J’ai grandi dans le centre de la France, sur une terre entourée de vieilles montagnes et de volcans endormis.
J’ai grandi avec la légende d’un héros. Un héros qui, lui aussi, était né et avait grandi sur une terre entourée de vieilles montagnes et de volcans endormis. Un héros de deux mondes : la France et l’Amérique.
Laissez-moi vous raconter son histoire.
Il a été élevé par sa mère et ses tantes. À 19 ans, il entendit parler d’hommes audacieux qui combattaient pour la liberté et la démocratie de l’autre côté de l’Atlantique. Il défia son supérieur, monta à bord d’un navire à Bordeaux, et débarqua près de Georgetown, en Caroline du Sud. Il se tint aux côtés des patriotes américains. Il combattit avec eux. Il se lia d’amitié avec George Washington. Il se rapprocha de Thomas Jefferson, qui rédigeait la Déclaration d’Indépendance. Souvenez-vous de ces mots :
« Nous tenons ces vérités pour évidentes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables ; que parmi ceux-ci figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Notre jeune homme rapporta ces paroles puissantes en France. Et, trois jours avant la prise de la Bastille, il rédigea la première ébauche de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui disait :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »
Cette histoire est l’histoire de La Fayette. C’était il y a 250 ans. Et, en fait, nous célébrons aujourd’hui, 25 septembre, le 249e anniversaire de la décision du Congrès de mandater Benjamin Franklin pour négocier un traité avec la France afin d’assurer l’indépendance américaine. Les paroles puissantes de Jefferson et de La Fayette ont traversé l’épreuve du temps.
Un siècle et demi plus tard, la même histoire se reproduisit, mais dans l’autre sens. Dans la nuit de pleine lune du 6 juin 1944, des milliers de jeunes Américains embarquèrent pour les plages de Normandie, où beaucoup verseraient leur sang.
Pour libérer la France de l’oppression.
Pour la même raison qui avait poussé La Fayette à traverser l’Atlantique.
Alors réfléchissons un instant. Pourquoi ces jeunes hommes ont-ils traversé l’Atlantique et risqué leur vie ? Pourquoi ont-ils fait cela ? Qu’est-ce qu’il faut pour les y decider ?
Il faut une idée simple. Une idée que la France et les États-Unis défendent depuis plus de deux siècles. Une idée qui a tant apporté au monde et qui tient en un seul mot : démocratie.
Le pouvoir de la démocratie
Lorsque la démocratie est bien établie, elle constitue effectivement le cadre institutionnel le plus propice à la prospérité, au bien-être et à la paix.
Ce n’est pas une opinion. C’est une affirmation fondée sur des recherches scientifiques.
Que nous apprennent ces recherches ?
Le professeur Andrei Shleifer de Harvard, l’économiste le plus cité au monde avec plus de 400 000 citations, a fourni de nombreuses preuves démontrant que la tradition juridique est un moteur essentiel du développement d’un pays. Lui et ses coauteurs ont montré que l’état de droit conduit à une meilleure protection des investisseurs, à des marchés financiers plus profonds et plus larges et, en fin de compte, à une croissance économique plus forte. L’intuition est simple. Si la propriété privée est protégée. Si la propriété intellectuelle est protégée. Alors les entrepreneurs et les innovateurs sont incités à créer de la valeur et à faire progresser les frontières du savoir.
Je viens de citer un économiste de Harvard. Permettez-moi de me tourner vers un économiste du MIT qui a eu une grande influence sur mes propres recherches lorsque j’étais professeur dans cette université. Le lauréat du prix Nobel Daron Acemoglu. Daron et ses coauteurs ont démontré que la démocratie est un facteur de croissance. La démocratisation augmente le PIB par habitant d’environ 20 % à long terme. Et ces effets sont dus à des investissements plus importants de la démocratie dans le capital, l’éducation et la santé. Dans un travail novateur, Daron a découvert que les institutions inclusives, celles qui garantissent que tout le monde profite de la croissance, sont au cœur de la raison pour laquelle certains pays s’enrichissent tandis que d’autres restent pauvres.
Certains diront que le PIB n’est pas une statistique suffisante pour mesurer le bien-être. Ils ont peut-être raison. Examinons d’autres indicateurs. Une étude publiée dans The Lancet a montré que la démocratie a un effet causal positif sur l’espérance de vie. En tenant compte d’autres facteurs, l’espérance de vie des adultes augmente de 3 % sur 10 ans dans les pays qui passent à la démocratie. Cela concorde avec la corrélation négative entre la démocratie et la mortalité infantile. Au-delà, de nombreux articles ont démontré la corrélation positive entre la démocratie et le bien-être subjectif.
