Impossible d’aborder la géopolitique contemporaine sans évoquer Gérard Chaliand, disparu le 20 août 2025. Politologue, géostratège, voyageur infatigable et observateur lucide des conflits, il a marqué plusieurs générations par ses analyses percutantes et son approche humaniste. À l’heure où le monde semble plus instable que jamais, ses écrits résonnent avec une actualité brûlante, qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine, des tensions au Moyen-Orient, des crises migratoires ou du terrorisme. Mais par où commencer dans une bibliographie aussi riche que variée ? Voici notre sélection, certes subjective et non exhaustive, des meilleurs livres de Gérard Chaliand à lire absolument, pour comprendre les ressorts cachés des conflits et les dynamiques qui façonnent notre époque.
Anthologie mondiale de la stratégie
Publié aux éditions Bouquins, cet ouvrage rassemble, pour la première fois, les écrits militaires majeurs de l’Antiquité gréco-latine, des stratèges occidentaux modernes, mais aussi les contributions souvent méconnues des Chinois, des Indiens, des Byzantins et des musulmans. En près de 1 500 pages, Chaliand, géostratège et fin connaisseur des conflits, offre une vision panoramique et inédite de l’art de la guerre à travers les âges et les civilisations.
L’originalité de cette anthologie réside dans son approche résolument universelle : elle brise le carcan eurocentriste pour révéler la richesse des pensées stratégiques asiatiques, arabes ou turques, trop souvent négligées. Chaque extrait, soigneusement sélectionné, éclaire les constantes et les évolutions de la réflexion militaire, de Sun Tzu à Clausewitz, en passant par les traités byzantins ou les manuels mongols.
Le Savoir de la peau
Gérard Chaliand signe, avec Le Savoir de la peau, un autoportrait sans fard. Le géostratège voyageur, passé par la plupart des guérillas du XXᵉ siècle, déroule une vie au pas de course : terrains brûlants, idées froides, phrases nettes. C’est du vécu, pas du storytelling : mémoire nerveuse, regard d’acier, tendresse rare mais précise. Paru chez L’Archipel en 2022, le texte reparaît en poche chez Points (novembre 2024), confirmant sa portée durable.
On lit Chaliand comme on suit une carte : lignes de front, détours, embuscades intellectuelles. Il ne romance pas ; il transmet un sens du réel, peau contre peau avec l’Histoire. Au fil des pages, un art de la décision sous pression, une éthique du terrain, et l’obsession de comprendre plutôt que juger. Pour qui veut saisir comment s’écrit la politique du monde au ras du sol, ce livre est un sismographe indispensable.
Le Grand Tournant géopolitique
Le Grand Tournant géopolitique, de Gérard Chaliand (préface de Hubert Védrine), incarne une réflexion puissante sur la fin de l’ordre occidental et l’essor de l’Asie-Pacifique. Dans cet essai publié en mars 2025, l’auteur cartographie la transition vers un monde multipolaire où la Chine et l’Inde émergent tandis que l’Occident décroit démographiquement.
Chaliand rassemble ses articles les plus marquants pour proposer un guide lucide — et nécessaire — de cette nouvelle donne géopolitique : alliances tactiques comme celle entre Moscou et Pékin, montée des technologies et de l’intelligence artificielle, menaces climatiques ou conflits irréguliers façonnant le destin collectif.
La précision du propos, la culture géopolitique aiguisée et l’œil de témoin averti font de ce livre un outil précieux pour décrypter les mutations du XXIᵉ siècle.
La Pointe du couteau
La pointe du couteau, mémoires de Gérard Chaliand (Robert Laffont, 2011 ; Points, 2013), est un livre foutrement vivant. Chaliand, aventurier obstiné et géostratège lucide, nous entraîne dès ses débuts à 18 ans, en Algérie, dans une quête d’absolue liberté loin des carcans intellectuels.
Entre petits boulots, poésie et engagements irréductibles (réseau Jeanson, soutien au FLN, combats en Guinée-Bissau auprès d’Amílcar Cabral), le récit s’écrit dans la fulgurance d’une vie bousculée.
