L’annonce, le 13 octobre 2025, du prêt pour cinq ans à la France et - incidemment de l’achat - du Désespéré de Courbet par de musée de Doha (Qatar) pose un certain nombre de questions.
Le tableau, présenté au musée d’Orsay par une ministre de la Culture et une première dame enjouées, voire hilares, a fait l’objet d’un communiqué de l’AFP où la présidente du conseil d’administration du Qatar Museums Authority, Sheykha Al-Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al Thani, dit sa "fierté de savoir que cette œuvre voyagera régulièrement entre Doha et Paris" et sa "conviction [d’inspirer] les futures générations de directeurs et de conservateurs à concevoir la culture comme une force qui dépasse les murs de leurs institutions". Cette déclaration était à prendre, on va le voir, au pied de la lettre.
La figure d’expression de Courbet sera exposée dans l’Art Mill Museum de Doha, futur musée d’art contemporain et moderne du Qatar, tout occupé à convertit sa rente pétrolière en rente patrimoniale. En attendant l’achèvement de la construction du musée à l’horizon 2030, le chef-d’œuvre sera donc exposé à Paris.
Des observateurs en ont déduit - en l’absence de précision donnée par le communiqué - qu’un certificat de sortie du territoire, obligatoire pour l’exportation de tout tableau dépassant une valeur de 300 000 euros (ce qui est nécessairement le cas ici), avait été délivré par le ministère de la Culture, ce qui aurait constitué un scandale considérable. Ce certificat doit, en effet, être refusé si l’œuvre a "un intérêt majeur pour le patrimoine national" (article L. 111-1 5° du code du patrimoine), fait indiscutable vu la qualité et la notoriété de la toile, l’une des plus fameuses du XIXe siècle. L’octroi du certificat de libre exportation était ainsi peu probable.
Son refus également... En effet, une fois la demande de certificat rejetée, l’œuvre acquière ipso facto la qualité de "trésor national". Elle est alors interdite de sortie du territoire pour une durée de 30 mois, le temps de déclencher une procédure d’acquisition "tenant compte des prix pratiqués sur le marché international" (art. L. 121-1 du code du patrimoine). Ce prix sera donc nécessairement proche de celui payé par le Qatar pour l’acquisition de l’œuvre.
Il peut être payé grâce au système de défiscalisation des trésors nationaux, permettant à une société de déduire 90 % du prix de l’œuvre acquise pour le compte de l’Etat de son impôt sur les sociétés. La collectivité rembourse ainsi en définitive l’essentiel du mécénat, l’entreprise mécène devant cependant décaisser la totalité de la somme, avance de trésorerie particulièrement utile. Pourtant, ce mécanisme n’a jamais compensé l’extrême faiblesse du budget d’acquisition des musées nationaux et territoriaux français, de l’ordre de 10 millions d’euros par an, quand certains musées étrangers (américains ou émiratis) disposent, à eux seuls, de dix à cent fois plus ! Sites & Monuments proteste chaque année, lors des auditions parlementaires sur les projets de loi de finances, contre ce chiffre dérisoire et dangereux.
Le ministère de la Culture aurait ainsi probablement eu les plus grandes difficultés à réunir le budget d’acquisition nécessaire, d’autant que les entreprises généralement sollicitées pour l’achat des trésors nationaux subissent les effets de la crise (notamment LVMH). Mais il ne pouvait pas, pour autant, délivrer le fameux certificat d’exportation...
L’idée fut alors, manœuvre audacieuse, de considérer que le tableau n’avait pas été "définitivement exporté", bien qu’en réalité destiné à être exposé à mi-temps dans le musée qatari qui en est le légitime propriétaire !
Présentation du Désespéré de Courbet à Orsay par Mesdames Rachida Dati, ministre de la Culture, et Brigitte Macron.
Ainsi, le musée d’Orsay précise à La Tribune de l’Art que le tableau sera, après son décrochage des cimaises du musée d’Orsay, "exposé un temps [au Qatar] (sous régime d’autorisation de sortie temporaire pour exposition), puis, par rotation, entre Paris et Doha (toujours sous ce même régime)".
L’article L. 111-2 al. 4 du code du patrimoine dispose en effet, qu’"à titre dérogatoire, et sous condition de retour obligatoire des biens culturels sur le territoire douanier, le certificat peut ne pas être demandé lorsque l’exportation temporaire des biens culturels a pour objet une restauration, une expertise ou la participation à une exposition."
Le fait, pour la toile de Courbet, de rejoindre "par rotation", probablement à mi-temps, les collections du musée qatari qui en est propriétaire peut-il être pour autant assimilé à une "participation à une exposition", par nature ponctuelle ? Quelles est la répartition du temps entre Paris et Doha et quelle est la durée de la convention ? Comment garantir, à son terme, que le ministère de la Culture ne délivre pas, en catimini, le fameux certificat d’exportation, lui qui refuse obstinément, malgré des avis systématiquement positifs de la CADA, de communiquer ces documents administratifs à notre association, comme aux journalistes...
Afin d’éclaircir ces points, Sites & Monuments a demandé, le 15 octobre 2025, communication au ministère de la Culture "de la convention de prêt du Désespéré de Courbet, signée en avril 2025 avec la présidente de Qatar Museums, Sheykha Al-Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al Thani" et, une nouvelle fois, demandé de "pouvoir accéder à la « base Hermès » [des certificats délivrés par le] ministère, sous une version éventuellement bridée (si toutefois elle comporte des données relatives aux exportateurs des œuvres)".
Curieusement, cerise sur le gâteau, alors que le Courbet est réputé toujours conservé en France, celui-ci a été réputé "insaisissable" par un arrêté de la ministre de la Culture du 10 juin 2025 en application d’une loi de 1994 destinée à empêcher l’application d’un autre droit que celui du pays de conservation de l’œuvre...