La démocratie est propice à la prospérité. Au bien-être. Et la démocratie est propice à la paix. Nul besoin d’être diplômé de la Harvard Kennedy School pour voir la tendance : au cours des 80 dernières années, aucune démocratie mature n’est jamais entrée en guerre avec une autre. Plus important encore, la démocratie a servi de modèle de base pour construire l’ordre international sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale. Lisez la Charte des Nations unies, signée il y a 80 ans à San Francisco. Vous y reconnaîtrez les paroles de Lafayette et de Jefferson.
Vous y verrez les trois piliers de la démocratie que j’ai mentionnés, transposés au niveau international, entre les nations :
Le premier est celui des droits fondamentaux : l’intégrité territoriale et l’autodétermination.
Le deuxième est celui du « une nation, une voix », chaque pays disposant de la même part de pouvoir à l’Assemblée générale.
Le troisième est celui de l’État de droit, les mêmes règles s’appliquant à toutes les nations.
Le premier objectif des Nations Unies était de maintenir la paix et la sécurité internationales. Cela a-t-il fonctionné ? Oui, bien sûr !
Le principe directeur de l’intégrité territoriale a rendu très coûteuse pour tout pays l’invasion de ses voisins. Tous les conflits n’ont pas été évités, loin de là. Mais le rôle de médiation de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité a empêché de nombreuses tensions de dégénérer en guerres ouvertes.
De plus, des recherches ont montré que les missions de maintien de la paix de l’ONU et d’autres activités de consolidation de la paix conduisent à une diminution de la violence, à une amélioration des droits de l’homme et à des environnements post-conflit plus stables. Elles conduisent à une diminution des conflits. Qu’elles constituent clairement un moyen rentable d’accroître la sécurité mondiale.
Prospérité, bien-être, paix. La démocratie a tant apporté à notre civilisation.
Pourtant, partout où je regarde, les droits fondamentaux sont remis en cause, l’État de droit est contesté. Partout où je regarde, je vois la démocratie sous le feu des critiques.
La démocratie sous le feu
De l’extérieur, les autoritaires ont leur stratégie. Ils craignent la démocratie comme les vampires craignent la lumière du soleil. C’est pourquoi ils la vident de son essence, ils sapent sa force. Lorsque vous ne croyez pas en la capacité de votre peuple à relever les défis que chaque nation doit surmonter, vous pouvez vous convaincre que la concentration du pouvoir est la solution.
Adieu, État de droit. Adieu, droit international. Adieu, dialogue et multilatéralisme.
Ils murmurent une idée pernicieuse à des oreilles serviles : abandonnez les principes qui régissent notre vie depuis des décennies, car eux seuls peuvent rapidement remédier aux frustrations que la démocratie libérale a suscitées chez tant de citoyens. Mais le temps révèle la vérité, et avec le temps, nous voyons à quel point le pouvoir a été retiré au peuple.
Le scénario des autoritaires est toujours le même :
- Déguisement : un dictateur présenté comme un président « démocratique » élu
- Diviser : la crise est un business – attiser les séparatistes ici, inventer un « État profond » là.
- Détruire : d’abord l’État de droit, puis les freins et contrepoids, l’indépendance de la justice, les juges eux-mêmes, les journalistes, les scientifiques, les universitaires.
- Proclamer la victoire : car, comme ils le disent, les élections sont une perte de temps.
- Même Star Wars connaît le scénario. Dark Sidious, le seigneur noir des Sith, montre comment une galaxie peut passer de la démocratie à la dictature en quatre étapes. Facile et reproductible.
- Première étape : se déguiser en sénateur.
- Deuxième étape : créer une fausse menace séparatiste.
- Troisième étape : se débarrasser de l’Ordre Jedi, le contre-pouvoir ultime.
- Quatrième étape : déclarer la fin de la République et l’avènement de l’Empire « pour des raisons de sécurité ».
- À mon avis, Benjamin Franklin aurait sans doute brandi un sabre laser vert.
Heureusement, le retour des Jedi met fin à tout cela.
Mais ce scénario est de moins en moins une fiction.
