivaliser avec les milliards de dollars investis par la Silicon Valley dans des systèmes toujours plus performants et la « merdification » galopante d’Internet ? D’autant que les usages continuent de se concentrer sur les réseaux sociaux, pendant que les audiences de sites et d’applis s’érodent lentement mais sûrement.
Réguler, plutôt qu’innover seul·e
Au-delà de la créativité éditoriale ou technique, l’enjeu est éminemment politique et juridique. Qui possède les contenus utilisés pour entraîner les IA ? Comment assurer une juste rémunération des éditeurs ? Quelle transparence sur les algorithmes de tri et de recommandation ?
Pour l’instant, les grandes entreprises de l’IA avancent sans obstacles majeurs, remportant même leurs premières victoires juridiques, en s'appropriant massivement les contenus journalistiques pour leur entraînement sans compensation au titre du « fair use » et en profitant d’un certain flou juridique qu’il semble urgent de combler.
L’IA s’impose comme une obligation, plus qu’une option. « Renoncer à l'IA n'est pas chose facile », observe le chercheur James Jin Kang, qui plaide notamment pour une reconnaissance pour le droit de refuser l’IA. « Les gouvernements, les entreprises et les communautés doivent élaborer des politiques qui non seulement réglementent l'IA, mais respectent également les libertés individuelles. Les citoyen·nes doivent avoir la possibilité de vivre sans IA, sans être victimes de discrimination ou d'exclusion des services essentiels ». Il en va de même pour l’accès à l’information.
Pour aller plus loin
- Internet nous échappe, comment se le réapproprier ? Dans ce tour d'horizon, nous dressons les initiatives pour préserver un lien direct avec nos audiences.
- Pour un circuit court de l’audience. Face à la puissance des plateformes, nombreux sont les médias qui ont perdu la main sur leurs audiences. Rédactions, équipes produit et édito, et si on reprenait le contrôle ?
- Notre guide pour mieux comprendre l’Internet décentralisé et pourquoi une partie de la presse s’y intéresse.
Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté et de la newsletter des 10 liens.
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