La plume de Chaliand est nerveuse, décentrée, toujours portée par une curiosité féroce : un autoportrait où l’histoire, les luttes de libération et sa soif d’émancipation se mêlent pour composer un apprentissage du monde furieusement contemporain.
Géopolitique des empires
Géopolitique des empires, de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, propose une fresque vertigineuse sur 6 000 ans d’histoire impériale, depuis Sargon en Mésopotamie jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Publié en version poche par Flammarion (collection Champs, janvier 2024), l’essai interpelle sur la géographie, l’industrialisation, l’urbanisation comme forces structurantes des empires – mais aussi sur le déclin de l’État-nation face aux puissances comme les États-Unis ou la Chine.
Le ton est limpide, la narration glisse, ponctuée de cartes éclairantes et d’un temps long qui corrige notre court-termisme contemporain. On y lit une mise en perspective nécessaire : comprendre les dynamiques passées pour mieux anticiper la géopolitique de demain.
Mémoire de ma mémoire
Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand (Julliard, 2003 ; Points, 2014), est un récit poétique et lucide, où l’Histoire se fait intime. L’auteur retrace l’héritage du génocide arménien – cette « mémoire de ma mémoire » qu’il a fini par accepter après vingt ans de silences.
S’appuyant sur sa rigueur d’historien et l’urgence poétique d’un témoignage tardif, Chaliand mêle fragments familiaux, reconstitutions et évocations mesurées de l’« ivresse des massacres » et de « la fureur de la destruction ». Le récit s’impose par sa dépouillement stylistique : en une centaine de pages, l’“amont nocturne” de sa saga, l’écho violent des années 1915-1916, le caillot transmis au poing dès la naissance, tout est là.
La langue est nerveuse, émouvante sans pathos : Chaliand transforme l’absence en mémoire vivante, là où “ce qui n’a pas été consigné n’existe pas ” résonne comme un appel à ne jamais oublier.
Histoire du Terrorisme
Histoire du Terrorisme. De l’Antiquité à Daech, sous la direction de Gérard Chaliand et Arnaud Blin (Fayard, 2015 ; Pluriel, 2016), est une fresque érudite qui traverse les siècles pour mieux éclairer le présent. Depuis l’Antiquité jusqu’aux djihadistes contemporains, ce monumental essai combine essai, manuel et atlas, intégrant discours, manifestes et textes théoriques rarement traduits, de Bakounine à Ben Laden.
Les auteurs déconstruisent en profondeur les représentations du terrorisme, allant de la violence latente aux stratégies symboliques. Cette histoire rigoureuse et richement documentée devient une véritable encyclopédie du terrorisme, indispensable pour comprendre l’évolution de ce fléau global.
Dans le style vif et engagé cher à Libération, cet ouvrage impose son rythme dense et son regard lucide. Il invite à sortir des réactions instinctives pour analyser, avec rigueur, un phénomène qui construit et fracture notre monde. Indispensable, tout simplement.
Une histoire mondiale de la guerre
Une histoire mondiale de la guerre, de Gérard Chaliand (Odile Jacob, 2014, collection Poches), offre une traversée ambitieuse et érudite des cultures militaires qui ont façonné l’Eurasie, de l’Assyrie à nos conflits contemporains. Homme de terrain et stratège, Chaliand bouscule l’eurocentrisme en explorant les traditions martiales de la Syrie à la Mongolie, en passant par la Turquie, la Chine ou l’Afghanistan — un panorama stratégique souvent négligé dans les récits classiques.
Son essai, dense mais accessible, est une somme précieuse pour comprendre l’origine des guerres actuelles à l’aune de l’histoire longue. Il transcende les frontières, mettait en lumière les dynamiques entre nomades et sédentaires, et invite à repenser les conflits avec nuance et profondeur, loin de la doxa politique immédiate.
C’est un livre essentiel, aussi stimulant qu’indispensable — pour qui veut voir la géopolitique sous un jour radicalement neuf.
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