Prenez Vladimir Poutine. La raison derrière ses guerres coloniales – en Géorgie en 2008, en Ukraine depuis 2014 – est simple : la démocratie. Le choix des Géorgiens et des Ukrainiens de se tourner vers l’Europe menaçait de propager la démocratie. Il a donc mis en place de faux fronts séparatistes pour justifier la violation du droit international. Il a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine et a tenté de manipuler les élections en Allemagne, en Roumanie et en Moldavie.
A-t-il réussi ? Non.
Y parviendra-t-il ? Certainement pas.
Pourquoi ? Parce que la démocratie est une idée. On ne peut pas bombarder une idée, ni anéantir par des drones la volonté d’un peuple de décider de son destin.
Au-delà de l’Ukraine, Vladimir Poutine vise l’Union européenne elle-même, un projet intrinsèquement démocratique. Il la déteste, et il déteste ce qu’elle représente. Et il n’est pas le seul.
En tant que dirigeant politique français, je constate que les dirigeants autoritaires gagnent du terrain partout dans le monde, y compris en Europe. Dès qu’ils s’emparent du pouvoir, ils craignent avant tout une chose : la propagation de la démocratie à l’intérieur de leurs frontières et chez leurs voisins. Ils la redoutent comme on redoute un virus mortel. Rien ne les effraie plus que sa diffusion. Ils sont prêts à tout pour l’empêcher : recours à la force brute, chantage, désinformation, manipulation électorale. Le champ de bataille de la démocratie n’a pas seulement changé ces dernières années, il s’est étendu à de nouveaux domaines, notamment les réseaux sociaux.
Voici un point crucial : trop souvent, nos démocraties continuent de voir le monde à travers un prisme purement matériel. Cela doit changer. Les forces qui veulent faire tomber la démocratie ont reconquis le champ de bataille de l’esprit, l’espace narratif. Elles se sont installées dans un domaine que trop de dirigeants démocratiques ont abandonné : la spiritualité – non pas en tant que religion sectaire, mais en tant que capacité à imaginer un projet politique qui permette aux gens de servir une cause qui les dépasse.
Je constate également des attaques venant de l’intérieur.
Dans les démocraties matures d’Europe et d’Amérique du Nord, la plus grande menace vient moins des coups d’État que des dirigeants élus ou susceptibles d’être élus. Les aspirants hommes forts instrumentalisent les émotions, utilisant des algorithmes pour amplifier la colère et la peur, et transforment la politique en un théâtre permanent d’indignation. L’un des principes fondamentaux de la démocratie, la protection et le respect des minorités, se transforme en un phénomène bien identifié par Alexis de Tocqueville : la tyrannie de la majorité.
Au sein de nos démocraties, les adversaires progressent. Ils ne cherchent pas simplement à occuper des fonctions, ils cherchent à s’approprier l’histoire que nous nous racontons, les règles qui nous lient et les arbitres qui veillent à l’équité du jeu.
Leur objectif est simple : s’emparer du pouvoir en vidant de son sens le consentement. Et ils ont une méthode.
Tout d’abord, les freins sont brisés.
Les limites sont constamment testées, des liens géopolitiques surprenants avec des forces autoritaires étrangères apparaissent, les plateformes sont transformées en accélérateurs et les lignes rouges de la souveraineté sont brouillées, qu’il s’agisse de la frontière d’un voisin, d’une île contestée, d’une banquise stratégique ou d’un canal étroit. Le message est constant : la force l’emporte sur la loi, l’audace l’emporte sur la responsabilité.
Ensuite, l’espace public est réduit et saturé.
Ils étouffent le débat en exerçant des pressions sur la presse et en harcelant ceux qui rapportent les faits. La propagande est blanchie par des intermédiaires « privés » ; les campagnes sont imprégnées de désinformation, désormais amplifiée par l’intelligence artificielle. L’objectif n’est pas de persuader, mais d’épuiser : rendre la vérité inconnaissable, faire en sorte que les citoyens se sentent seuls.
Ensuite, ils criminalisent la dissidence.
Les opposants, les ONG et les défenseurs des droits peuvent entendre frapper à leur porte : perquisitions, poursuites judiciaires, intimidation déguisée en maintien de l’ordre public. La liberté d’expression est rejetée comme un luxe réservé aux périodes plus calmes ; la conformité est présentée comme un devoir civique. Les données sont effacées, certains sujets de recherche sont interdits, les subventions aux projets qui ne servent pas le discours officiel sont supprimées, les enseignants doivent faire attention à ce qu’ils disent.
Ils faussent le vote.
La violence rôde aux abords des bureaux de vote ; des candidats sont rayés des listes électorales ; des journalistes et des électeurs sont menacés. Le scrutin est truqué à l’avance et le résultat, s’il est gênant, est contesté après coup. Les universités, les régulateurs et les médias publics sont infiltrés jusqu’à ce que la résistance devienne un rituel et non plus une réalité.
Ils brisent la séparation des pouvoirs.
Le pouvoir exécutif prend de l’ampleur, la loi est contournée. Les juges sont remplacés ou intimidés ; les tribunaux sont soumis à des pressions ; les organismes de lutte contre la corruption sont vidés de leur substance ou utilisés comme des armes contre les détracteurs. L’arbitre devient joueur ; le règlement, une arme.
Et enfin, la loyauté prime sur le mérite.
L’économie est refaite pour devenir une machine à favoritisme : contrats, crédits, allégements fiscaux pour les amis ; points d’étranglement pour les dissidents. L’innovation se flétrit, et dans le silence qui s’ensuit, la répression prend de l’ampleur.
Au bout de cette route se trouve une conclusion plus sombre : la démocratie est naïve, l’idéal de Lafayette est obsolète. Elle devrait être remplacée par un régime illibéral, une « monarchie des PDG », afin de mettre fin à ce qui est décrit comme une expérience ratée de 200 ans : la démocratie.
Je me demande parfois si les personnes qui développent de telles idées se rendent compte qu’elles nient une période qui correspond plus ou moins à la durée de vie des États-Unis.
Je me demande s’ils réalisent que cette « expérience » a fait des États-Unis le grand pays qu’ils sont aujourd’hui, en deux siècles.
Je me demande s’ils considèrent chaque homme et chaque femme comme des concitoyens.
Une monarchie de PDG, cela semble trop scandaleux pour être vrai ? Je crains que ce ne soit pas le cas.
Le soutien à la démocratie a rarement été aussi faible.
L’année dernière, l’indice de démocratie de The Economist a de nouveau chuté pour atteindre son niveau le plus bas depuis sa création en 2006.
Depuis le milieu des années 1990, le mécontentement à l’égard de la démocratie a augmenté d’environ 10 points de pourcentage pour atteindre 58 %. Cette hausse est particulièrement marquée depuis 2005, année où la proportion de citoyens mécontents était beaucoup plus faible, à 39 %.
Et cette augmentation a été particulièrement prononcée dans les démocraties développées.
Voici la question la plus importante de notre époque : pourquoi les ennemis de la démocratie progressent-ils ?
Pour beaucoup, la démocratie semble trahir ses promesses : liberté, sécurité, épanouissement et, bien sûr, recherche du bonheur. La question qui se pose à la table du dîner est simple : « Mes enfants auront-ils une vie meilleure que la mienne ? » Malheureusement, trop de citoyens ne peuvent répondre « oui » avec certitude.
Les gens en ont assez des grands principes qui ressemblent à des slogans, des formalités administratives qui brouillent les rôles, des déficits associés à la baisse des services publics. Les déclarations grandiloquentes ne servent à rien si rien ne change sur le terrain. La démocratie devrait être quelque chose que l’on peut ressentir au quotidien. Personne ne donne son cœur à une constitution ou à un projet de loi. Nous le donnons à une démocratie vivante, qui se manifeste dans l’équité quotidienne, dans les voix entendues, dans les promesses tenues, dans l’amélioration de la vie, autant de preuves discrètes qui unissent un peuple.
À l’heure actuelle, trop de citoyens dans les démocraties matures sont las, frustrés, blasés, épuisés, déçus, fatigués.
Il s’agit clairement d’une lassitude démocratique. C’est ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est ce qui rend nécessaire le soulèvement de tous les défenseurs de la démocratie. Là encore, la résignation ne peut prévaloir et chacun a un rôle à jouer pour défendre le pouvoir.
Il s’agit d’une érosion silencieuse de la confiance, d’un lent affaiblissement du cœur civique, lorsque la promesse d’une autonomie gouvernementale résonne comme un écho plutôt que comme un appel.
La lassitude démocratique
La lassitude démocratique est liée à de nombreux sentiments mitigés :
Le sentiment que les citoyens ne sont pas entendus. Que les questions qui leur tiennent à cœur ne sont jamais abordées. Qu’une élite lointaine, à Paris ou à Washington, décide pour